Le Ménestrel

Site Hector Berlioz

Le Centenaire de Berlioz à La Côte-Saint-André

par

Julien Tiersot

Le Ménestrel, 30 août 1903, p. 275-276

Centenaire

LE CENTENAIRE DE BERLIOZ A LA COTE SAINT-ANDRÉ

    Le centenaire de Berlioz nous a ramenés à des pratiques romantiques que l’on pouvait croire abolies et en désaccord avec les mœurs prosaïques de notre XXe siècle ! A la vérité, le télégraphe et l’automobile ont joué leur rôle dans la manifestation par laquelle ont commencé les fêtes de la Côte Saint-André, et qui eut par là son côté moderne. Mais quel spectacle inaccoutumé pour nous que cette marche aux flambeaux, par la nuit noire, à travers les rues étroites de la vieille ville dauphinoise dont Berlioz est l’enfant, — toute la population, tardivement prévenue, étant restée debout et veillant pour recevoir l’artiste qui apportait l’hommage du pays de Beethoven au pied de la statue, dans la maison même où est né le glorieux maître français ! M. Weingartner a manifesté la plus vive émotion en visitant ce lieux sacré, dans le mystère et le recueillement de l’heure nocturne : nous le comprenons, et devons considérer ce témoignage qu’est venu nous apporter un des maîtres de l’Allemagne musicale, tant par sa signification que par ses côtés extérieurs, comme un des épisodes mémorables de la semaine consacrée à Berlioz.

    Dimanche 23 août, en effet, huit jours après Grenoble, c’était le tour de la Côte Saint-André de fêter l’auteur de la Damnation de Faust. Et, naturellement, il a tonné. Le programme de la journée annonçait le commencement pour neuf heures du matin : à ce moment exact, les nuages les plus sombres s’accumulèrent, les éclairs ont brillé, la pluie et la grêle sont tombées avec violence. Ce ne fut tout d’abord, à la vérité, qu’une bourrasque ; le soleil se montra de nouveau et brilla pendant quelques heures, de sorte que la partie du programme qui devait être exécutée en plein air ne fut pas trop contrariée.

    Mais, vers cinq heures du soir, alors que plusieurs milliers de personnes, accourues de toutes les parties de la région pour entendre la musique de Berlioz exécutée pour la première fois, cent ans après sa naissauce, dans le pays où il a reçu le jour, se pressaient sous le vaste toit d’une halle monumentale, disposée pour la circonstance en salle de concert, l’ouragan se déchaîna de nouveau avec violence, et ne s’arrêta plus jusqu’au lendemain. Et de nouveau le spectacle eut grand caractère, celui de cette foule populaire, massée dans le clair-obscur de la salle rustique, à la charpente massive, haletant en écoutant les hantises de la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, tandis qu’au dehors les éléments étaient déchaînés ! A un certain moment, on a remarqué que le tonnerre roulait en mesure !…

    M. Camille Saint-Saëns, que les représentations de Béziers avaient empêché de se rendre à Grenoble, avait annoncé qu’il se rendrait aux fêtes de la Côte Saint-André, dont on lui avait réservé la présidence. Un nouvel obstacle ne lui permit pas de réaliser cette intention, mais il envoya le discours qu’il avait préparé, et qui a été lu, au pied de la statue de Berlioz, par M. Henri Meyer, maire de la Côte Saint-André. Nous en détachons les intéressants souvenirs que voici :

Le Berlioz que j’ai connu ne ressemblait guère à celui dont la figure un peu âpre est arrivée jusqu’au public. C’était un être bon, affectueux, très original sans doute et sarcastique à l’occasion, mais appelant irrésistiblement la sympathie de qui pouvait l’apprécier ; celle qu’on lui témoignait lui était d’autant plus douce qu’il était trop souvent en butte à des sentiments contraires. Il en souffrait visiblement, bien qu’il ne voulût pas en avoir l’air…

    Après avoir constaté que l’œuvre de Berlioz fut sacrifiée, de son vivant, à des engouements que rien ne justifiait, l’orateur ajoute :

Jamais Berlioz ne s’est consolé de ne pouvoir donner les Troyens à l’Opéra, seul cadre où ils auraient pu se déployer à l’aise et briller de tout leur éclat. On ne les connaît pas, et on ne les connaîtra jamais, car la présence de l’auteur leur fera défaut maintenant pour la mise au point d’une œuvre qu’on est habitué à regarder sous un faux jour. Ce n’est pas lui qui aurait permis d’étaler, en une soirée entière, avec de longs entr’actes, les trois petits tableaux de la Prise de Troie, qui devait sombrer sous le poids de cette exécution pompeusement maladroite.

    M. Saint-Saëns conclut en ces termes :

J’ai consacré le culte de sa mémoire, et je serais complètement satisfait des hommages qu’on lui rend si je ne le voyais pas qualifié parfois de précurseur. Il n’a été le précurseur de personne ; il est Lui, et il fut l’initiateur incomparable de toute la génération à laquelle j’appartiens. Il a ouvert la porte d’or par laquelle s’est échappé, pour envahir le monde, l’essaim des fées éblouissantes et enchanteresses de l’instrumentation moderne ; il a donné l’admirable exemple d’une vie entièrement consacrée à l’art pur. Gloire à lui, gloire à jamais !

    Remarquons, en terminant ces citations, que les trois plus illustres maîtres français de notre époque ont tenu à honneur, en cette année du centenaire, de rendre par la parole un solennel hommage à Berlioz. C’était, à Grenoble, M. Ernest Reyer, célébrant une fois de plus la gloire de celui qu’il a toujours reconnu pour son maître ; c’est maintenant à la Côte Saint-André, l’auteur de Samson et Dalila ; et déjà, il y a plusieurs mois, c’était, à Monaco, M. Massenet. Touchant et unanime témoignage d’artistes de génies pourtant bien divers ! Et combien de jeunes sont de cœur avec eux ! Suivant l’expression de M. Reyer, tous ceux « qui ne nient pas la lumière » sont parmi eux ; et ce n’est que justice, car, M. Saint-Saëns l’a dit à son tour, « il fut l’initiateur incomparable de toute la génération qui l’a suivi ». Et surtout, il fut Lui. Quelle plus admirable place aurait pu souhaiter un artiste dans l’évolution de l’art de son siècle ?

    Ce n’est pas dans ce compte rendu sommaire qu’il est possible de parler comme il faudrait du musée de souvenirs qu’on a, dans cette même journée, inauguré dans une salle de la maison où est né Hector Berlioz. L’installation en est encore bien restreinte, car, malgré la bonne volonté et le dévouement de ceux qui ont pris à tâche de mener à bien cette fondation d’art : la maison Berlioz à la Côte Saint-André, — comme il y a la maison Beethoven à Bonn et la maison Mozart à Salzbourg, et de même, à Paris, la maison Victor Hugo, — il n’a pas encore été possible de donner toute l’extension désirable à leur projet, qui n’est autre que le rachat total de la maison, sortie depuis longtemps de la famille Berlioz. Il faut citer, parmi les notables habitants du pays qui ont eu cette pieuse pensée et en ont commencé la réalisation, MM. Henri Meyer, président, F. Rocher, vice-président, et Jean Celle, secrétaire archiviste. Les reliques et les documents rassemblés par ce dernier constituent déjà une collection des plus intéressantes, et qui s’enrichira facilement. Nous en détacherons seulement aujourd’hui le texte d’une lettre inédite, déposée au musée, qui nous apporte un nouveau témoignage des amertumes dont Berlioz fut abreuvé sa vie entière : cette confidence poignante est adressée, presque à un inconnu, un poète de province qui lui avait envoyé une pièce de vers écrite en son honneur.

MONSIEUR,

Recevez mes sincères et vifs remercîments pour les vers que vous m’avez adressés. Ils m’ont causé le seul instant de douce joie que j’aie éprouvé depuis longtemps. Vous ne pouvez savoir de quel prix est pour moi une sympathie spontanée et franche comme la vôtre, parce que vous ignorez le poids du rocher que je roule dans mon Tartare, et qu’il est des douleurs, d’ailleurs, qu’il faut renoncer à décrire et à faire comprendre à autrui, même aux poètes.

Si je parviens à obtenir un instant de répit, je vous écrirai pour que je puisse vous tendre la main, vous remercier encore et vous assurer que j’ai compris le mouvement qui m’a valu votre épître.

En ce moment, je vis comme un loup blessé et saignant, solitaire au fond d’un bois ; les travaux forcés de mes concerts peuvent à peine m’arracher à ma sombre inertie et j’agis comme un somnambule.

Excusez-moi et faites des vœux pour que je puisse bientôt vous écrire, ou plutôt aller vous voir ; ce jour-là vous me pardonnerez peut-être la réserve forcée où je me renferme aujourd’hui. La plupart des forçats sont plus libres et plus heureux que moi.

Adieu, Monsieur, croyez à toute ma reconnaissance.

HECTOR BERLIOZ, 1er février 1845.

A M. Gustave Boutry-Boissonade, (1)
Rue de la Pompe, 6, à Passy.

    Le concert qui a eu lieu à la fin de la journée a clos dignement cette belle manifestation. Il a été donné par une jeune et excellente société musicale, la « Symphonie Lyonnaise », qui, sous la direction vraiment artistique de M. Mariotte, professeur du Conservatoire de Lyon, a fait entendre aux compatriotes de Berlioz les meilleurs fragments de son œuvre : ouvertures, symphonies, et (nous l’avons déjà citée) l’admirable et saisissante Marche funèbre pour Hamlet, d’autant mieux à sa place ici qu’écrite au lendemain de la mort du docteur Berlioz, elle semble comme une oraison funèbre consacrée par son fils à une mémoire respectée de tous, aujourd’hui encore, à la Côte-Saint-André. M. Commène a interprété avec charme l’exquis tableau primitif du « Repos de la Sainte Famille », dans l’Enfance du Christ ; enfin, Mlle Éléonore Blanc s’est montrée digne de l’honneur qui lui est échu d’être la compatriote de Berlioz en chantant, dans le meilleur style, et de la voix la plus pure, des mélodies, et l’air de la Damnation de Faust : « D’amour, l’ardente flamme » ; ce dernier morceau, accompagné par un excellent cor anglais, a valu aux interprètes, comme à l’œuvre, un triomphe inoubliable, et a produit sur l’auditoire la plus vive émotion.

    Passons sur les fautes de goût et les petits côtés. Il nous est pourtant difficile de ne pas protester contre l’introduction, dans un tel programme, de chœurs d’orphéon, vraiment par trop déplacés. D’autre part, imitant la réserve de l’annaliste italien, je dirai : Lascio la politica ovella sta, sans pouvoir cependant m’empêcher de constater que, du premier jusqu’au dernier jour, aucun des représentants élus de la population dauphinoise n’a daigné faire acte de présence aux fêtes célébrées à la mémoire de Berlioz. On avait constaté naguère une abstention analogue à l’inauguration de la statue de Balzac, à Paris. Il peut être permis de regretter que les représentants de la nation se désintéressent d’une façon si absolue des hommes qui sont ses gloires les plus pures. Au reste, on n’en a été que plus tranquille. En cette fête de Berlioz, il n’a été question que de musique et de Berlioz : cela vaut mieux assurément. Une population entière, celle de ses compatriotes, ayant appris son nom il y a peu de temps, a été admise à connaître enfin son œuvre, et l’a acclamée : cela vaut mieux que tout.

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(1) L’original de cette lettre a été donné par M. Boissonade à M. Colonne [CG no. 938].

JULIEN TIERSOT.

Voyez aussi sur ce site:

Berlioz: Pionniers et Partisans: Julien Tiersot
Berlioz et Grenoble
La ville natale de Berlioz — La Côte Saint-André
Un document autographe de Felix Weingartner  

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