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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 10 DÉCEMBRE 1846 [p. 1-2]

LA DAMNATION DE FAUST,

Légende en quatre parties, musique de M. Hector Berlioz.

Compte-rendu de la première exécution

par

E. DUCHESNE*

    « Mais, Monsieur, me disait en sortant un vieil amateur, ultra-mélodiste s’il en fût, au demeurant le meilleur homme du monde, je ne puis pourtant pas accepter cette violence faite à mes habitudes, à des habitudes, Monsieur, qui datent de la première représentation de Zémire et Azor. Je ne connais en musique que deux genres : la symphonie ou la musique dramatique ; et quoique MM. Weber et Meyerbeer me l’aient tant gâtée, cette pauvre musique dramatique, et que les usurpations de l’orchestre sur le chant ne connaissent plus de bornes, cependant il faut bien marcher avec son siècle, et je me suis laissé conduire l’autre jour à la 275e représentation de Robert-le-Diable. Vous voyez qu’après tout je suis de bonne composition, et qu’avec moi on finit toujours par s’entendre ; mais comment voulez-vous que je m’entende avec Berlioz ? Cet homme-là a tout bouleversé ; au lieu d’écrire des symphonies comme tout le monde, et de marcher religieusement sur les traces d’Haydn, qu’a-t-il fait ? du fantastique, toujours du fantastique ; il nous a raconté les souffrances et les angoisses de la vie d’artiste ; quelle folie ! comme si tout le monde ne savait pas qu’il n’y a personne sur la terre de plus heureux que ces messieurs-là, et que leurs jours et leurs nuits ne sont qu’un orgie continuelle ! Mais voici bien autre chose : ce n’est pas assez d’avoir transporté son orchestre dans des régions où certes je ne le suivrai pas, il faut maintenant que M. Berlioz invente un genre nouveau, comment dirai-je ? le drame-symphonie, la musique-costume, la musique-décors, la musique changement-à-vue ? Ma foi ! je n’ai pas assez d’imagination pour m’élever à cette hauteur-là, et j’aime trop mon plaisir pour accepter en échange de toutes les richesses de la mise en scène ce gradin fort peu pittoresque qui remplit le théâtre, ces bandes de choristes en robes de toutes couleurs et en habit noir, et la tenue de soirée d’ailleurs parfaitement irréprochable de Mme Duflot-Maillard et de MM. Roger et Hermann-Léon. Moi, voyez-vous, je n’aime que le clair, le positif, le carré : les symphonies d’Haydn, ou les opéras de Grétry, voilà des mélodies, voilà des chants que chacun emporte chez soi, et que de mon temps vous entendiez fredonner dans toutes les rues. Que diable voulez-vous que je trouve à fredonner dans la Damnation de Faust ? Ah ! Monsieur, comment peut-on écrire des chansons à boire après celle de Richard Cœur-de-Lion, « Que le Sultan Saladin… » Voilà de la gaîté, voilà de l’entrain !… »

    Heureusement que nous nous trouvions alors à un coin de rue qui séparait nos deux itinéraires, car je me souciais peu d’écouter sub Jove frigido le pot-pourri de l’ancien répertoire que mon bon vieil amateur allait commencer. Et puis que lui répondre ? Pourquoi ne pas lui laisser ses goûts, ses souvenirs et ses regrets, qui ne sont, à tout prendre, que le regret de la jeunesse envolée, des beaux jours perdus, de la grâce, de la fraîcheur, de l’amour évanouis ? A quoi bon d’ailleurs ces querelles de genres, de système ? Le domaine de l’art est assez vaste pour que tous les esprits et tous les cœurs s’y meuvent à l’aise sans se heurter ; son histoire ancienne, son histoire moderne ouvrent à tous les yeux leurs pages respectables ou brillantes, et, quant à ces prophètes de l’art, à ces précurseurs qui, le regard intrépidement fixé sur l’avenir, franchissent d’un bond les temps et les espaces, avant-garde inspirée à qui Dieu a permis de devancer de loin l’humanité dans sa lente et pénible route, comment espérer que la foule les comprenne tout d’abord, qu’elle partage leur enthousiasme et les suive avec transport ? N’est-ce pas déjà beaucoup que nos Galilée modernes n’aient plus à démêler avec l’inquisition ? Paix donc à tous les hommes de bonne volonté ; ne damnons pas ceux que nous ne pouvons convertir. Plaignons les aveugles, plaignons surtout les entêtés ; le succès rend la modération facile, et l’œuvre nouvelle de M. Berlioz vient d’en obtenir un trop complet, trop éclatant pour que ses amis ne regardent pas désormais comme à l’abri de toute atteinte le triomphe d’une cause qui se défend si magnifiquement elle-même.

    Essayons de recueillir nos impressions et d’analyser les quatre grands tableaux que M. Berlioz a empruntés au chef-d’œuvre de Goethe :

    Première partie. — Faust est seul dans les champs ; l’amertume de sa tristesse s’adoucit aux rayons du soleil matinal, au souffle de la brise qui chante dans les astres et dans les roseaux ; son cœur s’épanouit à la bienfaisante influence de la nature, à la voix douce et grave de la solitude. Pendant que le philosophe désenchanté de la science humaine se repose un instant sur le sein de la mère commune, il entend dans le lointain des chants et des danses de paysans ; bonheur facile, joie insouciante, contre lesquels il échangerait mille fois ces trésors stériles de savoir qui ont desséché son âme et troublé son esprit ! Mais la ronde villageoise passe, sans emporter avec elle le souci qu’elle a réveillé ; la gloire aura-t-elle plus de pouvoir sur Faust ? Voici, du fond de la plaine, de vaillans soldats qui s’avancent ; ils marchent fièrement au combat, enseignes déployées, et portant déjà la victoire dans leurs yeux. Faust jette sur eux un froid regard ; insensible à la gloire, à l’image sacrée de la patrie, il s’éloigne, morne et silencieux.

    La pastorale par laquelle s’ouvre la première scène a la couleur suave et mélancolique que réclamait la situation ; les harmonies champêtres qui font d’une matinée du mois de mai la fête la plus délicieuse que le ciel puisse donner à la terre, empruntent à la rêverie de Faust cette tristesse pleine de charme dont nous pénètre souvent le spectacle de la nature ; c’est l’alto et le violoncelle qui dessinent le motif de cette douce élégie ; peu à peu, à mesure que d’adoucissent les sentimens exprimés par le chant, vous entendez s’éveiller toutes les voix de la campagne ; vous sentez s’exalter dans cette fermentation de l’orchestre la contemplation extatique du philosophe ; et lorsque éclate, dans les notes élevées de la voix, cette phrase :

Des cieux la coupole infinie
Laisse pleuvoir mille feux éclatans,

les violons attaquent avec vigueur le thème jusque là resté dans la demi-teinte. A cette explosion, vous reconnaissez la lumière qui vient répandre sur le paysage la vie et l’amour. Ecoutez, dans ces capricieuses arabesques qui se glissent sur les cordes à peine effleurées, frissoner la brise, s’enfuir le ruisseau ! Ecoutez les oiseaux qui saluent l’aurore ; ne retrouvez-vous pas leurs gazouillemens confus dans ces petits cris des chanterelles si doucement détachés sur le murmure harmonieux qui s’exhale de toutes les parties de l’orchestre ? Et remarquez que tous ces effets ne sortent pas du caractère de l’accompagnement : la voix se déploie sans effort sur ce fond si riche, et pourtant si clair ; nul embarras, nulle obscurité au milieu de ces mille détails dont la disposition savante fait partout valoir le chant sans le contrarier jamais. Et que cette mélodie est touchante dans sa simplicité sévère !

    Peut-être la ronde qui suit gagnerait-elle à quelques modifications que nous nous permettons de soumettre à M. Berlioz. Son intention a été évidemment de faire contraster avec la méditation de Faust la gaîté naïve des paysans, mais elle nous semblerait plus franchement remplie si cet allegretto à six-huit ne commençait pas par trois mesures écrites en mi mineur, un des tons les plus plaintifs. Je sais bien que la transition en majeur secoue cette langueur du début, mais à ce ton joyeux succède un modulation en si quelque peu tourmentée ; il est vrai que le refrain en sol majeur, énergiquement accentué par l’entrée des voix de basse, rétablit l’entrain campagnard et le maintient jusqu’à la fin de l’air de danse qui s’enchaîne au couplet ; mais, quelque frappantes que puissent être les oppositions résultant de quatre tonalités diverses introduites ainsi dans ce petit morceau, nous n’en croyons pas moins qu’il y a ici une prodigalité harmonique à laquelle Mozart et Beethoven ne se sont pas laissé aller lorsqu’ils ont écrit le chœur de villageois du premier acte de Don Juan et la danse champêtre de la Symphonie pastorale.

    Nous attachons quelque importance à cette critique, et nous désirons que M. Berlioz y trouve une preuve de notre consciencieuse sympathie ; car nous ne sommes pas de ceux qui voudraient le renfermer dans un sanctuaire accessible seulement aux initiés ; notre ambition va plus loin, nous voulons pour lui les applaudissemens de la foule.

    Voici, par exemple, un chef-d’œuvre instrumental qu’elle a déjà consacré de ses suffrages enthousiastes et qui est destiné à une célébrité européenne : c’est la marche guerrière dont M. Berlioz a trouvé le thème en Allemagne, où il est fameux sous le nom de Rakoczy, diamant brut qui entre ses mains est devenu un joyau inappréciable. Quellle verve étincelante ! quel rythme entraînant ! Certes, si les vieux Hongrois que ce chant guerrier menait autrefois au combat, et qui l’exécutaient sur leurs grands hautbois à la tête des régimens, avaient pu entendre l’admirable poëme militaire que l’auteur de Faust en a fait jaillir, la Hongrie aurait eu son Tyrtée ! La première reprise en la mineur est d’une fierté d’allure inexprimable ; à la seconde, une brillante transition en mi majeur fait éclater l’allégresse belliqueuse qu’enflamme l’approche de l’ennemi ; cette fougue semble se calmer un instant dans la reprise suivante, à laquelle le ton de la majeur et les sons liés des violons donnent une sérénité riante : c’est le calme de la force sûre d’elle-même. Mais bientôt les trombones déterminent une modulation impérieuse en ut naturel, d’où rebondit tout à coup, sur un rapide accord de septième diminuée, le motif du majeur. Cette transition est éblouissante : on croirait assister à un de ces mouvemens prompts comme la foudre, qui, dans les manœuvres d’une armée, changent en un clin d’œil le front de bataille. Cependant le bruit du canon se fait entendre. En avant, soldats ! en avant ! Le rhythme s’anime, une péroraison brûlante reprend le thème de la marche, le fait passer par les plus véhémentes combinaisons, jusqu’à ce qu’enfin l’orchestre haletant frappe l’accord final qu’ont couvert les transports et les cris d’admiration de la salle entière. Il est inutile de dire que sans pitié pour ce brave orchestre et pour son intrépide chef, la marche hongroise a été redemandée et exécutée une seconde fois avec plus de résolution et plus de vigueur encore que la première.

    Deuxième partie. — Rentré dans son cabinet de travail, Faust, que la paix des champs n’a pu consoler, succombe à son découragement ; il va demander à la mort la fin de ses douleurs…. Mais l’hymne de la fête de Pâques retentit soudain dans l’église voisine ; la coupe empoisonnée échappe à la main du malheureux ; les pieuses croyances de sa jeunesse rentrent en foule dans son âme, les larmes coulent de ses yeux. Le ciel va le reconquérir, quand Méphistophélès apparaît tout à coup : il n’est que trop facile au mauvais génie de ressaisir son pouvoir sur le faible philosophe, et il l’entraîne vers les plaisirs inconnus dont il lui promet de l’enivrer. Le cabaret, ses chansons et sa joie grossière offrent peu d’attraits à Faust ; le démon essaie de l’amour, et dans un songe enchanté il fait voir au docteur l’image de Marguerite. Faust s’éveille hors de lui ; cette ravissante jeune fille que lui a montrée son rêve, il faut qu’elle existe, il faut qu’elle soit à lui….. Méphistophélès se charge de tout, et à la faveur de la nuit, en se mêlant avec Faust aux soldats et aux étudians qui rentrent dans la ville, il se dirige vers la maison de Marguerite.

    Le récitatif de Faust est accompagné d’une manière très originale. Nous ne croyons pas qu’avant M. Berlioz aucun compositeur ait imaginé de dessiner sur une fugue instrumentale cette déclamation notée. Rien n’est plus propre à exprimer le vide où Faust se débat que cette lutte engagée entre ces instrumens qui poursuivent, sans pouvoir le saisir et s’y reposer, le thème fugitif qui leur échappe toujours : le sujet de la fugue est d’ailleurs d’une mélodie très expressive, il sort des profondeurs des contre-basses pour faire gémir les altos et les violoncelles ; ses accens douloureux s’unissent à la voix sans qu’on puisse soupçonner par quelle difficultés d’harmonie il a fallu passer pour arriver à cet accompagnement si poétique, si vrai, et dont nous ne connaissons pas un second exemple dans toute la musique dramatique. Permis à la vieillerie scolastique qu’on appelle la fugue de se montrer dans une œuvre musicale quand elle y entre avec tant d’art et d’à-propos.

    Les critiques qui reprochent à M. Berlioz d’abuser à tout propos de l’effet, ont dû être quelque peu décontenancés de la modération extrême avec laquelle il a profité de celui que lui offrait tout naturellement la situation de Faust rappelé par l’hymne de la fête de Pâques à la foi de son enfance ; nous ne pouvons que louer l’auteur de s’être privé de l’orgue placé dans la coulisse, dont cette scène eût sans doute légitimé l’emploi ; il faut laisser l’orgue à l’église ; mais nous serions tenté de croire que M. Berlioz a ici poussé trop loin l’horreur de la vulgarité et le parti pris de rester simple tout en ne cessant pas d’être original. Les sons des cloches que Faust entend dans l’église voisine ne sont rendus que par un pizzicato de contre-basses ; mais, à ce compte, il faudrait, pour rester dans une vraisemblance suffisante, que le chœur Christ vient de ressusciter fût placé derrière le théâtre, ou que du moins il fût tellement adouci, qu’il n’arrivât aux oreilles de Faust et à celles de l’auditoire que comme un écho des chants religieux qui célèbrent la résurrection du Fils de Dieu. Je m’explique très bien les difficultés qui ont pu s’opposer à l’arrangement que j’indique ; mais je persiste à croire que cette péripétie, aussi importante dans la partition de M. Berlioz que dans le drame de Goethe, produirait, grâce à cet artifice, une impression bien plus profonde. Le bel air de Faust :

O souvenirs ! ô mon âme tremblante,
Sur l’aile de ces chants vas-tu voler aux cieux ?

se détacherait d’ailleurs bien plus nettement sur ce chœur lointain, et une des plus belles inspirations de cette second partie serait mise dans le relief désirable ; tous ces élans entrecoupés, étouffés par les larmes, auxquels Roger a donné une expression si pathétique,

    La foi chancelante
Revient, me ramenant la paix des jours pieux,
    Mon heureuse enfance…
    La douceur de prier…
    La pure jouissance
    D’errer et de rêver…

seraient alors clairement entendus, et l’intérêt de la scène s’élèverait à toute sa hauteur. M. Berlioz sera très probablement de notre avis : sous souhaitons seulement que cette manœuvre chorégraphique, sur laquelle nous attirons son attention, ne soit pas tout simplement impossible.

    Rien n’est plus suave que l’air chanté par Faust, après que l’hymne de Pâques a cessé de retentir. Ce n’est pas l’explosion de la joie, c’est un retour à la vie dans lequel la douleur laisse encore une longue et profonde trace. Ce cœur flétri qui recommence à battre, cette lumière pure qui se dégage peu à peu des ténèbres, ont inspiré à M. Berlioz et à Roger des accens qui vont à l’âme.

    Mais écoutez cet accord strident qui tranche comme un coup de hache les aspirations de Faust vers le ciel ! Comme cette brusque apparition de Méphistophélès est vigoureusement indiquée ! Ne le voit-on pas s’élancer du sein de la terre ou d’une fente de la muraille, et ici, de bonne foi, le décor ajouterait-il beaucoup à l’illusion ?

    Louons sans réserve le chœur des buveurs au milieu desquels le démon conduit d’abord le philosophe. Bien que les premières mesures soient écrites en ut mineur, ton assez peu bachique, la couleur n’en est pas moins de la plus grande vérité. La gaîté du cabaret ne doit pas avoir la fraîcheur et la franchise de cette chanson villageoise qui tout à l’heure animait sur la pelouse les danses des paysans ; il faut bien que les lourdes vapeurs du vin et même la fumée de la pipe s’y fassent quelque peu sentir : Téniers et Hoffmann ne désavoueraient pas les buveurs de M. Berlioz. Les deux chansons du rat et de la puce sont déjà presque populaires ; la première découpe, sur un rhythme à deux-huit, ses notes martelées ; c’est d’une bonne grosse jovialité allemande : Henri l’a parfaitement comprise et rendue. La chanson de la puce, au contraire, est d’une élégance moqueuse, et l’accompagnement en est on ne peut plus piquant ; les violons ont surtout certaines notes sautillantes qui ont fort réjoui l’auditoire.

    La scène change, et l’orchestre nous transporte sur les bords fleuris de l’Elbe, au milieu des bosquets où, dans un songe enchanté, Méphistophélès doit révéler Marguerite à Faust. On sait avec quelle rare intelligence de toutes les ressources instrumentales M. Berlioz traite les contrastes de ce genre ; mais jamais il n’a réuni autant d’invention et de clarté. D’abord une phrase de violon, rapide et légère comme un vol d’oiseau, nous montre le docteur et son guide diabolique emportés dans les airs ; peu à peu le mouvement s’arrête ; sur les notes hautes de la chanterelle se dessinent de molles ondulations dont les balancemens gracieux, entremêlés de trilles de flûte, s’abaissent lentement vers les octaves inférieures, pendant que Faust et Méphistophélès descendent sur la terre ; cette transition est d’une finesse exquise, et notre pauvre prose n’a certes pas la prétention d’en traduire toutes les délicatesses. Un solo de clarinette, auquel le timbre du chalumeau imprime à la fois une langueur voluptueuse et une malice infernale, amène l’invitation au sommeil, dans laquelle se retrouve cette double expression, grâce aux artifices d’un accompagnement où les sons voilés des trombones s’unissent à la voix séduisante du tentateur. Le chœur des esprits de l’air qui berce les rêves de Faust aurait un grand charme, si les choristes pouvaient prendre une fois sur eux de chanter piano et sortir de ce détestable juste-milieu entre la force et la douceur, qui est devenu pour eux une habitude presque invariable. En général, le choriste va l’amble ; il ne sait ni marcher ni galoper, et les compositeurs seuls pourraient vous dire dans quelles crises nerveuses les jette cette allure entêtée dont leurs interprètes ne se départent presque jamais. Parlez-moi des instrumentistes ; voilà des vrais sylphes, voilà des esprits dociles au moindre signe de la baguette du magicien ; avec quelle perfection ils exécutent cette valse aérienne qui a soulevé les mêmes transports que la marche militaire ! Avec quelle ténuité ils en déroulent les spirales infinies que font étinceler ça et là d’un reflet fugitif les sons harmoniques de la harpe ! Une pareille féerie se dérobe à l’analyse ; autant vaudrait chercher à fixer dans l’air le parfum qui s’envole sur l’aile du vent.

    Disons, à l’honneur des choristes, qu’ils ont pris leur revanche dans le double chœur qui termine la second partie, et que nous regardons sans contredit comme le meilleur morceau d’ensemble de la partition. Le chant des soldats est d’un excellent caractère ; c’est un six-huit énergiquement accentué, à côté duquel la chanson latine des étudians étale sur un rhythme plus vif et plus tranché sa fatuité pédantesque. L’idée de faire entendre à la fois ces deux chœurs dont le premier est en si bémol, et le second en ré mineur, est fort ingénieuse ; cette intelligente confusion, sans rien coûter à la pureté de l’harmonie, donne à la conclusion de cette scène un éclat étrange, qui attire et déroute agréablement l’oreille, jusqu’au moment où les deux masses vocales se fondent dans une même tonalité.

    Troisième partie. — A la faveur de la nuit Faust s’est introduit dans la chambre de Marguerite ; et pendant que Méphistophélès et ses follets célèbrent par leurs chants et par leurs danses l’hymen coupable qui s’apprête, les deux amans oublient et la nuit qui s’enfuit, et la vieille mère que les cris des voisins vont réveiller, et le monde entier : le démon les arrache à cette ivresse, et il entraîne Faust malgré sa résistance.

    La ballade du Roi de Thulé, que Marguerite chante, en tressant ses nattes, a fourni à M. Berlioz l’occasion d’une petite mystification, d’ailleurs fort innocente, à laquelle, pendant son dernier voyage en Allemagne, les admirateurs de Weber se sont laissé prendre. Il l’avait donnée comme une œuvre de l’auteur du Freyschütz, découverte dans ses papiers, et, ce qui ne nous surprend pas du tout, les plus fins connaisseurs s’y étaient trompés : le succès avait été immense, et quelques Allemands de la vieille roche n’avaient pu résister au plaisir d’insinuer poliment à M. Berlioz que jamais un Français n’écrirait une semblable mélodie : Weber seul avait pu trouver ce chant gothique, si simple, si coloré, si touchant !…….. Eh bien ! il faut convenir que ces dignes Allemands valent mieux que nous ; quand ils ont connu le véritable auteur du Roi de Thulé, ils n’en ont pas moins applaudi la ballade ; en eussions-nous fait autant ? Toujours est-il que nous l’avons trouvée charmante ; l’accompagnement d’alto principal lui donne un cachet d’adorable naïveté, et c’est assurément un des morceaux dont nos pianos, nos femmes, nos sœurs et nos filles vont le plus ardemment s’emparer.

    Si vous voulez savoir jusqu’où est poussée en France la perfection de l’orchestre, allez entendre l’Evocation des Follets, qui suit la ballade de Marguerite, et, je vous en préviens, vous n’en croirez pas vos oreilles ; ce pétillement d’étincelles harmonieuses que se disputent avec une prestesse vraiment magique les violons, les altos et surtout la petite flûte, confondra votre imagination. Ah ! monsieur Rémusat, je crains bien que vous n’ayez fait quelque pacte avec le diable, pour avoir ce coup de langue vraiment infernal ! M. Berlioz a placé ici un pendant délicieux à la valse des sylphes : c’est une danse de follets, mais d’un caractère tout à fait neuf. Ces lutins railleurs ne s’amusent-ils pas à parodier le menuet ? Voyez-vous cette troupe fantasque qui, sur ce trois-temps magistral, se fait de grandes révérences, ces follets en robes à panier et en ailes de pigeon ! Il est vrai que de temps en temps la nature reprend le dessus, et que la bande tout entière se met tout d’un coup à tourbillonner autour de la maison de Marguerite, comme un tas de feuilles sèches au souffle du vent d’automne ; mais c’est l’affaire d’un instant, une mesure à peine enlevée à la danse, et chacun reprend sa place. Et tout cela instrumenté avec un goût, une fantaisie ! La sérénade de Méphistophélès n’a peut-être pas une couleur assez diabolique ; je la voudrais moins gracieuse et plus en situation ; du reste, elle se relève bien à la ritournelle instrumentale que termine ce cri singulier jeté par les follets.

    Il y a certainement de très belles parties dans le duo de Faust et Marguerite ; je me permets néanmoins d’y trouver un défaut. Je ne prétends pas sans doute que tous les morceaux de ce genre doivent être jetés dans le même moule ; pourtant il est des règles fondées sur l’expérience et dont on ne s’écarte pas sans danger ; je crois, par exemple, que le compositeur doit user très sobrement du dialogue, du chant alterné. Peut-être M. Berlioz lui a-t-il fait la part bien large. Le duo dont je parle ressemble trop à une conversation. L’ardeur de Faust, le pudique amour de Marguerite y sont, j’en conviens, heureusement exprimés ; mais l’union des voix, l’ensemble, eût, à mon avis, produit plus d’effet. Le trio de Faust, de Marguerite et de Méphistophélès est court et animé, ainsi que l’exigeait le mouvement de la scène ; il s’arrête un instant, et avec un grand bonheur, sur une phrase des plus touchantes :

Te reverrai-je encor, heure trop fugitive
Où mon âme au bonheur allait enfin s’ouvrir ?

et il se dénoue par une strette véhémente à laquelle s’enchaîne le final, qu’une exécution plus satisfaisante permettra bientôt au public de mieux apprécier.

    Quatrième partie. — Faust est plus que jamais en proie à ses cruelles rêveries : l’amour de Marguerite ne suffit plus à remplir son âme, et pendant qu’elle l’attend avec angoisses, il traîne son ennui au milieu des forêts et des cavernes. C’est là qu’il apprend de Méphistophélès que son amante, accusée d’avoir empoisonné sa mère, vient d’être condamnée à mort ; à cette affreuse nouvelle, la passion de Faust se ranime, et pour sauver la malheureuse enfant, il se donne au démon, qui, au lieu de la conduire vers Marguerite, l’entraîne aux enfers.

    L’air de Marguerite, par lequel commence cette quatrième partie, me semble la mélodie la plus heureuse de l’œuvre tout entière. La brûlante mélancolie de l’amour, les tourmens de l’absence, les regrets, le souvenir de l’amant aimé, n’ont jamais trouvé d’accens plus vrais, plus énergiques. Et quel charme ajoute encore à ce morceau l’accompagnement de cor anglais que Vény fait valoir avec une passion et une sensibilité au-dessus de tout éloge !

    Dans l’invocation à la nature, le compositeur ne l’envisage plus comme la douce et bienfaisante consolatrice de l’homme ; c’est sa force, c’est son impénétrable immensité qu’il s’attache à peindre. Ce tableau, rapproché de la pastorale de la première partie, offre une étude des plus intéressantes. Ici les teintes se sont assombries ; l’harmonie, la forme des accompagnemens, tout est changé ; au chant des oiseaux, à la brise matinale, au réveil de l’aurore succèdent le cri des forêts profondes, l’écroulement des rochers, la fureur des torrens. La noblesse de la mélodie, la puissance de l’orchestre concourent à imprimer à cette scène une majesté sauvage, et la placent parmi les beautés musicales de l’ordre le plus élevé.

    Cette grande loi des contrastes, source de tants d’effets dramatiques, a été très ingénieusement appliquée par M. Berlioz dans la scène suivante. Pendant que Méphistophélès raconte à Faust la condamnation de Marguerite, on entend dans le lointain le son des cors. Le récitatif ironique du démon ainsi mêlé aux fanfares des chasseurs, cette folle jeunesse qui passe insouciante près de tant de misère et de désespoir, excitent la pitié et la terreur à un bien plus haut degré que ne l’eussent pu faire les convulsions et les déchiremens de l’orchestre. D’ailleurs il lui reste à franchir à ce brave orchestre, un pas terrible : la course à l’abîme le réclame, et ce n’est pas trop de toutes ses forces pour sortir vainqueur de cette épreuve. Pendant que la voix plaintive de Marguerite appelle de loin Faust à son secours, et que le hautbois se tourmente en gémissemens et en sanglots, les violons galopent à la suite des deux coursiers d’enfer qui entraînent Faust et Méphistophélès ; sur ce fond se dessinent successivement tous les épisodes du dénoûment : voyez ces femmes en prières que l’approche du damné met en fuite ; écoutez les hurlemens de ce monstre, les cris des grands oiseaux de nuit qui réclament déjà leur proie. Faust s’épouvante, s’agite, s’écrie : le démon s’arrête, et avec lui s’arrête un instant le vertige qui entraîne l’orchestre ; mais la voix de Marguerite retentit plus douleureuse…. Faust n’écoute plus que son amour ; la course recommence plus haletante, plus furieuse ; la terre tremble, le tonnerre éclate, enfin Méphistophélès l’emporte, et il plonge sa victime dans les enfers.

    Ici se développait dans l’abîme, sur la terre et dans le ciel une triple conclusion exprimée par un chœur infernal, par un récitatif, enfin par des chants célestes et par l’apothéose de Marguerite : M. Berlioz a cru devoir dimanche dernier supprimer le chœur infernal ; nous ignorons s’il le rétablira à l’audition prochaine ; mais il nous semble qu’une fois Faust damné, tout est dit, et qu’il faut craindre, en se laissant aller à l’épilogue, de refroidir le public, qui croit, au moment où le docteur disparaît dans le gouffre, avoir le dernier mot du drame.

    Nous avons essayé d’indiquer dans cette trop longue et pourtant bien incomplète analyse la portée de la dernière composition de M. Berlioz ; elle a obtenu un succès d’enthousiasme, et nous ne doutons pas qu’il n’augmente encore, lorsqu’à l’exécution prochaine, fixée au 20 de ce mois, les chœurs, mieux disciplinés, se rapprocheront de la perfection de l’orchestre et que la partie vocale pourra être jugée en complète connaissance de cause. Dès à présent, les rôles de Faust, de Méphistophélès et de Marguerite prouvent quelles richesses mélodiques récèle cette veine nouvelle qui s’ouvre dans le talent de M. Berlioz. Roger a été admirable d’un bout à l’autre : suavité, énergie, puissance dramatique, sensibilité profonde, il a montré réunies dans un harmonieux ensemble toutes les qualités qui font le tragédien lyrique. Mme Duflot-Maillard possède une belle voix de mezzo-soprano qui aurait encore besoin d’être un peu assouplie dans ses cordes hautes, mais dont cependant elle tire un parti remarquable. Ce n’est pas sans doute la blonde et frêle Marguerite de Goethe et de Scheffer, mais qu’importe ! Hermann-Léon a chanté le rôle difficile de Méphistophélès avec intelligence et fermeté ; son succès sera plus grand, s’il peut y mettre plus de vivacité et d’entrain.

    M. Berlioz conduisait en personne ; l’orchestre et son chef ont été dignes l’un de l’autre : c’est tout dire.

E. D.

Journal des Débats, 21 décembre 1846, p. 2

    La seconde exécution de la Damnation de Faust a confirmé aujourd’hui, de la manière la plus éclatante, le succès que la nouvelle partition de M. Berlioz avait obtenu il y a quinze jours. Nous ne dirons pas que l’orchestre s’est surpassé lui-même, car il est impossible de rien ajouter à la perfection ; mais les chœurs ont fait de notables progrès, et les applaudissemens du public ont plus d’une fois récompensé leur zèle. Grâce à ces intelligens efforts, la partie vocale du Faust s’est à peu près élevée à la hauteur où les épreuves suivantes ne peuvent manquer de la maintenir. Ces belles mélodies deviendront claires, sans rien perdre de leur originalité, et nous verrons s’accomplir pour M. Berlioz cette double destinée musicale dans laquelle il vient de faire un pas si glorieux, et selon nous si décisif. Roger, quoique remis à peine d’une indisposition récente, a chanté et joué son rôle avec une passion, une sensibilité et un dévouement qui prouveraient, si nous ne le savions déjà que chez ce charmant artiste le cœur est au niveau du talent. Hermann-Léon, maître cette fois de son émotion, a donné au caractère de Méphistophélès une ironie et une puissance que Bertram-Levasseur n’eût pas désavouées ; il a été très fréquemment et très légitimement applaudi. Sa piquante sérénade a obtenu les honneurs du bis. Il est inutile d’ajouter que la Marche militaire et la Walse des Sylphes ont été, comme la première fois redemandées avec acclamations. Nous ne doutons pas qu’une véritable popularité n’attende cette œuvre si franche et si hardie, et, nous le répétons, nous comptons pour elle sur les suffrages du juge qui vaut mieux que les plus fins connaisseurs, sur les suffrages de tout le monde.

Note: Sur Joseph-Esprit Duchesne (1804-1878), ami de Berlioz et auteur de plusieurs articles sur lui dans le Journal des Débats, dont un sur le Requiem datant de 1852, voir la note à ce dernier article. L’article reproduit ci-dessus concerne la première exécution de la Damnation de Faust donnée le 6 décembre 1846 à la Salle Favart (Opéra-Comique). Duchesne connaissait visiblement bien la partition et a dû assister aux répétitions; la partition était alors encore inédite mais le livret avait été publié avant la mi-novembre 1846 (voir la New Berlioz Edition [NBE] tome 8b, p. 484). Le lecteur constatera que le compte-rendu par ailleurs très détaillé de Duchesne ne dit rien de deux morceaux de l’ouvrage: la fugue des buveurs sur le mot Amen dans la deuxième partie, et l’air de Faust Merci doux crépuscule au début de la troisième. Le silence de Duchesne sur l’air de Faust surprend, mais quant à la fugue sur Amen il s’explique aisément: bien qu’écrite en novembre 1846 (NBE tome 8b pp. 480, 550, 553) la fugue et les récitatifs qui l’encandrent ne figuraient ni dans le livret publié avant la première exécution ni dans les parties d’orchestre préparées pour cette exécution (NBE tome 8b pp. 457 [anglais] et 464 [français]).

    Duchesne assista également à la deuxième exécution de la Damnation dans la même salle le 20 décembre, comme le montre une lettre de Berlioz qui lui est adressée le jour-même (CG no. 1086), dans laquelle Berlioz le prie d’insérer quelques lignes sur cette exécution dans le Journal des Débats. Le lendemain (21 décembre) paraissent les quelques lignes sur la seconde exécution de l’ouvrage qui sont reproduites ci-dessus; bien que non signées elles sont très vraisemblablement de la plume de Duchesne, puisqu’elles font suite à son premier article du 10 décembre et suivent de près les recommendations de Berlioz dans sa lettre.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 11 décembre 2016.

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