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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 27 JANVIER 1852 [p. 1-2].

REVUE MUSICALE.

ERNST.

Son premier concert.

    Nous allons aujourd’hui, si vous le voulez bien, parler de musique seulement. Je n’ai rien de mieux à faire, pas le moindre drame lyrique à vous raconter. Je ne puis vous donner que de très insignifiantes nouvelles des quatre théâtres où se triture la matière musicale : l’un va très bien, l’autre assez mal, celui-ci pis encore ; le quatrième ne va pas du tout. D’où je conclus que si trois théâtres lyriques sur quatre sont dans la misère, il faut incessamment en ouvrir un cinquième, en attendant le sixième, auquel on songe depuis longtemps, et dont le besoin se fait de jour en jour plus généralement sentir. Les chanteurs surabondent, on le sait ; ils se trouvent à tous les coins de rue, prêts à demander aux directeurs la bourse et la vie ; les musiciens ne vont que par troupes, comme les grues et les canards sauvages ; quant aux compositeurs, ce n’est pas la peine d’en parler : il est de notoriété publique que ces gens-là sont les derniers dont il faille s’inquiéter, qu’il y en a beaucoup trop, et que leur tâche, quand on a besoin d’eux, est toujours assez tôt et assez bien remplie.

    Le futur directeur du futur cinquième ou sixième théâtre lyrique n’a-t-il pas d’ailleurs un portier quelconque ? Or, si en se faisant la barbe un matin, cette idée vient à lui traverser la cervelle : « Qu’est-ce que je donnerais bien le mois prochain à mes abonnés ?…. Aurais-je encore besoin, par hasard, d’une nouvelle partition ? Il n’est que trop vrai ; quel malheur !….Toujours devoir songer à ces niaiseries-là !…. Enfin, puisqu’il le faut…. (Il appellera son portier : ) François !…. — M’sieu ? — Ta fille n’est-elle pas élève du Conservatoire ?…. — Oui, M’sieu : à preuve qu’elle vient d’avoir le premier prix de piano. — Eh bien, tu dois savoir la musique ; fais-moi vite un opéra en cinq actes, et tâche de me trousser cela gentiment. — Mais, M’sieu…. — C’est bon ! tu auras vingt francs par acte, des billets d’auteur à chaque représentation, tu pourras vendre ton ouvrage à quelque éditeur, si tu en trouves un qui la veuille acheter, et si elle réussit, cela te fera honneur dans le quartier. Voilà qui est convenu. Décampe. Il me faut la chose pour la semaine prochaine. »

    On dit que la salle du sixième théâtre lyrique est déjà en construction près de la barrière du Trône ; d’autres disent à la barrière du Combat.

    Revenons à la musique.

    Ernst vient de donner son premier concert avec un éclat extraordinaire. Grand et beau public, confortable recette, applaudissemens sans fin, rappels, larmes, exclamations d’étonnement, rien ne lui a manqué. Il a dû presque se croire à l’une de ses splendides soirées de la salle des Nobles ou du grand théâtre de Saint-Pétersbourg. Enfin voilà la glace rompue. Depuis dix ou onze ans, il refusait de se faire entendre à Paris. Il avait peur de notre public, et bien à tort selon moi ; car ce public français des concerts sérieux est intelligent, et sensible, il se montre rarement accessible aux préventions injustes dont quelques artistes l’accusent, et, en tout cas, il en revient promptement et n’est ensuite que plus chaleureux à venger de ses propres dédains l’artiste qu’il a méconnu. Il est d’ailleurs si peu nombreux ! Cent cinquante personnes au plus le composent, et, mêlé à ce grand public musical de toutes les nations qui vient au concert pour entendre et non pour causer, pour voir ou être vu, soutenu, excité et guidé par cet enthousiasme exotique, il finit par s’échauffer jusqu’à la plus haute température russe, par applaudir tout comme un Viennois, et par comprendre aussi bien et mieux qu’un Bohême, bien souvent.

    Le concert d’Ernst vient d’en fournir une nouvelle preuve. Malgré les airs dédaigneux avec lesquels les belles Bohèmes, Russes et Hongroises, émues et palpitantes sous leurs diamans, considéraient le petit nombre de Parisiens réunis dans la salle de Herz ce soir-là, nos compatriotes ne se sont pas moins montrés excellens connaisseurs en applaudissant non seulement Ernst le virtuose exceptionnel, mais encore Ernst le compositeur ingénieux, gracieux et savant, celui des deux auquel, ce me semble, les étrangers n’accordent pas toute l’attention qu’il mérite. Ceux-ci avaient beau dire, à certaines explosions d’applaudissemens dont la cause leur échappait : « Ce sont des Français auxquels Ernst aura donné des billets ! » C’étaient des Français sensibles à tous les genres de beautés musicales, qui prisent la pensée autant que le sentiment, et le compositeur au moins autant que l’exécutant, des Français d’une éducation musicale peut-être plus complète que celle de leurs voisins, et dont plusieurs même avaient payé leurs places. Cette dernière excentricité se voit rarement, il est vrai, mais pourtant elle se voit encore, et sur cet article-là, les étrangers font un peu trop blanc de leur argent.

    Le concerto en fa dièze mineur qu’Ernst nous a fait entendre pour la première fois, et qu’il écrivit à Vienne il y a cinq ans, est une œuvre magistrale, au double point de vue de la composition symphonique et de l’art spécial du violon. Il présente des difficultés immenses et plus redoutables cent fois qu’aucunes de celles dont peuvent être hérissées les œuvres du même genre qui l’ont précédé. Ce sont toutefois des difficultés émouvantes et qui n’ont pas seulement pour but d’exciter l’étonnement. L’auteur les a surmontées avec un aplomb parfait et une fougue dramatique entraînante. Il se sentait sûr de lui-même et en présence d’un auditoire sympathique : condition indispensable pour la plupart des virtuoses d’une nature impressionnable, nerveuse, poétique comme la sienne, et qui se rencontre trop rarement. Dans ce concerto, le dernier trait en octaves, où la force de sonorité des deux cordes doit aller en croissant, au fur et à mesure que le solo approche de l’explosion de l’orchestre, a produit sur l’assemblée cette sorte de frissonnement que font naître seulement les choses vraiment nouvelles, hardies jusqu’à la témérité, et rendues avec un bonheur stupéfiant.

    La fantaisie sur la marche et la romance d’Otello est connue à Paris depuis longtemps ; plusieurs violonistes distingués nous l’ont fait entendre. Mais ce qu’on ignorait, ce sont les merveilles d’expression, de verve, de légèreté, de brio et d’originalité qu’Ernst y déploie ; c’est cette mélancolie profonde, cette passion désolée avec laquelle il chante la romance du Saule ; ce qu’on n’avait pas entendu, c’est cette voix mourante du violon-Desdemona, ces gémissemens que la douleur lui arrache !… C’est cette poésie de la souffrance à demi résignée. Ainsi, sans doute, Shakspeare dut rêver que l’épouse du More chanterait the Willow dans sa nuit d’agonie ; et je conçois la fureur d’une cantatrice qui, en entendant Ernst ainsi chanter un soir, à Vienne, finit, après avoir déchiré avec ses ongles le gant de sa main gauche, par se déchirer la paume de la main.

    Les mêmes qualités d’expression profonde, appliquées pourtant à reproduire une douleur d’homme et plus sombre, se sont manifestées dans l’exécution de l’Elégie, magnifique andante d’Ernst, sans orchestre, sans traits, sans contrastes, sans difficulté autre que celle d’être sublime, mais difficulté de tous les instans, de toutes les notes, inhérente au sujet du commencement à la fin, et que l’étonnant virtuose a constamment vaincue. Pendant ce déchirant lamento, comme à la romance du Saule, bien des yeux se sont mouillés et la salle a ensuite longuement retenti des acclamations de tout ce qu’elle contenait d’artistes et d’amateurs.

    Maintenant voici d’un moins haut style, mais si preste, si fin, si charmant, qu’on oublie l’autre pour un instant. L’infatigable archet court, vole, se précipite au travers des difficultés si bien déguisées mais si réelles du rondo Papageno, et en sort sans y laisser un seul de ses crins. Ernst s’est emparé des cinq notes que fait entendre sur sa flûte de Pan le Papageno de Mozart, dans la Flûte enchantée (de là le nom du rondo), et le voilà à folâtrer avec ce petit dessin diatonique que lui jette d’abord la petite flûte, qu’il lui rend aussitôt, que se renvoient ensuite successivement tous les instrumens de l’orchestre, depuis le plus aigu jusqu’au plus grave, avec mille agaceries coquettes, facéties mélodiques pleines de grâce, surprises bouffonnes, et cela dans un ordre musical parfait, sur des harmonies claires, sous un thème pimpant, original, dont le trait lilliputien de Papageno qui lui sert d’accompagnement fait encore ressortir l’allure si élégamment cavalière. Puis le violon solo, las de son jouet, l’abandonne tout à fait à l’orchestre, et part sur les ailes de la fantaisie, dessinant en sa course les plus fines arabesques, les traits de la plus exquise nouveauté, sans se plus soucier de ses esclaves, les instrumens accompagnateurs, qui, tout en continuant leurs jeux, semblent l’admirer et l’applaudir de loin.

    Ce rondo est une création symphonique. C’est neuf, c’est parfaitement écrit pour l’orchestre, et d’un intérêt musical qui se soutient depuis la première note jusqu’à la dernière.

    Des variations sur le Carnaval de Venise je ne sais trop que vous dire. C’est de la fantaisie de haut goût, où les caprices de l’inventeur se mêlent d’une façon si adroite et si rapide aux excentricités d’un prodigieux mécanisme, qu’on finit par ne plus s’étonner de rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l’air vénitien, comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissans et les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets avec des diamans. Si le conseiller Crespel, le fanatique possesseur du violon de Crémone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l’esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme n’eût pas tardé à disparaître et qu’il eût moins souffert de la mort d’Antonia.

    Maintenant voulez-vous me faire avouer qu’Ernst est un de mes amis, que j’ai pour lui une affection très vive, que nous nous sommes rencontrés en vingt endroits de l’Europe, où les divers incidens ou accidens de notre vie d’artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait d’avance établis entre nous ?… Rien ne me coûtera moins. Voulez-vous de plus me faire convenir que son talent est parfois inégal, qu’à certains jours il n’est pas en beauté, il ne ressemble plus à lui-même ; que la présence de certains individus auprès de lui, quand il joue, le trouble, le paralyse, fait dérailler son archet ; qu’il est trop téméraire parfois, trop amoureux de l’impossible ? Je n’en disconviendrai point. Mais c’est le malheur des organisations d’élite, à très peu d’exceptions près ; encore ces exceptions ne se trouvent-elles que parmi les talens corrects, grandioses, puissans, mais calmes, et chez lesquels l’exquise beauté de la forme tient souvent lieu de la justesse de l’expression, de la chaleur d’âme, de l’humour et de la passion.

    On a comparé dernièrement Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a de la justesse ; sous beaucoup d’autres et des plus importans, elle en manque tout à fait. Etudiés du point de vue purement musical, ces deux artistes diffèrent l’un de l’autre essentiellement. Chopin supportait mal le frein de la mesure ; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l’indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés raisonnables que l’art admet et que l’expression passionnée exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d’une sûreté d’allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne pouvait pas jouer régulièrement ; Ernst peut, s’il le veut, sortir pour un instant de la régularité, comme pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut l’entendre dans les quatuors de Beethoven pour l’apprécier sous ce rapport.

    Dans les compositions de Chopin, tout l’intérêt est concentré sur la partie de piano ; l’orchestre de ses concertos n’est rien qu’un froid et presque inutile accompagnement ; j’ai déjà dit que les œuvres d’Ernst se distinguent surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu’il a écrits pour son instrument avec orchestre sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités, réputées autrefois inconciliables, d’un brillant mécanisme et d’un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l’instrument solo sans exiger l’abdication de l’orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven peut-être fit-il trop dominer l’orchestre au détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst, Vieuxtemps et quelques autres.

    J’insiste donc là-dessus : Ernst, le plus charmant humoriste que je connaisse, est grand musicien autant que grand violoniste, un artiste complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les qualités vitales de l’art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est doué de cette rare organisation qui permet à l’artiste de concevoir fortement et d’exécuter sans tâtonnemens ce qu’il conçoit ; il cherche le progrès et use de toutes les provisions de l’art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue il la possède complétement. Chopin d’ailleurs était le virtuose des salons élégans, des réunions intimes ; Ernst ne redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule ; il les aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand il a deux mille auditeurs à dompter.

    On me saura peut-être gré de ne point aborder l’explication de ses procédés, de ne pas parler de sa longueur d’archet, de son staccato, de sa beauté de sons, de ses traits en double et en triple corde, de l’impétuosité de ses attaques, de l’excitante lenteur avec laquelle il fait parfois attendre la conclusion de ses points-d’orgue, du caractère spécial qu’il donne aux accens de la troisième et de la quatrième corde, de la furibonde excentricité de ses arpéges, de la folle audace de ses notes harmoniques, de son pizzicato, etc. Ces détails techniques paraissent ordinairement bien froids, et quand il s’agit des grands virtuoses ailés, peu importe de savoir comment ils marchent.

    Ernst est né en 1814, à Brünn, en Moravie. Il prit goût au violon en assistant aux leçons que prenaient ses frères aînés sur cet instrument. Il n’avait encore que neuf ans quand la méthode de violon de Léopold Mozart (le père de l’auteur de Don Juan) tomba par hasard entre ses mains et vint hâter prodigieusement ses progrès. Le premier professeur de la ville de Brünn le prit alors pour élève, et bientôt après conseilla à ses parens de l’envoyer au Conservatoire de Vienne. Il y fut admis en effet à l’âge de onze ans, et y obtint le premier prix, après six mois d’études dans la classe de Boëhm. Bientôt l’apparition de Paganini et la révolution qu’il opérait dans l’art du violon vinrent surexciter l’ardeur et accroître l’ambition de notre lauréat. Jaloux de paraître honorablement devant le maître des maîtres, l’infatigable enfant eut la persévérance d’étudier note par note les fameuses études de Paganini, compositions qui à cette époque devaient paraître aux plus habiles d’indéchiffrables logogriphes. Trompé par le mot flautato écrit en tête de l’étude en mi majeur, Ernst crut qu’elle devait être jouée entièrement en doubles sons harmoniques, et l’étudia en conséquence. Il la joua ainsi devant Paganini, qui, n’en pouvant croire ses oreilles, s’écria : « E un diavoletto ! » Ernst quitta Vienne en 1829, pour commencer à voyager. Mais ses pérégrinations ne pouvaient avoir un grand résultat, à une époque où Paganini concentrait sur lui seul l’attention de l’Europe. Arrivé à Paris en 1831, il se fit entendre pour la première fois au Théâtre-Italien, dans une représentation au bénéfice de Mme Schrœder-Devrient. En entrant en scène, il fut accueilli par un coup de sifflet qui le fit presque s’évanouir.

    L’orchestre pourtant s’étant levé en masse pour protester par ses applaudissemens contre cette insulte, Ernst reprit courage et joua avec succès. Depuis ce jour il se tint à l’écart. Après quatre années d’une retraite laborieuse, le virtuose effarouché reparut en public à Paris avec éclat, et partit presque aussitôt pour la Hollande où sa vogue fut telle qu’il y donna soixante-dix concerts en trois mois. La réputation d’Ernst était dès lors établie sur des bases solides ; il alla la faire consacrer par ses compatriotes, et depuis ce temps il n’a cessé de parcourir l’Europe avec des fortunes de plus en plus brillantes. Et c’est ainsi que j’ai pu être témoin de ses succès à Bruxelles, à Vienne, à Saint-Pétersboug et à Londres, regrettant de ne pouvoir le suivre en Suède et en Danemark, où il fit une tournée triomphale il y a sept ans. Aucun nom d’artiste n’est à cette heure plus populaire que le sien dans le monde musical des grandes capitales du nord. Cette popularité lui manquait à Paris, il l’a conquise de prime abord à son concert du 14 de ce mois, et celui qu’il annonce pour le 4 février prochain ne fera que l’accroître.

    Mmes Duflot-Maillard et Vera-Lorini chantaient ce soir-là. Après l’andante de l’air Bel raggio, de la Semiramide, qu’elle avait fort bien chanté, Mme Maillard, subitement indisposée, a dû renoncer à chanter l’allegro, ainsi que la romance de Nina, annoncée par le programme. Mme Vera a largement exécuté un air de Bellini, un peu trop haut peut-être pour sa voix de mezzo-soprano, et dit avec autant de goût que d’expression deux ravissantes mélodies italiennes de Gordigiani. La soirée s’était ouverte par l’exécution de l’admirable ouverture des Hébrides, de Mendelssohn, que l’auditoire, à l’inverse du public du Conservatoire, a chaudement applaudie.

Concert de Henri Herz.

Tribulations des artistes nomades.

    Deux jours auparavant, Henri Herz, de retour de ses voyages transatlantiques, reparaissait devant le nombreux public dont ses élèves forment la plus gracieuse partie. Que de jolies mains l’ont applaudi à sa rentrée ! que de douces voix lui ont crié : Bravo !… Je doute qu’il ait pu, en cet instant, se souvenir encore des séductions des dames de Lima et de Quito ; séductions telles pourtant, qu’au récit du plus froid voyageur qui ait tourné ou traversé les Andes, les vieillards d’Europe en ressentent l’atteinte. Son succès a été grand, surtout dans son concerto, dont les tutti ont beaucoup de mérite, et dans le rondo russe en mi naturel où l’introduction d’une clochette en ut produit un effet piquant. Quant à sa fantaisie militaire sur des thèmes de la Fille du Régiment, elle a charmé tout cet auditoire de pianistes, et les jolies mains ont redoublé d’applaudissemens et les douces voix ont demandé bis. Mlle Micheli, dont le mezzo-soprano, d’un excellent timbre, a beaucoup d’ampleur et d’éclat, a très bien chanté, et avec un beau succès, une composition de M. Delsarte, intitulée Saint Michel archange, remarquable par la largeur du style et la justesse de l’expression. Mlle Micheli va, dit-on, débuter prochainement au troisième théâtre lyrique, où elle pourra rendre de précieux services, si des rôles convenables à la spécialité de son talent et de sa voix lui sont confiés. Mme Taccani-Tasca, cantatrice italienne d’un mérite réel, bien que sa voix faiblisse quelquefois pour les notes élevées, devait chanter à ce concert, entre autres choses, les variations de Rode, où elle parvient à conjurer avec bonheur les redoutables souvenirs de l’incomparable Sontag. Elle n’a pu tenir sa promesse et Mme Statliz, élève de M. Bonoldi, a bien voulu la remplacer à l’improviste ; obligeance rare dont les donneurs de concerts sentent seuls tout le prix. Maintenant Henri Herz résistera-t-il aux instances de toutes ses admiratrices de seize ans qui lui demandent, avec de si jolies petites mines, un second concert ? C’est peu probable. S’il était capable de ne leur point céder, il mériterait d’être renvoyé en Californie parmi les sauvages, les chercheurs d’or, les barbares de toute espèce qui lui jetaient des pierres (de minerai aurifère, il est vrai), le faisaient jouer sur des débris de pianos discordans, et l’obligeaient à leur chanter l’air de Marlborough et la ronde de la Boulangère quand on n’avait pas de pianos du tout ; trop heureux d’échapper à des exigences plus extravagantes encore et semblables à celle du Sultan, qui, lors du voyage d’une chanteuse de romances à Constantinople, las d’entendre roucouler des fadeurs, interrompit la cantatrice pour faire danser son mari, ce à quoi le malheureux dut se résoudre, sous peine d’être jeté dans le Bosphore.

    Tout n’est pas roses dans le métier de musicien nomade. J’ai été presque insulté un jour à Breslau par un bon père de famille qui voulait absolument me contraindre à donner à son fils des leçons de violon. J’avais beau protester que ce serait le plus grand des hasards si je savais jouer du violon, n’ayant jamais touché un archet de ma vie, il prenait pour fausse monnaie toutes mes paroles et n’y voulait voir qu’une sorte de grossière mystification. « Monsieur, vous croyez parler au célèbre violoniste de Bériot dont le nom en effet ressemble beaucoup au mien. — Monsieur, je viens de lire votre affiche, vous donnez un concert dans la salle de l’Université après-demain ; ainsi….. — Oui, Monsieur, je donne un concert, mais je n’y joue pas du violon. — Qu’y faites-vous donc ? — J’y fais jouer du violon, je dirige l’orchestre ; enfin allez-y, vous le verrez. » Mon homme garda sa colère jusqu’au surlendemain, et ce ne fut qu’en sortant du concert et à force de réflexions qu’il put se rendre compte de la manière dont un musicien pouvait s’y prendre pour se produire en public sans figurer lui-même comme exécutant.

    Une autre fois, une méprise du même genre fut sur le point d’avoir pour moi de plus graves conséquences, puisqu’elle faillit me coûter huit mille francs. J’arrivais à Moscou. Il s’agissait d’y organiser un grand concert dans le genre de ceux que je venais de donner à Saint-Pétersbourg. Une seule salle, celle de l’Assemblée de la Noblesse, pouvait me convenir. Pour en obtenir la disposition, je me fais conduire chez le grand-maréchal du palais de l’Assemblée, respectable vieillard de quatre-vingts ans, et lui expose l’objet de ma visite. « De quel instrument jouez-vous ? me dit-il tout d’abord. — Je ne joue d’aucun instrument. — En ce cas, comment vous y prenez-vous pour donner un concert ? — Je fais exécuter mes compositions et je dirige l’orchestre. — Ah ! ah ! voilà qui est original ; je n’ai jamais entendu parler de concerts semblables. Je vous prêterai volontiers notre grande salle ; mais, comme vous le savez sans doute, tout artiste à qui nous permettons d’en disposer doit, en retour, s’y faire entendre, après son concert, à l’une des réunions privées de la noblesse. — L’Assemblée a donc un orchestre qu’elle mettra à mes ordres pour exécuter ma musique ? — Point du tout. — Alors comment m’y prendre pour la faire entendre ? On n’entend pas sans doute que je dépense trois mille francs pour payer les musiciens nécessaires à l’exécution de mes ouvrages au concert privé de l’Assemblée ? Ce serait un loyer de salle bien cher. — En ce cas, je suis fâché, Monsieur, de vous refuser la salle. Je ne puis faire autrement. » Et me voilà obligé de m’en retourner avec cette étrange réponse et la perspective d’avoir fait un long voyage que l’obstacle le plus singulier et le plus imprévu allait rendre inutile. Un artiste français, M. Marcou, établi à Moscou depuis longtemps, se prit à rire au récit que je lui fis de ma déconvenue ; mais comme il connaissait le grand maréchal, il me proposa de m’accompagner chez lui et de tenter avec moi un nouvel assaut le lendemain. Seconde visite, second refus, inutiles explications données par mon compatriote : le grand maréchal secoue sa tête blanche et reste inexorable.

    Pourtant, craignant de ne pas parler assez bien le français, et dans le cas où il aurait mal compris quelque terme de ma proposition, il va chercher sa femme. Mme la maréchale, dont l’âge est presque aussi respectable que celui de son mari, mais dont les traits expriment moins de bienveillance, arrive, me regarde, m’écoute, et coupe court à la discussion, en me disant en français très rapide, très clair et très net : « Nous ne pouvons ni ne voulons contrevenir aux règlemens de l’Assemblée. Si nous vous prêtons la salle, vous jouerez un solo instrumental à notre prochaine réunion. Si vous ne voulez pas le jouer, on ne vous la prêtera pas. — Mon Dieu, madame la maréchale, j’ai possédé autrefois un assez joli talent sur le flageolet, sur la flûte et sur la guitare : choisissez celui de ces trois instrumens sur lequel j’aurai à me faire entendre. Mais comme il y a près de vingt-cinq ans que je n’ai touché ni l’un ni les autres, je suis obligé de vous prévenir que j’en jouerai fort mal. Et tenez, si vous vouliez vous contenter d’un solo de tambour, je m’en tirerais mieux, très probablement. » Heureusement un officier supérieur était entré dans le salon pendant cette scène ; bientôt mis au fait de la difficulté, il me prit à part et me dit : « N’insistez pas, monsieur Berlioz, la discussion deviendrait un peu ridicule pour notre digne maréchal. Veuillez m’envoyer demain votre demande par écrit et tout s’arrangera, j’en fais mon affaire. » Je suivis ce conseil, et l’obligeant colonel *** me tira en effet d’embarras. Grâce à lui, on fit pour cette fois seulement une infraction au règlement, mon concert put avoir lieu, il me rapporta huit mille francs et je ne fus obligé de jouer à la réunion des nobles ni de la flûte ni du tambour. Ils l’ont parbleu échappé belle, car plutôt que de repasser le Volga sans donner mon concert, j’étais décidé à jouer du galoubet s’il l’eût fallu.

HECTOR BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 11 décembre 2010.

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