de
HECTOR BERLIOZ
(DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNE)
A M. HUMBERT FERRAND
4e LETTRE
PRAGUE
J’avais déjà parcouru l’Allemagne dans tous les sens avant que l’idée de visiter la Bohême me fût venue. Quand elle me vint enfin, à Vienne, je dus prudemment la repousser d’après les conseils de plusieurs personnes en apparence bien informées. « N’allez pas à Prague, me disait-on, c’est une ville de pédants, où l’on n’estime que les œuvres des morts ; les Bohêmes sont excellents musiciens, il est vrai, mais musiciens à la manière des professeurs et des maîtres d’école ; pour eux, tout ce qui est nouveau est détestable, et il est à croire que vous n’auriez point à vous louer d’eux. »
J’avais donc pris mon parti de m’abstenir et de renoncer à ce voyage, quand on m’apporta une Gazette musicale de Prague contenant trois grands articles sur mon ouverture du Roi Lear. Je me les fis traduire, et bien loin d’y trouver l’humeur malveillante et le pédantisme qu’on attribuait aux Bohêmes, je reconnus avec joie que cette critique avait au plus haut degré les qualités contraires. L’auteur, M. le docteur Ambros, me parut unir un véritable savoir à un jugement sain et à une brillante imagination. Je lui écrivis pour le remercier et lui soumettre mes doutes sur les dispositions de ses compatriotes à mon égard. Sa réponse les détruisit complétement, et m’inspira autant d’envie de visiter Prague que j’avais auparavant de crainte de m’y montrer. On ne m’épargna pas les plaisanteries à Vienne, quand on sut que j’étais décidé à partir. « Les Pragois prétendent avoir découvert Mozart, ils ne jurent que par lui, ils ne veulent entendre que ses symphonies, ils vont bien vous arranger, etc. »
Mais le docteur Ambros m’avait donné de la confiance, rien ne put l’ébranler cette fois ; et malgré les tristes présages des rieurs, je partis.
N’est-il pas agréable de retrouver, à cinq cents lieues de chez soi, en descendant de diligence dans une ville étrangère, un ami inconnu qui vous attend au débarcadère, devine à votre physionomie admirablement caractérisée que vous êtes son homme, vous aborde, vous serre la main et vous annonce dans votre langue que tout est préparé pour vous recevoir ?...
Ceci précisément m’advint avec le docteur Ambros quand j’arrivai à Prague. Seulement ma physionomie admirablement caractérisée ayant complétement manqué son effet, il ne me reconnut pas. Ce fut moi, au contraire, qui, apercevant un petit homme d’une figure vive et bienveillante, et l’entendant dire en français à une autre personne qui l’accompagnait : « Mais comment voulez-vous que je découvre M. Berlioz dans cette foule ? je ne l’ai jamais vu ! » ce fut moi, je le répète, qui eus la malice inconcevable de deviner en lui M. Ambros, et m’approchant brusquement des deux interlocuteurs :
« — Me voilà ! leur dis-je.
— C’est M. Berlioz ?
— Ni plus, ni moins.
— Bonjour donc ! Nous sommes bien aises de vous
voir enfin. Venez, venez, on vous a préparé un appartement
et un orchestre bien chauds ; vous serez content. Reposez-vous ce soir, demain nous nous mettrons à
l’œuvre. »
Dès le jour suivant, en effet, après avoir fait connaissance avec les autorités musicales de la ville, nous commençâmes les préparatifs de mon premier concert. M. Ambros me présenta au directeur du Conservatoire, M. Kittl ; celui-ci fut mon interlocuteur auprès des frères Scraub, les maîtres de chapelle du théâtre et de la cathédrale, et auprès du concert-meister, M. Mildner. Puis vint le tour des chanteurs, des journalistes, des amateurs principaux ; et quand toutes ces visites furent faites :
« — Si vous me présentiez maintenant
la ville, dis-je à M. Ambros ; j’aperçois une montagne littéralement
couverte d’édifices monumentaux, et, contre mon ordinaire, je me
sens extrêmement curieux de voir tout cela de près.
— Allons-y », répond l’obligeant docteur.
C’est peut-être la seule fois que je n’aie pas regretté ma peine, après une pareille ascension. (J’excepte celle du Vésuve, bien entendu ; et je n’ai pas vu l’Etna.) Plaisanterie à part, la montée est rude : mais quelles merveilles que cette succession continue de temples, de palais, de créneaux, de clochers, de tourelles, de colonnades, de vastes cours et d’arceaux ! Quelle vue du haut de cette montagne brodée de marbre ! D’un côté, une forêt descend jusqu’à une assez vaste plaine ; de l’autre, un torrent de maisons va se jeter à gros bouillons fumeux dans la Moldau qui traverse majestueusement la ville, au bruit des moulins et des ateliers divers qu’elle met en action, franchit une barre que l’industrie bohême lui a imposée pour modifier sur ce point la direction de ses eaux, laisse derrière elle deux petites îles, et va se perdre au loin, à travers les sinuosités de collines d’un ton rouge et chaud qui semblent la conduire avec sollicitude jusqu’à l’horizon.
« — Voilà l’île des
Chasseurs, me dit mon guide, ainsi nommée sans doute parce qu’on n’y trouve pas de gibier. Derrière elle, en remontant le fleuve,
vous apercevez l’île de Sophie, au centre de laquelle se trouve la
salle de Sophie où vous allez donner votre concert, et qui est consacrée
presque exclusivement aux séances de l’Académie de chant, l’Académie de Sophie.
— Et quelle est cette Sophie, dans la salle
de l’Académie de l’île de laquelle je vais avoir l’honneur
de donner mon concert ? Est-ce une nymphe de la Moldau, l’héroïne
de quelque roman dont cette île fut le théâtre, ou tout
simplement une blanchisseuse aux mains rouges et gercées, qui, Calypso
nouvelle, y aurait fait retentir ses chants et le bruit de ses battoirs ?
— Votre dernière supposition est, je crois, la plus probable. Pourtant la tradition ne dit pas
qu’elle ait eu les mains gercées...
— Ah ! docteur, vous m’avez l’air d’avoir joué
auprès de Sophie le rôle d’Ulysse ! Y a-t-il une Eucharis ? Voyons, je me propose pour être Télémaque, et aller
à votre recherche dans l’île de Calypso. »
La rougeur du docteur fut sa seule réponse, je vis qu’il ne fallait pas faire vibrer plus longtemps cette corde-là... Et c’est ainsi que je n’ai rien appris de positif au sujet de cette Sophie, patronne d’une académie de chant, d’une salle de concerts et d’une île.
Malheureusement cette délicieuse retraite au milieu des eaux vives de la Moldau, ombragée l’été d’une ceinture verdoyante, et couronnée de fleurs, recèle, non loin de son temple à l’Harmonie, deux ou trois de ces établissements abominables, pour lesquels je n’eus jamais assez de malédictions, qu’on appelle en français guinguettes, où de mauvais musiciens font d’exécrable musique en plein mauvais air, où des filles et des garçons de mauvaise vie se livrent à des danses de mauvais caractère, pendant que des oisifs fument de mauvais tabac en buvant de la bière qui ne vaut pas mieux, et que de mauvaises ménagères tricotent en donnant carrière à leur mauvaise langue. Quelle déplorable idée de dépoétiser ainsi un tel berceau de fleurs et de feuillage, de mêler des senteurs si nauséabondes à ses parfums, et de pareilles rumeurs à ses douces mélodies !... L’île des Chasseurs n’est-elle pas là avec ses tavernes, le bruit de ses moulins et le voisinage de ses tanneries ? Et ne convient-elle pas mieux sous tous les rapports à ces joies populaires ? Décidément, entre nous, je crains bien que Sophie n’ait eu les mains gercées...
Je reviens brusquement à la musique, en me réservant de divaguer encore, et de la quitter de nouveau quand bon me semblera. Vous ne prétendez pas, j’espère, mon cher ami, que je vous écrive une dissertation assommante plus que savante, aussi prétentieuse qu’ennuyeuse, plus futile qu’utile (je suis poëte évidemment ! admirez un peu avec quelle facilité les rimes se pressent sous ma plume !) sur les révolutions de la musique en Bohême, sur les tendances particulières de l’esprit slave, et sur l’époque présumée où les anciens maîtres de ce pays permirent l’emploi de la septième de dominante sans préparation. Sur ces hautes et graves questions, il faut avouer mon ignorance incurable ; et si ma paresse même était moins obstinée à l’endroit de l’étude de l’histoire ou des histoires, j’aimerais certes mieux faire des recherches au sujet de la fameuse guitare ornée d’ivoire, dont le philosophe Koang-fu-Tsée, vulgairement dit Confucius, se servit pour moraliser l’empire de la Chine. Car je joue de la guitare, moi aussi, et pourtant je n’ai jamais moralisé seulement la population d’une chambre à coucher de dix pieds carrés ; au contraire. Ma guitare, il est vrai, est fort simple, et la dent de l’éléphant n’entra pour rien dans ses ornements. N’importe, le passage suivant que je relisais hier pour la centième fois au moins, est un bien beau sujet de méditations pour les musiciens philosophes (je ne compte pas les philosophes musiciens, on n’en a pas vu depuis Leibnitz). Voici mon passage, que je crois avoir déjà reproduit quelque part :
« Koang-fu-Tsée, ayant entendu par hasard le chant de Li-Pô, dont l’antiquité remontait, de l’avis de tout le monde, à quatorze mille ans (dites après cela que la musique est un art de mode) fut saisi d’un tel enthousiasme qu’il demeura sept jours et sept nuits sans dormir, ni boire, ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit sans peine en en chantant les préceptes sur l’air de Li-Pô, et moralisa ainsi toute la Chine avec une guitare à cinq cordes, ornée d’ivoire. » Voyez mon malheur ; ma guitare a non-seulement cinq cordes, comme celle de Confucius, mais même six bien souvent, et je n’ai pas encore, je vous le répète, la moindre réputation de moraliste. Ah ! si elle eût été ornée d’ivoire, que de bienfaits n’eussé-je pas répandus ! que d’erreurs dissipées, que de vérités inculquées, quelle belle religion fondée, et comme nous serions tous heureux à l’heure qu’il est ! Cependant, non, il n’est pas possible qu’un filet d’ivoire de moins ait pu seul amener d’aussi grands malheurs ! Il a dû y contribuer, et beaucoup, je n’en doute pas ; mais ces calamités ont encore une autre cause hors de l’atteinte de ma pénétration, et plus digne, sans doute, que les questions relatives aux Bohêmes et à la septième de dominante, d’une série d’existences humaines employées à la découvrir.
Quoi qu’il en soit, revenons à la musique européenne moderne ; elle n’empêche personne de boire, de manger, ni de dormir, comme l’ancienne mélopée chinoise, néanmoins elle a son prix. C’est-à-dire, entendons-nous, elle n’empêche ni de boire, ni de manger, c’est vrai, mais j’ai souvent entendu dire, pourtant, par d’excellents musiciens que, dans la pratique de leur art, il n’y avait pas de l’eau à boire, et que tel ou tel compositeur ou instrumentiste célèbre mourait de faim. Quant à empêcher de dormir, les plus anciennes compositions de nos anciens maîtres n’ont évidemment jamais eu à ce mérite la moindre prétention. Maintenant il s’agit d’exprimer mon opinion sur les institutions musicales de Prague et sur le goût et l’intelligence de ses habitants. Il faudrait avoir habité plus longtemps que je ne l’ai fait cette belle capitale, pour la connaître à fond sous ce rapport ; cependant je vais tâcher de recueillir mes souvenirs, et dire seulement ce qui m’a semblé vrai. Je vous parlerai donc :
De son théâtre, de la troupe
chantante, de l’orchestre et des chœurs que j’y ai entendus ;
De son Conservatoire, du compositeur habile
qui le dirige, des professeurs et des élèves qu’il m’a été
permis d’y connaître ;
De l’Académie de chant ;
De la maîtrise ou du service religieux de la cathédrale ;
Des bandes militaires ;
Des virtuoses et compositeurs indépendants
des établissements précités ;
Et enfin du public.
Le théâtre, quand je le vis (en 1845), me parut obscur, petit, malpropre et d’une très-mauvaise sonorité. Il a été restauré depuis lors, je le sais, et son nouveau directeur, M. Hoffmann, fait de louables efforts pour y ramener un état de prospérité qui semblait s’en éloigner rapidement sous l’administration précédente. Sa troupe était alors mieux composée que ne le sont, en général, la plupart des compagnies chantantes d’Allemagne. Le premier ténor, le baryton (Strakaty), Mlles Grosser, Kirchberger, et Mme Podhorska, me parurent des artistes de mérite, doués de voix précieuses par leur timbre et leur justesse, et musiciens en outre... comme des Bohêmes ; on ne saurait guère l’être davantage. Malheureusement le personnel de l’orchestre et du chœur, étant dans un rapport par trop exact avec les dimensions exiguës de la salle, semblait accuser la parcimonie du directeur. Avec un si petit nombre d’exécutants, il n’est vraiment pas permis de s’attaquer aux chefs-d’œuvre du haut style ; et cependant c’est ce que le théâtre de Prague faisait de temps en temps. Alors c’étaient des mutilations déplorables et dont tous les artistes gémissaient. Les décors étaient, en pareil cas, d’une splendeur et d’une fidélité comparables à la fidélité et à la splendeur de l’exécution. Je me souviens d’avoir vu dans l’Iphigénie en Tauride de Gluck, au finale du quatrième acte, un vaisseau orné d’une rangée de canons, prêt à partir pour la Grèce.
Le répertoire courant était ordinairement mieux traité pour la mise en scène, et n’avait que peu ou point à souffrir de la faiblesse des masses vocales et instrumentales ; il se composait en effet de petites vilenies peu exigeantes traduites du français, déjà noyées dans la profonde indifférence parisienne, et dès longtemps effacées de l’affiche de notre Opéra-Comique. Les directeurs sont tous les mêmes ; rien n’égale leur sagacité pour découvrir des platitudes, si ce n’est l’aversion instinctive que leur inspirent les œuvres prévenues de tendances à la finesse du style, à la grandeur et à l’originalité. Ils se montrent à cet égard en Allemagne, en Italie, en Angleterre et ailleurs plus publics que le public. Je ne cite pas la France ; on sait que nos théâtres lyriques, sans exception, sont et ont toujours été dirigés par des hommes supérieurs. Et quand l’occasion s’est présentée pour eux de choisir entre deux productions, dont l’une était vulgaire et l’autre distinguée, entre un artiste créateur et un misérable copiste, entre une ingénieuse hardiesse et une sottise prudente et plate, leur tact exquis ne les a jamais trompés. Aussi, gloire à eux ! Tous les amis de l’art professent pour ces grands hommes une vénération égale à leur reconnaissance.
Je me suis mille fois demandé pourquoi la plupart des directeurs de théâtres avaient, presque en tout pays, des prédilections si marquées pour ce que les artistes véritables, les esprits cultivés, et même une portion du public, s’obstinent à regarder comme des produits d’une assez pauvre industrie ; produits dont la main-d’œuvre n’a pas plus de valeur que la matière première, et dont la durée est en général si limitée. Ce n’est pas que les platitudes obtiennent constamment plus de succès que les belles œuvres, on voit même souvent le contraire ; ce n’est pas non plus que les compositions soignées nécessitent plus de dépenses que les travaux de pacotille, l’inverse a lieu fréquemment. Cela tient, peut-être, simplement à ce que les unes exigent de tout le monde dans le théâtre, depuis le directeur jusqu’au souffleur, du soin, de l’étude, de l’attention, de la patience, et de quelques individus même, de l’esprit, du talent, de l’inspiration ; tandis que les autres faites spécialement pour les paresseux, les médiocres, les superficiels, les ignorants et les imbéciles, trouvent naturellement un grand nombre de prôneurs. Or un directeur aime, avant tout, les choses qui lui valent promptement de bonnes paroles, des regards satisfaits de ses administrés ; les choses que chacun sait sans les avoir apprises, qui ne dérangent aucune idée acceptée, aucune habitude, qui suivent tout doucement le courant des préjugés, qui ne blessent aucun amour-propre, en ne dévoilant aucune incapacité ; les choses surtout qui ne demandent pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Il chérit les compositions qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles et même un peu filles.
En outre, il y a des directeurs ambitieux de tout faire, qui, par cela seul, sont hostiles aux gens assez mal avisés pour présenter des ouvrages qu’on ne peut mettre en scène sans l’assistance des auteurs. L’importance qu’acquièrent alors ces auteurs indiscrets étant prise sur celle du directeur, ce dernier en souffre et s’en indigne. Le capitaine du navire ainsi humilié devant son équipage, ne pardonne pas au pilote qui le réduit à l’inaction, et l’a fait redescendre, sans même y prendre garde, au grade de lieutenant ou de sous-lieutenant. Il maudit en conséquence à toutes les heures du jour et de la nuit, l’imprudence qu’il a eue de s’aventurer dans des parages dont les écueils ne lui sont pas connus, et jure de ne plus naviguer à l’avenir hors des eaux en tout sens sillonnées.
On trouve encore les directeurs monomanes ou, pour parler plus poliment, monophiles. Ceux-là aiment par-dessus tout une certaine direction d’idées, un certain ordre de faits, une certaine époque historique, certains costumes, certains décors, certains effets de mise en scène, ou certaine cantatrice, ou certaine danseuse, ou autre chose. Il faut alors, bon gré mal gré, qu’ils cherchent à placer partout leur dada. Ainsi le dada de M. Duponchel, directeur de l’Opéra, fut, est et sera le cardinal en chapeau rouge sous un dais. Les opéras sans dais, sans cardinal et sans chapeau rouge, et ils sont nombreux, n’ont jamais eu pour lui le moindre attrait. Et, comme je l’entendais dire un jour à M. Méry, si le bon Dieu avait un rôle dans un ouvrage nouveau, Duponchel voudrait encore l’affubler de sa coiffure favorite. Il aurait beau lui dire : « Mais, mon cher directeur, je suis le bon Dieu, il ne convient pas que je paraisse sous le costume d’un cardinal ! — Excusez-moi, Éternité, lui répondrait M. Duponchel, il faut absolument que votre Immensité daigne s’enfermer dans ce beau costume, et marcher sous le dais, sans quoi mon opéra n’aurait pas de succès. » Et le bon Dieu serait obligé de se soumettre !!! Je ne parle pas de son amour pour les chevaux, une passion aussi profonde est trop respectable.
Tout ceci n’a point trait à l’ancien directeur du théâtre de Prague, j’ai peut-être eu tort de ne pas le dire plus tôt. C’était un honnête homme, peu versé, comme tous ses confrères, dans les choses musicales, mais contre l’ordinaire, aimé et estimé de ses administrés, qui lui exprimèrent très-vivement leurs regrets, lorsque, par suite du mauvais état de ses affaires, il se vit contraint de remettre la direction en d’autres mains. Il faut compter aussi M. Pockorny, directeur du théâtre An-der-Wien à Vienne, parmi les plus honorables exceptions. Les directeurs entrepreneurs, tels que ceux-ci, exploitant pour leur compte et à leurs risques et périls, sont peu nombreux en Allemagne. Je n’en connais guère que cinq ou six : ce sont ceux de Leipzig, de Prague, de Vienne, celui du théâtre allemand de Pesth, et celui de Hambourg. Les autres théâtres lyriques sont presque tous sous la direction d’intendants titrés, administrant pour le compte de leur souverain. En général, quelle que soit la nuance de froideur aristocratique avec laquelle plusieurs d’entre eux traitent leurs subordonnés, il faut convenir que les artistes préfèrent de beaucoup ces directeurs, comtes ou barons, aux industriels qui les exploitent. Les premiers ont souvent au moins des manières d’une politesse exquise, dont les seconds se piquent peu ; ils possèdent en outre les avantages d’une éducation littéraire et quelquefois musicale, encore plus rares chez les directeurs entrepreneurs. M. le comte de Rœdern, qui eut longtemps entre les mains les destinées de l’Opéra de Berlin, en est un exemple. Toutefois, bien qu’on puisse rencontrer en Allemagne parmi les directeurs, intendants ou entrepreneurs, des hommes peu intelligents ou d’une ignorance extrême des choses de l’art, je ne crois pas qu’il s’en soit jamais trouvé de comparables, sous ce rapport, à quelques-uns de ceux qu’a produits la France depuis trente ans. Noble ou roturier, aucun directeur allemand, je le parierais, n’a ignoré les noms de Gluck ou de Mozart, ni ceux de leurs chefs-d’œuvre. En France, au contraire, on pourrait citer, en ce genre, bon nombre d’énormités plus ou moins incroyables. Par exemple : un directeur de l’Opéra, recevant une visite de Cherubini, lui demanda assez cavalièrement, quoique l’illustre compositeur eût décliné son nom, quelle était sa profession, s’il faisait partie du personnel de l’Opéra, et s’il était attaché au service des ballets ou des machines. A peu près vers la même époque, le même Cherubini, qui venait de faire exécuter avec éclat une nouvelle messe, se trouvant un soir chez le surintendant des Beaux-Arts , reçut de lui cet étrange compliment : « Votre messe est fort belle, mon cher Cherubini, son succès est incontestable ; mais pourquoi vous être toujours borné à la musique religieuse ? Vous auriez dû écrire un opéra ! » Se figure- t-on l’embarras indigné de l’auteur de Médée, des Deux Journées, de Lodoïska, du Mont Saint-Bernard, de Faniska, des Abencerrages, d’Anacréon, et de tant d’autres œuvres dramatiques, à cette bourrade inattendue !
Un directeur du Théâtre-Français demandait bien un jour de qui était la comédie intitulée le Médecin malgré lui, et s’offensait des éclats de rire de son interlocuteur, quand celui-ci lui eut répondu qu’elle était de Molière...
A Paris, en outre, il y a tel directeur dont le cabinet est plus difficilement accessible que celui d’un ministre, qui ne répond pas quand on lui écrit, et qui pousse l’aplomb jusqu’à prier les gens dont il a besoin, quels qu’ils soient, de vouloir bien passer chez lui. M. le directeur a un service à leur demander et trouve tout naturel que ce soient eux qui se dérangent. Il ne se vante pas toujours, il est vrai, des réponses qu’il reçoit en pareil cas...
Nous avons eu néanmoins, il faut le reconnaître, à la tête de certains théâtres de Paris, des hommes qui réunissaient à une véritable urbanité, du bon sens, de l’esprit et une incontestable valeur littéraire (je ne dis pas musicale, cela ne s’est jamais vu). Parmi les plus spirituels, sinon parmi les plus heureux et les plus désintéressés, il faut citer Harel, mort il y a deux ans, après avoir obtenu de l’Académie le prix proposé pour l’éloge de Voltaire. Ses bons mots jouissaient de quelque célébrité. Aucun de ces mots, pourtant, ne saurait être comparé à celui qu’il suggéra à Frédérick Lemaître, dans la circonstance que je vais citer. Harel dirigeait le théâtre de la Porte-Saint-Martin. Un de nos écrivains grands seigneurs (vieux style), fort riche, très épris d’art et de poésie , avait fait représenter sur ce théâtre une tragédie pour la mise en scène de laquelle des sacrifices d’argent considérables lui avaient été imposés. Il se trouvait un jour dans le cabinet d’Harel en même temps que le célèbre acteur ; il venait de solder le compte des décors, des costumes, des accessoires, etc., et se croyait enfin libéré, quand l’insatiable directeur lui présenta un compte de trois ou quatre mille francs pour frais de cordages appliqués au service des machines. M. de C*** eut beau se révolter contre ce qu’il appelait, non sans apparence de raison, une spoliation, il dut s’exécuter ; il paya et sortit indigné. Frédérick étudiait en silence cette scène curieuse ; alors frappant vivement sur l’épaule du directeur :
« Paresseux ! lui dit-il, il avait encore sa montre ! »
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2. M. le vicomte Sosthène de Larochefoucault.