Site Hector Berlioz — A. Jullien Débats 17 janvier 1909

JOURNAL DES DÉBATS

DU 17 JANVIER 1909

L’homme qui vient de mourir et que nous espérions tous ne pas voir si tôt disparaître, en dépit de son âge avancé, tant le corps demeura longtemps solide et l’esprit dispos, aura eu le temps de marquer sa place parmi les compositeurs éminents de son siècle. C’est de quoi il devait, dans son for intérieur, rendre grâces aux dieux; c’est de quoi tous ses amis, — parmi lesquels ceux si nombreux qu’il comptait au Journal des Débats, ne sont pas les moins douloureusement frappés, — peuvent aussi se réjouir, car quel épouvantable désespoir ç’aurait été pour l’artiste qui portait dans son cerveau Sigurd et Salammbô que de mourir à l’âge où tant d’autres s’en vont, vers soixante ans, avant d’avoir pu lancer dans le monde ses deux œuvres maîtresses; quelle perte ç’aurait été pour l’art musical français si ces deux partitions, qui comptent parmi les plus belles que notre Opéra ait jamais représentées, n’avaient pas vu le jour!

Il faut avoir connu Reyer pendant cette longue période qui s’étend entre la brillante apparition de la Statue au Théâtre-Lyrique en 1861 et la représentation de Sigurd à Bruxelles en 1884, il faut avoir vu combien, malgré son affectation de philosophie et ses plaisanteries railleuses, cet artiste-là souffrait de ne pas pouvoir communiquer au public les adorables mélodies, les puissantes inspirations qu’il sentait bouillonner dans sa tête; il faut l’avoir vu alors, forcé de se contenter de quelque exécution de quelqu’un fragment de son cher Sigurd dans les concerts, pour se douter du coup terrible qu’il recevait chaque fois qu’un nouveau directeur de l’Opéra — ce fut d’abord Emile Perrin, puis Halanzier, puis Vaucorbeil — se refusait à monter un ouvrage dont on disait charitablement qu’il n’existait peut-être pas et dont l’auteur prêtait à rire avec la prétention qu’il manifestait de le faire exécuter tel qu’il l’avait conçu et réalisé, sans rien sacrifier de cette œuvre bienaimée aux exigences des directeurs ni aux goûts capricieux du public.

C’est durant ce long temps d’épreuves qu’on put apprécier au mieux non seulement la solidité de convictions, mais aussi la hauteur de caractère et la générosité de cœur de Reyer car, pas un moment, malgré les cruelles déceptions qu’il put éprouver, malgré ces déboires qui auraient pu laisser chez lui tant d’aigreur, il ne cessa d’employer sa plume — et c’est ici qu’apparaît la généreuse tâche qu’il remplit dans ce journal pendant près de trente ans — à défendre, à soutenir, à pousser en avant des compositeurs plus jeunes que lui et qui pouvaient lui barrer la route à leur tour; jamais il n’hésita — sans être trop payé de reconnaissance — à se créer de futurs rivaux pour épargner à ceux qu’il voyait attendre et languir, d’attendre et de languir aussi douloureusement qu’il le faisait lui-même. Les Lalo, les Saint-Saëns, les Massenet, les Bizet, les Guiraud, les Godard, les Chabrier et bien d’autres encore lui durent en ce temps-là les encouragements les plus flatteurs et l’aide la plus constante: avec quelle joie des plus sincères le maître ironiste ne salua-t-il pas en particulier l’apparition de Marie-Magdeleine et du Roi de Lahore, de l’Arlésienne et de Carmen, de Namouna et du Roi d’Ys!

C’est qu’en réalité, cet homme qu’on se représentait et qui se laissait volontiers représenter comme un bourru et un sauvage, aimant à donner de terribles coups de boutoir, était en réalité foncièrement bon et d’un dévouement absolu non pas seulement pour ses amis personnels, qui le chérissaient profondément, mais aussi pour ceux de ses confrères qui lui paraissaient faire une besogne utile et viser, ne fût-ce qu’un moment, au même but que lui, à l’idéal si élevé qu’il s’efforçait d’atteindre. Et sa bonté pour ses cadets se doublait d’une très vive reconnaissance pour ses aînés, pour ceux qui l’avaient prépare à devenir ce qu’il était devenu, comme sa tante, célèbre pianiste et compositeur de musique de chambre, Mme Louise Farrenc, ou dont le génie et l’amitié avaient provoqué le plein épanouissement de son propre génie, comme l’illustre auteur de la Damnation de Faust. Celui-là, en plus des grands maîtres classiques dont Reyer a toujours été le fervent admirateur, fut vraiment son père spirituel et c’est un grand, un double honneur pour le Journal des Débats, que d’avoir compté pendant près de soixante années (car l’auteur de la Statue y succéda presque immédiatement à l’auteur des Troyens) les grands noms de Berlioz et de Reyer en tête de sa rédaction.

Il ne faut pas oublier qu’au moment où Reyer entra dans cette maison où tant de sympathies légitimement acquises l’ont entouré jusqu’au dernier jour, lui, notre doyen dans le journal centenaire, il n’était encore que l’auteur du Sélam, de Maître Wolfram, de Sakountala, de la Statue et d’Erostrate; il n’avait pas encore conquis la haute célébrité avec Sigurd et Salammbô; il n’avait pas encore été appelé à siéger à l’Institut où, du reste, il n’arriva qu’après s’être respectueusement effacé devant Félicien David, dont le fauteuil lui fut ensuite attribué; il n’occupait encore que le grade le plus modeste dans la Légion-d’Honneur dont il devait devenir un des plus hauts dignitaires; mais déjà, pour ceux qui savaient écouter, il était clair qu’un auteur qui, dès l’âge de trente-sept ans, avait marqué dans la Statue une telle personnalité, une telle audace pour marcher en avant, était de taille à créer de grandes œuvres et qu’il deviendrait un jour l’égal, et même mieux encore, des compositeurs qui faisaient alors la pluie et le beau temps dans les théâtres lyriques de Paris.

Ce qui constitue la personnalité très marquée de l’artiste qui vient de disparaître et ce qui explique son succès assez rapide, en somme, auprès du public, dès que celui-ci fut à même de connaître ses œuvres, c’est le charme original et puissant qui se dégage de chacune d’elles; c’est la pureté de la phrase mélodique, d’un contour si personnel; c’est la rêverie exquise de certaines pages, le souffle héroïque qui règne dans d’autres; c’est l’émotion sincère et communicative des scènes de tendresse et la sérénité calme et douce des épisodes religieux; c’est enfin cette noblesse digne des maîtres qu’il admirait le plus et la fermeté qu’il mettait à ne prendre avis que de lui-même, en se respectant trop pour jamais céder à la mode, en refusant toujours, comme tant de gens l’auraient engagé à le faire, de se mettre en écolage auprès de la presse et du public…

Mais je m’arrête et remets à bientôt pour vous parler moins brièvement de la carrière et des œuvres de ce maître. Aujourd’hui, je n’ai voulu qu’adresser un salut d’adieu, tant en mon nom personnel qu’au nom du journal dont il fut l’une des gloires, au grand artiste, à l’ami très sûr, à l’homme excellent qui vient de nous quitter. Si peu de temps qu’il passât chaque année à Paris: quelques semaines au printemps, quelques autres aux approches de l’hiver, il ne manquait pas, chaque fois qu’il traversait la capitale, de rendre une visite à la vieille maison de la rue des Prêtres, de prendre part aux réunions amicales des rédacteurs qui l’entouraient de leur respect et se plaisaient à recueillir les propos toujours si amusants, d’une bonne humeur si mordante, qui tombaient de ses lèvres. Si la mort de Reyer est un grand deuil pour la musique française, nulle part elle n’aura été plus vivement ressentie que dans ce milieu-la, où l’affection et l’admiration remplissaient seules les cœurs.

ADOLPHE JULLIEN.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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