FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 5 DÉCEMBRE 1920
REVUE MUSICALE.
UN CENTENAIRE
La Critique Musicale au « Journal des Débats »
(1820-1920)
7 décembre 1820: Une date historique et qu’il m’appartient de commémorer. Mardi prochain, il y aura juste cent ans que le feuilleton spécial de musique a été institué au Journal des Débats et confié à Castil-Blaze; il y aura cent ans que la critique musicale, confondue jusque-là avec la critique des théâtres ou des beaux-arts a eu son domaine propre, non pas seulement au Journal des Débats, mais aussi dans d’autres feuilles politiques qui ne tardèrent pas à suivre cet exemple. Et Castil-Blaze, que la modestie n’étouffait pas, n’a-t-il pas rédigé lui-même en ces termes cette glorieuse éphéméride: « 7 décembre 1820. J’entre au Journal des Débats et fonde la critique musicale en France » ?
Cette rubrique spéciale a depuis lors singulièrement gagné de terrain, car elle ne comprenait à l’origine ni les soirées essentiellement mondaines des Italiens, des Bouffes comme on disait alors, ni même les ballets représentés à l’Académie de musique, et c’est seulement après la mort de Jules Janin, qui avait conservé cette épave on ne sait pourquoi, que Reyer fit rentrer sous sa juridiction ces ouvrages dont la musique était déjà quelquefois très préférable à celle de tant d’autres accompagnés de paroles chantées.
C’est ainsi qu’il put se ranger dès la première heure parmi les rares défenseurs de la Namouna, de Lalo, après avoir dit les légers mérites de la Korrigane, de M. Widor, qui lui inspirait cette jolie fin d’article: « Tout le monde a dansé juste et personne n’a chanté faux, c’est ce qui fait, dans un théâtre de musique et de chant, la très grande supériorité du ballet. » C’est ainsi qu’en revenant sur le passé à propos d’une reprise de Sylvia, il crut bon d’expliquer pourquoi il n’avait pas parlé, dès son apparition, du joli ballet de Léo Delibes: « A cette époque, il n’entrait pas dans la fonction que j’occupe à ce journal de rendre compte des ballets. Une plume plus autorisée que la mienne y suffisait. » Quel agréable coup de plume à l’adresse de Janin!
Durant ce long espace de cent années, bien peu de titulaires — cinq seulement — ont occupé ce rez-de-chaussée musical, ce qui s’explique aisément si l’on remarque que les deux maîtres qui l’ont particulièrement illustré l’ont rempli, pour le plus grand honneur du journal, chacun pendant trente années consécutives. Et si, comme l’a dit récemment un académicien de fraîche date, les journalistes des Débats se peuvent citer comme une dynastie (ce que j’accorde volontiers), encore faut-il l’établir avec un peu plus d’exactitude qu’il ne le faisait lui-même en parlant des feuilletonistes dramatiques, parmi lesquels il en oubliait bien deux, dont l’un tint la place au moins pendant dix années, entre les deux Jules.
Mais revenons à la « dynastie musicale ». C’est donc Castil-Blaze qui ouvre la marche et occupe ce poste durant treize ans, de 1820 à 1833, époque à laquelle il abandonna le journal de la rue des Prêtres pour entrer au Constitutionnel. Puis arrivent Berlioz, qui resta fidèle au journal qui faisait sa force, de 1833 [1835] à 1863, non sans d’assez fréquentes absences; d’Ortigue, qui fut titulaire du feuilleton seulement pendant trois ans, de 1863 à 1866, après avoir souvent aidé ou remplacé Berlioz; Reyer, qui s’acquitta très exactement de sa tâche de 1866 à 1893, avec quelques articles de plus en plus rares par la suite, jusqu’en 1898, et enfin, depuis 1893, celui qui n’avait d’autre titre à succéder à Berlioz et à Reyer que l’admiration qu’il leur avait vouée et qui les serre déjà de près, qui ne désespère pas de les égaler, de les dépasser même pour le nombre d’années pendant lesquelles il lui aura été permis de tenir ici la plume. Quand on fait ce qu’on peut, comme dit l’autre, on fait ce qu’on doit.
Du jour où Castil-Blaze entra aux Débats, en décembre 1820, je le répète et souligne quoi qu’on ait pu lire ailleurs sous n’importe quelle plume, les feuilletons du journal acquirent une réelle importance et l’on peut seulement reprocher à l’ardent polémiste, à l’arrangeur forcené, d’avoir un peu trop fait servir ses articles au succès de ses adaptations qui, d’ailleurs, n’étaient nullement inopportunes à cette époque et aidèrent beaucoup, sous une forme un peu fantaisiste, à la diffusion d’œuvres avec lesquelles le public, autrement, n’aurait pas fait de sitôt connaissance. Il faut dire en revanche qu’il parlait de musique en homme qui la cultivait avec une chaleur communicative et ses intérêts seuls, ceux de ses traductions chéries, pouvaient l’aveugler et le rendre partial. Dès ses premiers articles, il eut une discussion des plus vives, dans le journal même, avec Duvicquet et Hoffman, qu’il avait blessés en disant que les gens de lettres n’entendaient rien à la musique et n’en devaient souffler mot; or, malgré toute la force que lui donnaient ses connaissances spéciales et les bévues antérieures de Geoffroy et de Duvicquet, il fut assez vivement houspillé par Hoffman, qui tenait pour l’ancienne musique française en sa qualité d’auteur de poèmes d’opéras et d’opéras-comiques adoptés par Méhul et Nicolo.
Par exemple, Castil-Blaze n’eut ni la bonne foi ni les bonnes raisons pour lui quand Weber, arrivant en France, découvrit que son Freischütz s’y jouait couramment sans qu’il en sût rien, sous le titre de Robin des Bois, et que tous les bénéfices musicaux et commerciaux de cette œuvre avaient été prélevés par l’arrangeur, qui n’en voulut rien céder. En tout ceci, c’est triste à dire, Castil-Blaze a mérité les épithètes vengeresses dont l’a criblé son successeur aux Débats; mais cela n’empêche pas qu’il fut un novateur en son genre, un initiateur même à sa manière, qu’il rendit de services signalés à la musique — non sans en tirer profit lui-même — et qu’en aidant de son mieux à la diffusion des œuvres de Beethoven, en encourageant les débuts de Berlioz, il a bien mérité de l’art musical.
Après Castil-Blaze, il faut saluer un maître accompli, qu’il compose ou qu’il écrive. La verve et la fantaisie de Berlioz, comme feuilletoniste, sont intarissables. Il se plaint qu’il lui en coûtait infiniment pour faire jaillir les idées de son cerveau, mais on ne découvre aucune trace de fatigue en lisant ses articles à la file et l’on arrive à se demander s’il n’exagérait pas singulièrement, par coquetterie. Il se répète bien un peu, c’est vrai, mais quoi d’étonnant à cela durant un si long exercice, et du reste quel est le journaliste auquel il n’est pas arrivé de se répéter, de se recopier, de redire en un mot, selon l’expression de Sainte-Beuve, plutôt que de se contredire? Berlioz, par exemple, lorsqu’une plaisanterie à effet s’est logée dans sa tête, la ressert presque machinalement à diverses personnes, sans peut-être s’en apercevoir, à coup sur sans y attacher la moindre importance. Exemple, la fameuse menace: « Je n’ai jamais compté parmi les partisans du suicide; mais j’ai là une paire de pistolets chargés et, dans l’état où vous pourriez me mettre, je serais capable de vous brûler la cervelle! » qu’il lance d’abord dans une lettre à l’éditeur Schlesinger, puis dans un article des Débats contre les donneurs de concerts et enfin dans certaine lettre écrite de Bade à ses confrères de l’Institut.
Les feuilletons de Berlioz, qu’on a si souvent mis, sans le dire, à contribution, sont une mine de boutades amusantes, d’aperçus nouveaux, de jugements passionnés, mais toujours sincères. Le plus souvent, il ne fait qu’indiquer une idée et passe outre en laissant courir sa plume mordante au gré de sa fiévreuse imagination. A de certains jours, il est tout ironie, il épanche alors sa bile avec bonheur; d’autres fois, au contraire, il est on ne peut plus grave et traite en quelques mots des questions les plus importantes à ses yeux. Exemple: « Bien que beaucoup de gens, dit-il à propos de la Esmeralda de Mlle Louise Bertin, prétendent lire dans une partition comme dans un livre et l’apprécier parfaitement à la simple inspection sans avoir besoin d’en entendre une note, une foule d’observations faites sur de très grands musiciens m’ont prouvé jusqu’à l’évidence que cette prétention était au moins fort exagérée. On distinguera à la lecture un style vulgaire d’un autre, qui ne l’est pas: on verra si l’harmonie est pure, riche, si l’instrumentation est traitée avec soin, si les voix sont bien écrites, si les mélodies ont un aspect nouveau, ou si l’ouvrage pèche par les défauts contraires; mais quant à posséder une connaissance complète, quant à être ému absolument comme on pourrait l’être à l’aide d’une bonne exécution, c’est ce que je nie. » Et ne croyez pas que ce dernier trait se perdît dans les airs; il visait et frappait les membres de l’Institut qui, sans l’entendre, avaient déclaré sa cantate d’Orphée inexécutable. Ah! c’est que Berlioz, s’il avait l’admiration tenace, n’avait pas la rancune moins obstinée: quelques-uns durent s’en apercevoir.
C’est au mois de novembre 1866 que la mort subite de d’Ortigue, qui remplaçait Berlioz depuis trois ans à peine et avait écrit de très consciencieux articles émanant d’une conviction très ferme, d’un amour très profond pour l’art musical, fit attribuer à Reyer le feuilleton musical de ce journal, auquel lui auraient donné droit, même sans l’appui de Berlioz, les brillants articles qu’il avait déjà publiés à droite et à gauche, à la Presse, à la Revue de Paris, au Courrier de Paris, à la Revue française, à la Revue et gazette musicale. N’est-ce pas au Courrier de Paris, après avoir entendu Tannhæuser à Wiesbaden en 1857, qu’il publiait un article très élogieux sur cet ouvrage, en même temps qu’il fournissait à Théophile Gautier, je tiens le fait de lui-même, quoiqu’il s’en défendît en public, les éléments de celui que le brillant poète devait écrire, et n’est-ce pas à la Gazette du Nord qu’il avait donné des comptes rendus très favorables des concerts que Richard Wagner était venu diriger dans la salle des Italiens pour se faire connaître à Paris?
Du jour où il se sentit sur un terrain solide, aux Débats, Reyer put donner toute sa mesure comme écrivain et comme ironiste. Avec quel plaisir ne faisait-il pas justice de tant de pauvretés musicales qui s’étalaient librement, sur nos scènes subventionnées, avec quelle joie ne crevait-il pas d’un trait acéré tous ces ballons en baudruche! Mais ces spirituelles saillies, ces ironies déguisées, ces réticences subites, ces compliments pires que des critiques, s’ils étaient d’un homme d’esprit, n’étaient jamais d’un méchant homme, et ceux-là mêmes dont il se raillait le plus agréablement, pour la plus grande joie de la galerie, ou ne sentaient pas ou faisaient semblant de ne pas sentir le trait qui les visait, pour ne pas amuser davantage les rieurs.
Avec quel enthousiasme, en revanche, avec quelle chaieur, dès qu’il en trouvait l’occasion, n’affirmait-il pas ses préférences si réfléchies, ses convictions si solides; avec quelle générosité de cœur malgré les déboires qu’il éprouvait lui-même, employait-il sa plume à défendre, à soutenir, à pousser en avant des compositeurs plus jeunes que lui et qui pouvaient lui barrer la route à leur tour! Jamais il n’hésita — sans être trop payé de reconnaissance — à se créer de futurs rivaux pour épargner à ceux qu’il voyait attendre et languir la douleur d’attendre et de languir aussi longtemps que lui-même. Les Lalo, les Saint-Saëns, les Massenet, les Guiraud, les Godard, les Chabrier et bien d’autres encore lui durent, dès le premier jour, les encouragements les plus flatteurs et l’aide la plus efficace; avec quelle satisfaction des plus sincères ce maître railleur ne salua-t-il pas en particulier l’apparition de Marie-Magdeleine et du Roi de Lahore, de l’Arléseienne et de Carmen, de Namouna et du Roi d’Ys!
Il faut voir de quelles habiletés de plume, de quelles spirituelles boutades il doit user pour présenter à ses lecteurs des opinions aussi subversives que celles qui tendent a faire apprécier de nouveaux compositeurs méconnus, à faire admirer des maîtres trop négligés comme Gluck ou Weber. Mais son admiration, parfois, éclate avec une force où personne ne pouvait se méprendre, inspirant au critique des apostrophes semblables à celles qu’il lançait dès le début de ses Souvenirs d’Allemagne: « O pieux thuriféraires des gloires du passé, oublierez-vous donc toujours que les novateurs, que les romantiques de la veille deviennent les classiques du lendemain? Du vivant de Beethoven et de Weber, ne leur opposait-on pas Mozart et Haydn, comme nous opposons aujourd’hui, à Wagner et à Berlioz, Beethoven et Weber?… Les classiques! les classiques! dites-vous, tenons nous en aux classiques! Mais Wagner et Berlioz, dans quelques années d’ici, seront des classiques!… » Celui-là ne voyait-il pas clair dans l’avenir qui formulait semblable prédiction dès 1863, au lendemain de la double déroute à Paris de Tannhæuser et des Troyens?
Entre ces quatre écrivains il put y avoir des différences de tempérament, des divergences d’opinion, même assez accentuées; mais tous les quatre eurent l’esprit en éveil, la pensée alerte et l’humeur indépendante. Ils poussèrent la musique en avant, d’Ortigue un peu timidement toutefois, étant beaucoup plus porté que d’autres vers la musique italienne, et tous les quatre répondent donc au portrait idéal du critique que M. Paul Desjardins traçait un jour dans sa fine étude sur Hoffman et M. de Féletz: « La vérité est qu’un critique a pour fonction de préparer le public à un art nouveau; il a besoin d’être plus affranchi de préjugés que les autres hommes, afin de les débarrasser des leurs; il doit seconder l’évolution qui est la loi de l’histoire intellectuelle. » Il la seconde, et c’est bien quelque chose, lorsqu’il s’appelle Castil-Blaze ou d’Ortigue (mais encore faut-il pour cela que les circonstances le favorisent en le forçant à prendre parti, dès le début, dans des batailles aussi violentes que celles qui se livrèrent chez nous autour de Berlioz et de Wagner); il la provoque, et cela vaut mieux, mais n’est pas à la portée de tout le monde lorsqu’il a nom Berlioz ou Reyer.
Tous les quatre, enfin, et c’est par là que je veux finir, étaient profondément pénétrés des principes qui régissaient alors, qui régissent toujours, on n’en saurait douter, la vraie critique, et tout à fait dans la tradition du journal, qui datait de loin comme on va le voir. Rien de nouveau sous le soleil, dit le proverbe, et c’est ce qu’on peut vérifier, surtout lorsqu’on a déjà longue vie. Or, c’est bien le cas du Journal des Débats. Il n’y a pas encore longtemps — quinze ans peut-être — un gros entrepreneur de spectacles, très irrité de lire ici quelques critiques qui détonnaient au milieu des éloges extravagants dont l’abreuvait presque toute la presse, eut l’idée de déclarer qu’il ne voulait plus avoir de rapports avec notre journal. A la vérité, nul lecteur ne s’en aperçut jamais et le directeur en question n’y gagna absolument rien, mais combien il était loin de se douter, lorsqu’il prenait cette décision totalement inefficace, qu’il ne faisait que singer certains directeurs de spectacles d’il y a cent-dix-huit ans! En effet, le 31 octobre 1802, le Théâtre-Français, les théâtres Louvois, de l’Opéra-Comique et du Vaudeville écrivaient au Journal des Débats qu’à partir du lendemain, 10 brumaire, ils ne lui enverraient plus l’annonce du spectacle et supprimeraient ses entrées de faveur, pensant ainsi se soustraire à la férule de Geoffroy. Celui-ci leur répondit vivement, de la bonne encre, et les choses n’en continuèrent pas moins comme devant, pour le plus grand déplaisir de ces directeurs si chatouilleux. Quel avertissement ç’aurait été pour notre homme, s’il avait pu connaître cette particularité de l’histoire du théâtre et de la presse; mais aurait-il eu le bon sens d’en profiter?
Et ce n’est pas de sitôt, selon toute apparence, qu’on pratiquera différemment la critique au Journal des Débats.
ADOLPHE JULLIEN.
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