FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 24 JANVIER 1909
REVUE MUSICALE.
C’est ici même, à la place où pendant près de trente ans brilla la signature de Reyer, où mon illustre prédécesseur dépensa tant de fine ironie afin de rendre agréable au lecteur le compte rendu des ouvrages les plus insipides ou pour laisser deviner son vrai sentiment sous les fleurs dont il couvrait les musiciens les plus médiocres, c’est en ce rez-de-chaussée illustré à jamais par son souvenir et celui de Berlioz, qu’il convient de rendre un suprême hommage au maître musicien et au maître écrivain qui vient de mourir.
Critique ou créateur, Reyer fut avant tout un indépendant, un homme d’avant-garde et, qu’il prît la plume pour écrire ou pour composer, dès le premier jour ses préférences et ses tendances furent toutes différentes de celles qui régnaient alors dans le monde musical. En ce temps où nos théâtres de musique étaient remplis de quantité d’œuvres coulées dans le même moule et d’une banalité désespérante, où les maîtres classiques étaient presque inconnus chez nous, il se sépara des compositeurs ses contemporains et se tourna vers des génies dont ceux-ci se souciaient fort peu. Musicien, c’est par la fréquentation de ces grands maîtres, c’est par l’étude de leurs chefs-d’œuvre qu’il se forma lui-même et donna le plein essor à ses facultés créatrices; critique, c’est pour eux, pour les faire connaître au public, pour les lui faire admirer qu’il écrivit tant d’articles chaleureux, où l’ironie ne tenait plus aucune place, cette ironie si mordante et si enguirlandée à la fois, qui rendait la lecture de ses articles très attrayante même pour ceux qui n’en saisissaient pas toutes les finesses. Quoi d’étonnant, dès lors, à ce qu’un compositeur qui avait des visées tellement nouvelles, des convictions si solides, qui avait donné toute son admiration, tout son cœur, à un maître aussi discuté que Berlioz, mais s’était également senti gagné, de prime abord, par la musique de Wagner; quoi de surprenant à ce qu’un tel artiste, allant ainsi droit devant lui, n’eût guère rencontré tout d’abord qu’indulgence indifférente ou dédain mal dissimulé; qu’il ait dû attendre jusqu’à soixante ans passés — tout comme Lalo, d’ailleurs, qui était également né en 1823 — pour parvenir à fixer sur lui, à forcer l’attention du grand public?
C’est, en effet, de ces nouveaux juges qu’il allait obtenir la récompense de ses efforts. Ce qu’il y eut de particulier dans la carrière de Reyer, et ce qui démontre bien la puissance attractive de ses inspirations, c’est que le public, dès qu’il put entendre ses œuvres, se tourna vers lui, se laissa gagner par sa musique si caractéristique et si personnelle, alors que nombre de compositeurs, qui sont aujourd’hui comme s’ils n’avaient jamais existé, faisaient dédaigneusement la moue et affectaient de ne voir en lui qu’un musicien sans importance et sans avenir, parce qu’il n’avait pas passé par les mêmes classes qu’eux. Tout à coup, voilà ce compositeur, à qui ses illustres confrères avaient pensé donner ses Invalides, en l’admettant parmi eux à l’Institut, qui jaillit en pleine lumière et se place au premier rang de l’école française, avec une œuvre toute pleine de sincérité, de passion vraie et d’inspiration chaleureuse, une partition dont on avait pris l’habitude d’entendre parler sans penser qu’elle dût jamais voir le jour. Il faut dire aussi que les compositeurs qui régnaient alors en maîtres dans les théâtres de musique n’étaient pas fâchés de voir cette œuvre tenue ainsi à l’écart par suite des exigences et de l’humeur difficile de l’auteur, qu’on se plaisait du reste à exagérer, afin d’en rire. Instinctivement et malgré leur dédain affecté pour ce musicien qui n’avait pas remporté le prix de Rome et rompait avec les traditions de l’école en prenant ses modèles parmi les maîtres classiques du plus haut génie; instinctivement, ils sentaient qu’il y avait un rival redoutable dans cet homme tout d’une pièce qui ne tenait pas à produire partitions sur partitions, qui composait pour lui, seulement quand il pensait avoir quelque chose à dire et les yeux fixés sur les maîtres immortels dont il avait fait ses dieux: Beethoven, Gluck, Weber, Berlioz.
L’apparition et la vogue rapidement grandissante de Sigurd forment la clé de voûte de la carrière de Reyer, car, du jour au lendemain ou, pour être plus exact, dans l’espace de quelques mois, la situation de ce compositeur de soixante et un ans, jusque-là peu connu de la foule, se modifia le plus heureusement du monde et, s’il avait voulu, il n’aurait tenu qu’à lui de remplir nos théâtres lyriques de ses œuvres. Les librettistes étaient nombreux qui gravissaient les quatre étages de son modeste logis ou se faisaient recommander à lui dans l’espoir qu’il consentirait à mettre en musique quelque poème de leur façon. C’est alors, peut-être, que Reyer montra le plus de fermeté, le plus de sagesse en ne sacrifiant rien, même en face du succès, des idées qui avaient constitué la règle de toute sa vie, en continuant à ne travailler que pour lui-même et sans nullement profiter de la situation prépondérante qui lui était faite. Au lieu de gaspiller son inspiration en de menus ouvrages qu’il aurait pu faire jouer où il aurait voulu, à condition toutefois de capituler avec les interprètes qui s’offraient à lui, il refusa ces diverses propositions, tentantes fussent-elles, et concentra toutes ses forces, toute son inspiration sur une œuvre par laquelle il prétendait non seulement ne pas déchoir, mais approcher encore plus près de l’idéal qu’il avait devant les yeux: le fait est qu’il y arriva avec Salammbô.
Ce qui constitue à mes yeux et aux yeux de beaucoup de gens la supériorité de Salammbô sur Sigurd, c’est l’unité absolue de conception et de style. Il se peut qu’il y ait dans Sigurd, comme le sujet le comportait, des passages plus brillants, plus chevaleresques et que ce soient justement ceux-là qui ont tout d’abord conquis le public; mais Salammbô, dont la marche ascendante fut plus lente, mais non moins sûre, offre, selon moi, plus de cohésion, plus d’homogénéité, tant dans le plan général de l’œuvre que dans la façon dont elle fut réalisée. Et puisque je l’ai dit dès le premier jour, pourquoi ne le répéterais-je pas, à présent que tant d’autres ont bien voulu le dire à leur tour? Ici prévaut, au moins dans de nombreux passages, l’influence de Gluck. Mais s’il nourrissait la plus vive admiration pour Gluck, Reyer cependant était bien de son temps: il se rendait un compte exact des progrès que la musique avait réalisés depuis un grand siècle et c’est par là qu’il se séparait de Berlioz. Celui-ci, qui détestait Wagner, voyait Gluck à travers Spontini, et sa tragédie des Troyens est exactement coupée comme Olympie ou la Vestale; au contraire, Reyer voyait Gluck à travers Richard Wagner et, tout en s’inspirant de l’auteur d’Alceste pour sa déclamation si belle et ses clairs dessins d’orchestre, il brisait le moule de l’ancienne tragédie, il en supprimait les repos traditionnels et créait une œuvre où chaque acte formait un tout complet sans divisions exactement déterminées. Ne pouvons-nous donc pas être surpris qu’une œuvre de forme aussi sévère, aussi classique dans ses grandes lignes, ait cependant agi si puissamment sur le public, qui n’y trouvait plus aucune des chatteries vocales ou orchestrales dont il est si friand et qui fut bien conquis uniquement par la force pénétrante de la musique et par la richesse d’une inspiration aussi fraîche et passionnée que si elle avait jailli d’un cerveau de trente ans?
Mais c’est aussi que le public, indifférent aux querelles d’école entre musiciens comme à celles qui avaient pu diviser un moment l’auteur et certains directeurs, également sourd de plus aux ergotages de la critique, avait, d’un élan naturel, pour Salammbô comme pour Sigurd, rendu pleine justice aux qualités maîtresses qui distinguaient les partitions de Reyer: d’abord, le charme et la saveur de l’idée musicale, absolument personnelle; ensuite l’exacte appropriation de la musique à la parole, sans longueurs fastidieuses ni formules conventionnelles; enfin, le coloris si vif de l’instrumentation qui découle directement des deux maîtres préférés de l’auteur, je veux dire Weber et Berlioz, mais sans qu’on puisse y découvrir aucune trace d’imitation servile. Le souffle puissant et la haute inspiration qui règnent tout le long de ces opéras avaient pu d’abord surprendre les amateurs qui n’étaient guère accoutumés à entendre des œuvres de cette sincérité, de cette force; mais ils n’avaient pas fait longue résistance et l’on peut dire hardiment que la conscience et la conviction qui éclataient dans ces œuvres et les faisaient si différentes de tant d’autres, furent les causes déterminantes de leur succès rapide et décisif.
Tel fut le couronnement d’une très belle carrière où l’on ne sait quoi louer le plus, des hautes facultés et de la puissante personnalité de l’auteur, ou de sa fermeté de principes, de son dédain de la réclame et de la chaleur de ses convictions. Mais, d’ailleurs, tout cela se tient et s’enchaîne. Si Reyer, musicien indépendant entre tous, n’ayant subi le joug d’aucune école et s’étant formé tout seul en quelque sorte, avec les conseils d’une femme aussi solide musicienne que l’était sa tante, Mme Louise Farrenc, si Reyer, dis-je, au lieu de débuter par des œuvres qui ne répondaient guère aux préférences du public d’il y a déjà cinquante ou soixante ans, s’était mis à écrire simplement des opéras-comiques au goût du jour, s’il avait produit les Noces de Jeannette, par exemple, au lieu de Maître Wolfram, le Roman d’Elvire au lieu de la Statue, et l’Etoile de Messine au lieu de Sakountala, il aurait montré par là qu’il était homme à subir les goûts capricieux de la foule, qu’il était un de ces musiciens qui tournent à tous les vents, selon que la faveur du public souffle à droite ou à gauche, et il serait, à l’heure qu’il est, confondu dans l’énorme masse des oubliés de la musique ou de ceux qui vont l’être demain.
Serait-il donc vrai qu’il y a une justice immanente? Il est juste, en somme, il est équitable et conforme au bon droit que ceux qui ont été faibles soient châtiés de leur faiblesse; que ceux qui ont voulu grandir trop vite déclinent plus vite encore; que ceux qui ont voulu triompher immédiatement ne jouissent que d’un triomphe éphémère. A chacun selon ses œuvres, dit le proverbe; mais il conviendrait d’ajouter: selon ses œuvres et ses convictions, car sans conviction solide il n’est pas d’œuvre durable. Une fois passé son caprice d’un jour, le public fait bon marché de ceux qui le flagornent; il les dédaigne; il réserve ses suffrages et son admiration définitive pour les créateurs qui ont su le dominer, non le flatter, et c’est ainsi que presque toutes les productions ayant acquis rang de chef-d’œuvre, dans quelque branche que ce soit de l’intelligence humaine, ont commencé par froisser la masse flottante du public, par exciter ses colères ou ses railleries. Les créations que tout le monde admire, et du premier coup, n’ont généralement pas une longue carrière à parcourir, et celles-là seules qui furent d’abord discutées, niées même et puis lentement appréciées, ont chance de se prolonger à travers le temps.
Je me rappelle avoir lu un jour, sous l’autorité d’un musicien qu’on disait être très savant et presque contemporain de Reyer, ce jugement sur l’auteur de Salammbô: « Reyer est un travailleur remarquable, un musicographe très savant, un homme supérieurement intelligent, mais ce n’est pas un musicien, car il lui a toujours fallu un effort considérable pour écrire sa musique et des recherches sans fin dans les bibliothèques. » Je ne connais rien de plus risible que cette opinion: Reyer, l’artiste à l’inspiration jaillissante transformé en un rat de bibliothèque, lui qui ne connaissait même pas celle de l’Opéra, dont il avait la garde! Non, à la vérité, je ne connais rien de plus saugrenu que cette opinion si ce n’est celle affichée par un compositeur, très jeune, celui-là, comme l’autre était passablement vieux, et qui consistait à dire que « du moment que Reyer avait déclaré dans un moment de dépit qu’il ne ferait plus jamais de musique, il aurait dû prendre cette résolution avant d’écrire… la Statue et le reste ». De pareilles sornettes ne comptent guère et ne font de tort qu’à ceux qui les débitent; mais elles prouvent au moins que cet homme d’un génie si franc et qui fut si ardent à défendre les autres, rencontra de tout temps — ne nous en étonnons pas — des gens intéressés à le dénigrer: les uns, ses aînés, parce qu’il était de beaucoup en avance sur eux et les inquiétait; les autres, ses cadets, parce qu’ils pensaient être en grande avance sur lui, et qu’il est toujours tentant de se signaler en s’attaquant à un homme très considéré; les uns et les autres parce qu’ils sentaient en lui une force qui les surprenait et les gênait visiblement, quoiqu’ils fissent pour n’en rien laisser paraître.
Mais ce que ni les uns ni les autres n’auront pu faire, ç’aura été, pour les premiers, d’empêcher Reyer d’occuper la grande place et d’arriver à la haute réputation qu’il méritait d’avoir; pour les seconds, de détacher de lui le public et d’arrêter le cours glorieux de ses opéras. Mais quand même ils y auraient réussi, quand bien même ils y réussiraient par la suite, ils n’empêcheront jamais que Reyer, par sa fermeté de conscience et de conviction, dont le reflet illumine les plus belles pages de ses œuvres, aura été une exception presque unique — il ne faut pas oublier Berlioz [sic] — parmi tous les compositeurs français du siècle dernier et que rien que par là, sans même parler du prix de ses ouvrages, il méritait de monter aussi haut qu’il lui a été donné d’arriver. « M. Reyer, disais-je un jour, il y a bien longtemps, a réagi contre l’humilité dégradante des compositeurs à la mode envers le public; il a fait honnêtement, courageusement ce qu’il voulait faire et l’a bien fait; il sera récompensé de cette honnêteté artistique, tellement rare à présent, par un éclatant succès. » Finalement, le succès est venu et il est venu assez vite, heureusement, pour que l’auteur de Sigurd et de Salammbô en ait pu jouir.
Quelle différence entre lui et tant de compositeurs qui ont vu leur succës diminuer et leur crédit décroître à mesure qu’ils avançaient en âge; quelle différence et quelle leçon pour d’autres, dans l’avenir! […]
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.
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