Site Hector Berlioz

Recréation au Festival de Radio France et de Montpellier ; concert du 23 juillet 2008.

Par

Pierre-René Serna

© 2008 Pierre-René Serna

    La Esmeralda, l’opéra de Louise Bertin, est demeurée dans l’Histoire et les monographies, essentiellement grâce aux commentaires de Berlioz et à la collaboration prestigieuse et unique de Victor Hugo comme librettiste. De la musique on ne savait presque rien, jusqu’au concert donné ce 23 juillet dernier dans la salle Berlioz du Corum de Montpellier. Disons d’emblée, pour ceux qui ont assisté à ce concert ou en ont écouté la retransmission radiophonique (sur France Musique le 25 juillet suivant), que la surprise est de taille. D’abord pour les qualités intrinsèquement musicales de l’œuvre, et puis, et surtout, pour les réminiscences qu’elles évoquent. Contre toute attente, c’est à la musique et au style de Berlioz que l’on ne cesse de songer. Alors, la Esmeralda, un Berlioz inédit ? Loin s’en faut certainement. Mais dorénavant, à l’appui de cette redécouverte, toutes les conjectures sont permises.

LE DESTIN DE LOUISE BERTIN

    Reprenons les pièces du dossier. Louise Bertin (1805-1877) est la fille de Louis-François Bertin, le propriétaire du Journal des débats1, et la sœur d’Armand, qui allait succéder à son père à la direction du journal. Elle était compositeur, ayant suivi une formation auprès de Fétis et (tout comme Berlioz) de Reicha. En 1836, année de la création de la Esmeralda, elle a déjà écrit deux opéras-comiques, Guy Mannering (1825) et le Loup-garou (1827), et un opéra, Fausto (1831). Ce n’est donc pas une novice, ni un compositeur méconnu, qui, grâce à l’entregent du puissant Journal des débats, s’attaque à la grande maison, l’Académie royale de musique (l’Opéra de Paris). On sait la suite : la Esmeralda tombe le 14 novembre 1836 et lors des cinq représentations suivantes, pour ne plus s’en remettre, sous les coups d’une tempétueuse cabale. Louise Bertin n’écrira plus d’opéra et sa carrière musicale en restera là, hors quelques rares mélodies postérieures.

    Le statut de femme compositeur (infirme de surcroît) n’est en ce temps certainement pas bien porté. Mais Hugo, auteur du livret d’après sa Notre-Dame de Paris, est alors également une personnalité controversée. Le soutien notoire de Berlioz, qui apporte son aide à la musicienne en se chargeant notamment des répétitions, fournit un prétexte de plus à alimenter la polémique. Tout cela, ajouté aux coteries diverses (comme les conflits, politiques, entre partisans et opposants des Débats), explique cette chute éclatante de l’opéra. Et ce malgré les éloges de Berlioz, mais aussi de Liszt, qui en réalise une réduction piano et chant (la seule jamais faite par lui pour un opéra), de Meyerbeer et d’Halévy… autrement dit, des plus grands noms de la musique à cette époque. Auber manque à l’appel il est vrai, mais sa célébrité du moment n’est qu’un leurre, si l’on mesure sa piètre valeur à l’aune impartiale d’une ouïe d’aujourd’hui. Et sa jalousie, légendaire, a pu jouer.

    Notons également que par la suite Berlioz rendra un double hommage à Louise, en la faisant destinataire de sa " Septième lettre d’Allemagne " (publiée une première fois dans la presse, puis reprise dans son premier ouvrage littéraire, et enfin dans les Mémoires) et en incluant l’air de Quasimodo de l’opéra dans son concert du 6 avril 1845.

UN CORRECTEUR ET CONSEILLER

    Que dit Berlioz lui-même de la Esmeralda ? Nous avons ses témoignages par différentes sources : les Mémoires, au chapitre XLVIII, deux comptes rendus, l’un à chaud dans la Revue et Gazette musicale de Paris et l’autre dans les Débats à l’occasion de la parution en 1838 de la partition de Liszt, et sa correspondance. Cette dernière, s’adressant à des proches, a le mérite d’une totale sincérité, que l’on pourrait éventuellement suspecter dans des publications où il avait à ménager ses amis et protecteurs (indéfectibles) du Journal des Débats. Il n’empêche que ses articles " sont exemplaires de l’indépendance du critique "2. Mais attachons-nous plutôt à sa correspondance3, faite sur le vif et plus révélatrice des dessous de l’affaire. À sa mère, il écrit4 : " Les directeurs du Journal des débats ces MM. Bertin sont d’une bonté extrême pour moi, c’est une famille qui m’est je crois vraiment dévouée. Mlle Louise Bertin, leur fille et sœur, pauvre femme percluse à peu près incapable de marcher, vient de finir un opéra sur Notre-Dame de Paris dont V. Hugo a fait les paroles. Le père Bertin m’a prié de revoir la partition et d’en diriger les répétitions. Malheureusement mon travail de conseiller ou correcteur se borne à très peu de chose, l’auteur sachant tout ce qui peut s’apprendre. " Entre autres commentaires à la suite de l’échec de l’opéra, vient celui-ci à Adèle le 22 décembre 18365 : " Esmeralda est tombée, tu le sais, abattue par une opposition systématique où la politique avait une grande part ; à la dernière représentation, qui n’a pu être achevée, le parterre criait : "À bas les Bertin ! à bas le Journal des Débats !" Il n’y a que l’air des cloches de Quasimodo qui ait réellement trouvé grâce devant cette méchante cabale ; aussi ne veut-elle pas absolument en laisser l’honneur à Mlle Bertin et s’obstine-t-on, malgré toutes mes dénégations, à me l’attribuer. Ce morceau est vraiment une invention musicale des plus remarquables, il eut les honneurs d’un bis aux 1ère, 2e et 3e représentations, et à la première, Alexandre Dumas, qui n’aime pas les Bertin, se mit à crier de toute la force de ses poumons mulâtres : "C’est de Berlioz, c’est de Berlioz !" Voilà la justice !… Si j’ai contribué à l’effet de cet air, c’est pour bien peu de chose ; il est réellement bien de Mlle Bertin, mais (entre nous) il finissait mal, c’est-à-dire il finissait de manière à empêcher l’effet des belles choses qu’il contient ; ma collaboration s’est bornée à indiquer à l’auteur une péroraison plus digne de l’exorde ; c’est tout et je ne l’ai jamais avoué à personne. " Ces confidences se complètent de jugements sur l’œuvre qui évolueront plus positivement d’un courrier à l’autre, jusqu’à celui tardif adressé à Nanci le 27 février 18376 à propos d’une " énorme niaiserie musicale appelée Stradella " : " Cela fait terriblement ressortir l’œuvre de cette pauvre Mlle Bertin cent fois plus virile, et forte, et neuve ". Notons enfin cette lettre où il revient pour la dernière fois sur le sujet, adressée à l’ami Ferrand le 11 avril 18377 : " Vos questions sur Esmeralda, j’y réponds d’abord. Je ne suis pour rien, absolument rien que des conseils et des indications de forme musicale, dans la composition de mademoiselle Bertin ; cependant on persiste dans le public à me croire l’auteur de l’air de Quasimodo. Les jugements de la foule sont d’une témérité effrayante. "

    Que retenir de tout cela ? Différents éléments : que Berlioz, après avoir été tout d’abord sceptique (comme le prouverait un autre passage de la lettre précitée à sa mère), deviendra pratiquement constant dans sa louange de l’œuvre, dans ses écrits officiellement publiés comme en privé ; qu’il participera non seulement à la direction des répétitions, mais aussi à des retouches de la partition en tant que " correcteur " ou " conseiller " pour " des indications de forme musicale "8 ; et, enfin, qu’il se défend d’être pour quoi que ce soit, ou presque, dans l’écriture de l’opéra.

ENTRE BENVENUTO CELLINI ET LA NONNE SANGLANTE

    Et, fort de ces affirmations, tel aurait été volontiers notre sentiment avant la découverte de l’œuvre au concert : croyant a priori que la Esmeralda ne doit rien, ou quasiment, à Berlioz. Désormais, tout auditeur naïvement de bonne foi et quelque peu berlioziste ne saurait pleinement et raisonnablement le penser. Faisons abstraction d’une brève ouverture, assez inconsistante, réorchestrée par un compositeur actuel à partir de la transcription de Liszt qui est seule restée. Peu après, l’intérêt bascule du tout au tout, et sautent régulièrement à l’oreille les échos de Benvenuto Cellini, particulièrement, de l’inachevée Nonne sanglante9, voire du Requiem… Œuvres exactement contemporaines, il convient de le relever. Et ce, dans mille détails, d’orchestration, d’écriture chorale (comme ce chœur quasi a capella, sur de simples bois ; qui hérite peut-être aussi de Reicha), de codas, de formules de transition, de traits des récitatifs, et jusque dans certaines absences symptomatiques : on chercherait vainement la moindre cadence napolitaine, proscrite comme on sait de toutes les œuvres de Berlioz, mais marque de ponctuation obligée chez les compositeurs du temps (Bellini ou Donizetti, évidemment, mais aussi Meyerbeer, et, de façon presque systématique, Auber) ; ou plutôt, on croit un instant, enfin ! s’en profiler une… qui conclut alors tout différemment ! Pirouette ironique, digne de l’auteur de Béatrice et Bénédict. Mais entendons-nous bien : il n’y a nul plagiat – encore que ? pour certains passages de Benvenuto… – mais fréquemment une sorte de manière, immédiatement reconnaissable. Il ne peut s’agir de pure et simple coïncidence.

    La proximité entre les deux musiciens n’interdit pas, il est vrai, d’y voir chez Louise une empreinte naturelle de l’influence de son aîné. Au moins pour partie. Mais la compositrice n’aurait pu et dû, en théorie, rien savoir de Benvenuto, ni moins encore de la Nonne… D’aucuns préféreront alors y reconnaître un ascendant en sens contraire10. Laissons ces délires… Mais remarquons par ailleurs que, au fil des répétitions en 1836, peu à peu, les réserves premières de Berlioz disparurent : "Cela prend tournure, et je crois à un résultat assez satisfaisant pour l’amour-propre de la famille Bertin. Il y a des chœurs charmants, qu’on me fait l’honneur de m’attribuer, quoi que je puisse dire. Je n’y suis effectivement pour rien. Les rôles ne sont malheureusement pas aussi bien, il s’en faut de beaucoup, et les acteurs font de cruelles grimaces. Mais tout s’arrangera avec de la persévérance. " Puis enfin : " Il y a vraiment dans cette partition des choses bien remarquables, et les gens impartiaux seront fort surpris. "11 Des ajustements apportés au cours et à l’épreuve des répétitions, restent ainsi plus que probables12.

    Le débat est donc ouvert13 : quelle est la part réelle de Berlioz dans la Esmeralda ? Optons pour l’hypothèse que la structure, à grand renfort de chœurs puissants14, les thèmes mélodiques, souvent inspirés, et la découpe, parfois malhabile, appartiennent à la seule Louise Bertin. Mais que Berlioz a bien pu contribuer, ne serait-ce qu’au titre de " conseils ", à l’harmonisation et à l’orchestration15. On ne saura jamais exactement… Mais ainsi, et quoi qu’il en soit, l’opéra survole largement les productions lyriques de l’époque, si l’on songe aux succès de Boieldieu ou de l’indigent Auber, et même aux premiers Meyerbeer. C’est peut-être finalement l’essentiel.

    Un mot sur l’interprétation de ce soir du 23 juillet. Au Corum de Montpellier la restitution musicale achève de convaincre. Lawrence Foster dirige ses troupes, dont un percutant Chœur de la Radio Lettone et un palpitant Orchestre de Montpellier, avec une ardeur convaincue et vite communicative. Peut-être a-t-il seulement manqué quelques répétitions supplémentaires, qui auraient mieux évité certains flottements. À une exception près (celle de Francesco Ellero d’Artegna, basse gutturale et approximative pour le prêtre Frollo), le plateau vocal mérite tous les compliments. Manuel Nuñez Camelino est un ténor de petit format mais au style délicieusement juste, qui devait être celui du créateur de Phœbus, Nourrit, passant avec aisance de la voix de poitrine à la voix de tête ; Frédéric Antoun allie technique et phrasé pour Quasimodo ; et Maya Boog incarne un rôle-titre que l’on imagine idéal, avec son legato lisse, sa voix exempte de tout vibrato. Une Falcon – la créatrice du personnage – de notre temps. On goûterait une telle distribution pour Benvenuto Cellini.

Pierre-René Serna
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1. Auquel Berlioz collabore une première fois le 10 octobre 1834, obtenant la charge du feuilleton musical en 1835, jusqu’à la fin de sa carrière de critique en 1863.

2. Selon Arnaud Laster, spécialiste d’Hugo, et conséquemment de Louise Bertin, dans le Dictionnaire Berlioz (Fayard), page 73.

3. À noter que Frédéric Robert (ou Pierre Citron ?) semble faire erreur dans la note page 233 du tome II de la Correspondance générale (CG, Flammarion), en attribuant sans hésiter la Esmeralda au livret d’opéra qu’Hugo propose à Berlioz en mars 1835. Puisque Louise et Hugo sont déjà en relation pour leur opéra depuis 1831, comme en témoigne leur échange épistolaire.

4. Lettre datée entre le 26 janvier et le 10 février 1836 (CG, tome II, page 284).

5. CG, tome II, pages 318 et 319.

6. CG, tome II, page 333.

7. CG, tome II, page 341.

8. Participations qu’Arnaud Laster omet dans ses extraits des lettres de Berlioz, tels qu’il les cite dans son texte de présentation du programme de Montpellier.

9. À propos de la Nonne Sanglante, on se référera aux différents commentaires émis sur ce site à l’occasion de l’exécution donnée l’an passé en ce même Festival de Montpellier. Pour une évocation de l’œuvre et de son destin, on peut également consulter notre ouvrage Berlioz de B à Z (éditions Van de Velde), pages 141 à 143.

10. Comme il nous a été avancé au sortir du concert montpelliérain.

11. Lettres à Adèle du 1er juillet et à Théophile de Ferrières du 15 août 1836 (CG, tome II, pages 303 et 306).

12. Les dénis mêmes du " correcteur " attesteraient, a contrario, le désir de laisser discret son travail et de préserver la réputation de sa protégée. Attitude qui lui ressemble bien, et peut s’expliquer aussi tout simplement par l’oubli des épisodes précis et des " peu de chose " de sa collaboration. Et il avait à ce moment, avec son propre opéra en chantier, d’autres préoccupations. Face aux rumeurs, il eut à cœur de se démarquer. Mais avec le recul nous pouvons comprendre certaines interrogations à l’époque, puisque nous les partageons.

13. En l’absence, semble-t-il, de spécialiste reconnu de Berlioz dans la salle de Montpellier, il faut s’en tenir à notre seule et modeste impression. Il serait instructif à cet égard d’examiner le manuscrit, apparemment à la Bibliothèque nationale de France, afin d’y relever les traces éventuelles de Berlioz. Avis aux amateurs !

14. Notons que la réduction piano et chant de Liszt a été donnée en 2002 à Besançon, reprise par la suite à Châtenay-Malabry (en région parisienne) et en 2007 à Paris. Mais, en dehors de l’absence d’orchestre, il s’agissait d’une restitution très expurgée, où les chœurs, qui ont une part si essentielle et interviennent pour près de la moitié de la partition, étaient exclus.

15. On relèvera que les quelques reproches émis par Berlioz dans ses deux articles portent précisément sur les modulations et l’orchestration (Critique musicale tome II, pages 595-600; tome III, pages 81-2, 87-8 et 501-5). Ces articles ont l’avantage d’entrer dans les détails d’une partition dont il savait, mieux que quiconque, à quoi s’en tenir. Il n’a pas dû cacher ses avis en temps voulu à la signataire, laquelle n’a pas pu manquer de les prendre en compte. Le prouverait cette réflexion : " l’air de Levasseur [dans le rôle de Frollo] contenait quelques longueurs : elles ont disparu après la première représentation ". Ou cette autre : " les défauts sont ceux que l’expérience peut faire disparaître. " Ou alors celle-ci : " la grosse caisse est employée avec assez de modération " (Revue et Gazette musicale de Paris, du 20 novembre 1836; Critique musicale II pages 597-8). Quand on sait la phobie de Berlioz pour les excès de l’usage de cet instrument à percussion.

Nous remercions vivement notre ami Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article. 

Voir aussi sur ce site les remarques de Arnaud Laster et Danièle Gasiglia-Laster sur cet article, ainsi que La Esmeralda, comme un parfum d’époque par Christian Wasselin.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er août 2008.

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