A L’OPÉRA
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On comparera ce compte-rendu avec les deux comptes-rendus de la plume d’Arthur Pougin, l’un concernant les représentations de la Damnation de Faust au théâtre Sarah-Bernhardt en mai 1903, et l’autre les représentations à l’Opéra en juin 1910. On comparera également le compte-rendu de la plume d’Adolphe Jullien.
Ce texte a été transcrit d’après un exemplaire de Comœdia illustré de notre collection; sauf correction de quelques erreurs typographiques on a respecté l’orthographe de l’original.
QUELLE étrange destinée que celle de Berlioz ! Méprisé par ses contemporains, bafoué et traîné dans la boue par des critiques ignares, il a été dès au lendemain de sa mort sacré grand homme. Son chef-d’œuvre la Damnation de Faust, qui avait été accueillie par le public avec le plus froid dédain, déchaîna tout à coup de fougueux enthousiasmes, on lui décerna les éloges les plus dithyrambiques. Ce succès inouï, prodigieux dure depuis près de quarante années, réparation éclatante des injustices passées, mais voici que par une cruelle ironie du sort il se tourne à présent contre l’œuvre qui en est l’objet ! Au mépris des plus formelles intentions du Maître sa partition est transformée en drame lyrique et représentée sur les principales scènes de l’Europe !
Pour comprendre combien cette tentative — qui n’a malheureusement que trop réussi — est sacrilège, il suffit de faire l’historique de l’ouvrage de Berlioz. Dès 1828, à peine âgé de 25 ans, le musicien est désireux de mettre en musique la Légende de Faust. A cette époque, M. Bohain avait écrit sur ce sujet un scénario qu’il avait fait recevoir par la direction de l’Opéra. Berlioz avait été choisi pour en écrire la musique sous réserve de l’approbation du surintendant. Ce projet de faire danser Faust, dont il fut d’ailleurs le premier à rire dans la suite, n’aboutit pas, mais dans une traduction du drame de Goethe publiée par Gérard de Nerval, certains morceaux lyriques étant rimés, Berlioz les mit en musique et les fit paraître sous le titre de Huit scènes de Faust. Cette partition se composait des fragments suivants : I. Chants de la fête de Pâques. — II. Paysans sous les tilleuls. — III. Concert de Sylphes. — IV. Echo [sic pour Écot] de joyeux compagnons. V. Chanson de Méphistophélès. — VI. Le Roi de Thulé. — VII. Romance de Marguerite et Chœur des soldats. VIII. Sérénade de Méphistophélès.
Satisfait sans doute de ce premier essai — qui, plus ou moins remainié et retouché prit place dans la Damnation de Faust — Berlioz semble se désintéresser complètement de cette légende pendant dix-huit ans. C’est au cours d’un voyage en Autriche-Hongrie et en Bohême, en 1846, qu’il lui revient l’idée d’écrire un opéra dont Faust sera le héros ; il fait d’abord appel à la collaboration de Gandonnière, puis, peu satisfait sans doute, s’essaye à rimer lui-même les scènes qu’il veut traiter ; l’Invocation à la Nature, son morceau de début, lui paraît suffisamment bien venu pour l’encourager à continuer dans cette voie et peu à peu, au hasard des chemins il écrit son poème. Je préfère emprunter à ses Mémoires [chapitre 54] les pages suivantes dans lesquelles il raconte avec sa verve coutumière comment il composa son ouvrage.
« Une fois lancé, je fis les vers qui me manquaient au fur et à mesure que me venaient les idées musicales, et je composai ma partition avec une facilité que j’ai bien rarement éprouvée pour mes autres ouvrages. Je l’écrivais quand je pouvais ; en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soins divers auxquels m’obligeaient les concerts que j’avais à donner. Ainsi, dans une auberge de Passau, sur la frontière de la Bavière, j’ai écrit l’Introduction :
Le vieil hiver a fait place au printemps.
« A Vienne, j’ai fait la Scène des bords de l’Elbe, l’air de Méphistophélès,
Voici des roses,
et le ballet des Sylphes….
« … A Pesth, à la lueur du bec de gaz d’une boutique, un soir que je m’étais égaré, j’ai écrit le refrain en chœur de la Ronde des paysans.
« A Prague, je me levai au milieu de la nuit pour écrire un chant que je tremblais d’oublier, le chœur d’anges de l’Apothéose de Marguerite :
Remonte au ciel, âme naïve
Que l’amour égara.
« A Breslau, j’ai fait les paroles et la musique de la chanson latine des étudiants :
Jam nox stellata velamina pandit.
« De retour en France, étant allé passer quelques jours près de Rouen à la campagne de M. le baron de Montville, j’y composai le grand trio :
Ange adoré dont la céleste image.
« Le reste a été écrit à Paris, mais toujours à l’improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple. Je ne cherchais pas les idées, je les laissais venir, et elle se présentaient dans l’ordre le plus imprévu. Quand enfin l’esquisse entier de la partition fut tracée, je me mis à retravailler le tout, à en polir les diverses parties, à les unir, à les fondre ensemble avec tout l’acharnement et la patience dont je suis capable, et à terminer l’instrumentation qui n’était qu’indiquée ça et là. Je regarde cet ouvrage comme l’un des meilleurs que j’ai produits ; le public jusqu’à présent paraît être de cet avis. »
En écrivant cette dernière phrase, ce n’est certes pas au public parisien que pensait Berlioz. L’accueil qu’il fit à cette nouvelle partition fut presque glacial et, qui pis est, il ne se dérangea pas pour aller l’entendre. Les deux exécutions qui eurent lieu en novembre et décembre 1846 attirèrent si peu d’auditeurs que la salle fut à peine à demi remplie. Les bruyants applaudissements des amis de l’auteur ne parvinrent pas à masquer l’indifférence des assistants déroutés par la nouveauté de l’œuvre et par le manque de conviction de chanteurs qui n’avaient pas foi en l’œuvre dont ils étaient les interprètes. Aussi Berlioz ajouta-t-il :
« Rien dans ma carrière d’artiste ne m’a plus profondément blessé que cette indifférence inattendue. »
Elle devait lui paraître d’autant plus cruelle après les succès, les triomphes même qu’il venait de remporter dans sa tournée à travers l’Europe !
Ce serait faire injure au lecteur que de croire nécessaire de donner une analyse du poème ou de la partition de la Damnation de Faust. L’œuvre jouée et rejouée partout depuis trente ans est présente à toutes les mémoires.
Voyons plutôt pourquoi la tentative de la porter à la scène est critiquable ; pourquoi malgré toute l’ingéniosité et le talent du metteur en scène le résultat ne peut être que médiocre.
L’idée première de Berlioz quand il entreprit son ouvrage fut certainement d’écrire un opéra, mais il y renonça vite. Sa méthode si singulière de travail ne pouvait donner naissance qu’à une œuvre tout à fait fantaisiste. En somme la Damnation de Faust n’est que l’amplification des Huit scènes de Faust primitives, le lien qui relie les différents fragments entre eux est des plus ténus. On a reproché au musicien, et cela bien à tort, de s’être écarté de la conception de Goethe, d’avoir modifié le dénouement du drame : Berlioz était parfaitement libre d’agir comme il l’a fait. Faust est un personnage de légende et par cela même appartient en quelque sorte au domaine public.
Le héros choisi par Goethe a eu d’illustres prédecesseurs dans l’histoire littéraire et, selon l’imagination des écrivains, des destinées et des aventures fort différentes de celles qu’a imaginées le grand poète lyrique allemand : je n’en veux pour exemple que le Faust de Marlowe. Mais ce qu’il faut constater, c’est que la Légende dramatique imaginée par le musicien français n’est nullement une action dramatique et par cela même ne se prête aucunement à la représentation scénique. Les fragments sont d’un intérêt très différent. Si par exemple le Chœur des buveurs dans la traverse d’Auerbach acquiert sous cette nouvelle forme un relief qu’il n’a pas au concert, par contre le défilé des troupes pendant l’exécution de la Marche de Racotzky fait sourire. On se heurte par ailleurs à des difficultés de réalisation presque insurmontables comme dans la Marche à l’abîme ou la Scène au bord de l’Elbe et ce qu’il y a alors de pire c’est qu’il faut retoucher au texte musical, faire des reprises, allonger certains fragments et que ce travail de mise au point défigure sensiblement le chef-d’œuvre de Berlioz.
L’essai tenté à l’Opéra est donc critiquable pour ces raisons, mais ce qui le rend absolument condamnable c’est qu’il est en tout contraire à la volonté de l’auteur. Plusieurs fois de son vivant des propositions lui furent faites dans ce sens ; il refusa toujours avec énergie et protesta par avance contre toute entreprise de ce genre. Il sentait parfaitement tout ce que son œuvre pouvait perdre en couleur, en fantaisie, en poésie même, si on la mettait en scène. Mais le sort ironique qui persécuta le grand homme de son vivant le poursuit encore au delà du tombeau. Jamais aucun théâtre en France ne représenta sa partition des Troyens telle qu’il l’avait conçue ; cette œuvre, véritablement scénique et dramatique, n’obtint jamais auprès du public le succès qu’elle méritait d’avoir, mais par contre il est probable que dans sa nouvelle forme la Damnation de Faust retrouvera toute la faveur dont elle a joui jusqu’à ce jour !
Ces constatations une fois faites, il convient de dire que les directeurs de l’Opéra ont fait l’impossible pour représenter au mieux le chef-d’œuvre de Berlioz. Ils l’ont encadré dans de fort beaux décors et présenté avec une mise en scène très heureusement pittoresque et originale. L’interprétation est parfaite. Mlle Grandjean, qui chanta souvent l’ouvrage au concert, est une Marguerite très poétique, elle détaille avec infiniment de charme et d’intensité d’accent toutes les belles pages qui composent son rôle. A côté d’elle M. Franz est un Faust à la voix chaleureuse et vibrante. Le personnage de Méphistophélès est un de ceux où M. Renaud se montra le plus parfait ; la silhouette qu’il en a dessinée est absolument inoubliable, elle est tout à fait saisissante.
Enfin M. Cerdan lance d’une voix incisive et mordante les couplets de Brander ; l’orchestre et son chef M. Henri Rabaud, n’ont droit qu’aux plus chaleureux éloges pour la très belle exécution qu’ils ont donnée de la célèbre partition.
ALB. BERTELIN.
Vignettes en haut de la première page
Un des décors de Faust à l’Opéra. Quatrième Tableau — La Rue
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