Par
HECTOR BERLIOZ
QUATORZIÈME SOIRÉE.
Les opéras se suivent et se ressemblent. — La question du beau. — La Marie Stuart de Schiller. — UNE VISITE A TOM-POUCE, nouvelle invraisemblable.
On joue un opéra, etc., etc., etc., etc., intitulé L’ENCHANTEUR MERLIN. La parole, ce soir-là, est à Corsino. Écoutons-le :
CORSINO.
« On dit souvent : les opéras sont comme les jours, ils se suivent et se ressemblent. Il serait plus exact de dire, tout en conservant la même comparaison, qu’ils se suivent et ne se ressemblent pas. Nous avons, en effet, les belles journées d’été, radieuses, calmes, splendides, pleines d’harmonies et de lumière, pendant lesquelles la création semble n’être qu’amour et que bonheur : le rossignol caché dans le bosquet, l’alouette perdue dans l’azur du ciel, le grillon sous l’herbe, l’abeille sur la fleur, le laboureur à sa charrue, l’enfant qui joue au seuil de la ferme, la beauté aristocratique dont la silhouette élégante se dessine blanche sur la sombre verdure d’un parc plein d’ombre et de mystère. — Ces jours-là, respirer, voir et entendre, c’est être heureux.
Le lendemain, le soleil se lève morose et voilé ; une brume épaisse alourdit l’atmosphère, tout languit sur la montagne et dans la plaine ; les oiseaux chanteurs se taisent ; on n’entend que la sotte voix du coucou, l’aigre et stupide cri des oies, des paons et des pintades ; la grenouille coasse, le chien hurle, l’enfant vagit, la girouette grince sur son toit ; puis un vent énervant se roule sur lui-même et tombe enfin, avec le jour, sous une pluie silencieuse, tiède et mal odorante comme l’eau des marais. N’avons-nous pas aussi les jours de tempêtes sublimes, où la foudre et les vents, le bruit des torrents, le fracas des forêts criant sous l’effort de l’orage, l’inondation et l’incendie, remplissent l’âme de grandes et terribles émotions ?.. Comment donc les jours se ressemblent-ils ? Est-ce par leur durée, par leurs degrés de chaleur ou de froid, par la beauté des crépuscules qui précèdent le lever ou suivent le coucher du grand astre ? Pas davantage. Nous voyons des jours et des opéras mortellement froids succéder à des journées et à des œuvres brûlantes ; telle production, qui a brillé d’un vif éclat pendant la vie de son auteur, s’éteint brusquement avec lui, comme la lumière au coucher du soleil, dans les contrées équinoxiales ; telle autre, qui n’eut d’abord que de pâles reflets, s’illumine, quand l’auteur a vécu, de splendeurs durables, et revêt un éclat merveilleux, comparable aux lueurs crépusculaires, aux aurores boréales qui rendent certaines nuits polaires plus belles que des jours.
Je maintiens donc l’exactitude de ma comparaison : les opéras, ainsi que les jours, se suivent mais ne se ressemblent pas. Les astronomes et les critiques viennent ensuite vous donner une foule d’explications plus ou moins bonnes des phénomènes. Les uns disent : voilà pourquoi il a tombé hier de la grêle, et pourquoi il fera beau demain. Les autres : voici la raison de la défaveur du dernier opéra et la cause du succès qu’obtiendra le prochain. Quelques autres enfin avouent qu’ils ne savent rien, et qu’à force d’avoir étudié l’inconstance des vents et du public, la variété incessante des goûts et de la température, les caprices infinis de la nature et de l’esprit humain, ils en sont venus à reconnaître l’immensité de leur ignorance, et que les causes, même les plus rapprochées, leur sont inconnues.
MOI.
Vous avez raison, mon cher Corsino, et je dois avouer que je suis de ces savants-là. J’ai cru quelquefois apercevoir au ciel un astre nouveau dont les proportions et l’éclat me paraissaient considérables, et je me suis vu nier, non seulement l’importance, mais l’existence même de Neptune. Puis, quand je disais : « La lune est un des moindres corps célestes, c’est son extrême rapprochement de la terre qui fait lui attribuer un volume qu’elle n’a point. Sirius, au contraire, est un astre immense. Que parlez-vous de Sirius, me répondait-on, qui ne tient au ciel que la place d’une tête d’épingle ! nous aimons bien mieux notre lune majestueuse. »
En suivant à la piste ce raisonnement, j’en suis venu à trouver des gens qui préféraient à la lune un réverbère au gaz, et au réverbère la lanterne du chiffonnier.
Et voilà pourquoi il n’y a pas une seule production de l’esprit humain, une seule, entendez-vous, qui réunisse, je ne dirai pas tous les suffrages de l’humanité, mais seulement tous ceux de l’imperceptible fraction de l’humanité à laquelle elle s’adresse exclusivement. Combien peut contenir la plus vaste salle de spectacle aujourd’hui ? Deux mille personnes à peine, et la plupart des théâtres en contiennent beaucoup moins. Eh bien ! est-il jamais arrivé, une excellente exécution étant donnée, à cinq cents personnes seulement, réunies dans un théâtre, de s’accorder sur le mérite de Shakspeare, de Molière, de Mozart, de Beethoven, de Gluck ou de Weber ? J’ai vu siffler le Bourgeois gentilhomme par les étudiants à l’Odéon. On sait quels combats furent livrés au Théâtre-Français au sujet de la traduction de l’Othello de Shakspeare par A. de Vigny, quelles huées accueillirent Il Barbiere de Rossini à Rome, le Freyschütz à Paris. Je n’ai pas encore assisté à une première représentation de l’Opéra sans trouver parmi les juges du foyer une énorme majorité hostile à la partition nouvelle, quelque grande et belle qu’elle fût. Il n’y en a pas non plus, si nulle, si vide et si plate qu’on la suppose, qui ne recueille en pareil cas quelques suffrages et ne rencontre des prôneurs de bonne foi, comme pour justifier le proverbe « Il n’est si vilain pot qui ne trouve son couvercle. »
Telle opinion, chaudement soutenue derrière la scène, est combattue non moins vivement à l’orchestre. De quatre auditeurs placés dans la même loge à la représentation d’un opéra, le premier s’ennuie, le second s’amuse, le troisième s’indigne, le quatrième est enthousiasmé. Voltaire avait dénoncé Shakspeare à la France comme un Huron, un Iroquois ivre ; la France avait cru Voltaire. Et pourtant le plus ardent sectateur du philosophe de Ferney, convaincu de la vérité absolue du jugement qui condamnait l’auteur d’Hamlet, n’avait qu’à passer la Manche pour trouver établie l’opinion opposée. En deçà du détroit, Shakspeare était un barbare, une brute ; au delà, il était un dieu. Aujourd’hui, en France, si Voltaire pouvait revenir et émettre de nouveau une opinion pareille, tout Voltaire qu’il fut, qu’il est et qu’il sera, on lui rirait au nez ; je connais même des gens qui feraient pis. La question du beau serait donc une question de temps et de lieu ; c’est triste à penser... mais c’est vrai. Quant au beau absolu, si ce n’est pas celui qui, dans tous les temps, dans tous les lieux et par tous les hommes, serait reconnu pour beau, je ne sais en quoi il consiste. Or, ce beau-là n’existe pas. Je crois seulement qu’il y a des beautés d’art dont le sentiment devenu inhérent à certaines civilisations durera, grâce à quelques hommes, autant que ces civilisations elles-mêmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Pourquoi, reprend Corsino après un silence et comme pour rompre une conversation qui lui est pénible, n’êtes-vous pas venu avant-hier à la représentation de la Marie Stuart de Schiller ? Nos premiers acteurs y figuraient et le chef-d’œuvre n’a point été mal rendu, je puis vous l’assurer. — Vous ne m’en compterez pas moins, je l’espère, parmi les plus sincères admirateurs de Schiller ; mais il faut vous avouer mon insurmontable antipathie pour les drames dans lesquels figurent le billot, la hache, le bourreau. Je n’y puis tenir. Ce genre de mort et les apprêts qu’il nécessite ont quelque chose de si hideux ! Rien ne m’a jamais inspiré une plus profonde aversion pour la foule, pour la populace de tout rang et de toute classe, que l’horrible ardeur avec laquelle on la voit se ruer à certains jours vers le lieu des exécutions. En me représentant cette multitude pressée, la gueule béante, autour d’un échafaud, je songe toujours au bonheur d’avoir sous la main huit ou dix pièces de canon chargées à mitraille, pour anéantir d’un seul coup cette affreuse canaille sans avoir besoin d’y toucher. Car je conçois qu’on verse le sang de cette façon, de loin, avec fracas, avec feux et tonnerres quand on est en colère ; et j’aimerais mieux mitrailler quarante de mes ennemis que d’en voir guillotiner un seul. — Corsino, approuvant de la tête : Vous avez des goûts d’artiste. — Quant à cette pauvre charmante reine Marie, dit Winter, je conviens qu’on pouvait fort bien la détruire, sans aller ainsi gâter son beau col. — Eh ! eh ! réplique Dimski, c’était peut-être précisément à ce beau col qu’en voulait Élisabeth. Au reste, détruire est heureusement trouvé ; j’approuve le mot. — Oh ! messieurs ! pouvez-vous rire et plaisanter d’une telle catastrophe, d’un crime si affreux ! — Moran a raison, reprend Corsino ; puisque ces messieurs sont d’humeur joyeuse ce soir, conte-leur quelque bonne bêtise, Schmidt, tu ne nous a rien donné en ce genre depuis longtemps, tu dois être en fonds. »
Schmidt, le troisième cor, a une figure grotesque qui provoque le rire. Il passe pour avoir de l’esprit, et sa taciturnité habituelle donne plus de prix qu’elles n’en ont réellement à ses saillies, qu’il mime d’ailleurs en bouffon de premier ordre. Schmidt donc, accueillant cette invitation, se mouche, prend une énorme pincée de tabac et, sans préambule, élevant sa voix grêle, dit :
La scène représente…. un provincial français extrêmement naïf, qui se dit grand amateur de musique, et, à ce titre, se désespère de n’avoir pu assister aux soirées données par le nain Tom-Pouce. Il sait que ce phénomène lilliputien a fait les délices de la capitale française pendant un nombre de mois indéterminé ; il a entrepris le voyage de Paris uniquement pour admirer le petit général qu’on dit si spirituel, si gracieux, si galant ; et le malheur veut que les représentations de ce prodige soient en ce moment interrompues. Comment faire ?... Une lettre de recommandation dont notre provincial est pourvu lui ouvre le salon d’un artiste célèbre par son talent de mystification. A l’énoncé de la déconvenue de l’admirateur de Tom-Pouce, l’artiste lui répond : En effet, monsieur, je conçois que pour un ami des arts tel que vous, ce soit un cruel désappointement... Vous venez de Quimper, je crois ? — De Quimper-Corentin, monsieur. — Faire sans fruit un pareil voyage... Ah ! attendez ! il me vient une idée ; Tom-Pouce, à la vérité, ne donne plus de représentations, mais il est à Paris ; et parbleu, allez le voir, c’est un gentilhomme, il vous recevra à merveille. — Oh ! monsieur, que ne vous devrai-je pas, si je puis parvenir jusqu’à lui ! j’aime tant la musique ! — Oui, il ne chante pas mal. Voici son adresse : rue Saint-Lazare, au coin de la rue de La Rochefoucauld, une longue avenue ; au fond, la maison où Tom-Pouce respire ; c’est un séjour sacré qu’habitèrent successivement Talma, mademoiselle Mars, mademoiselle Duchesnois, Horace Vernet, Thalberg, et que Tom-Pouce partage maintenant avec le célèbre pianiste. Ne dites rien au concierge, montez jusqu’au bout de l’avenue, et, suivant le précepte de l’Évangile, frappez et l’on vous ouvrira. — Ah ! monsieur, j’y cours ; je crois le voir, je crois déjà l’entendre. J’en suis tout ému... C’est que vous n’avez pas d’idée de ma passion pour la musique. »
Voilà l’amateur pantelant qui court à l’adresse indiquée ; il monte, il frappe d’une main tremblante ; un colosse vient lui ouvrir. Le hasard veut que Lablache, qui habite avec son gendre Thalberg, sorte à l’instant même. — Qui demandez-vous, monsieur, dit à l’étranger l’illustre chanteur ? — Je demande le général Tom-Pouce. — C’est moi, monsieur, réplique Lablache avec un foudroyant aplomb et de sa voix la plus formidable. — Mais... comment... on m’avait dit que le général n’était pas plus haut que mon genou, et que sa voix charmante... ressemblait... à celle... des... cigales. Je ne reconnais pas... — Vous ne reconnaissez pas Tom-Pouce ? c’est pourtant moi, monsieur, qui ai l’honneur d’être cet artiste fameux. Ma taille et ma voix sont bien ce qu’on vous a dit ; elles sont ainsi en public, mais vous comprenez que quand je suis chez moi je me mets à mon aise. »
Là dessus, Lablache de s’éloigner majestueusement, et l’amateur de rester ébahi, rouge d’orgueil et de joie d’avoir vu le général Tom-Pouce en particulier et dans son entier développement.
« Ceci, Messieurs, vaut bien
Notre enchanteur Merlin,
Et c’est plus vraisemblable. »
Corsino se levant : « J’étais sûr qu’il finirait par une pointe ! Avec un vers de plus, nous recevions un quatrain en plein visage. Décidément, Schmidt, tu étais né pour faire des vaudevilles… allemands. »