Figaro1863

Site Hector Berlioz

THÉÂTRE-LYRIQUE.

Compte-rendu de la première représentation des Troyens
par
Benoît Jouvin

publié dans
Le Figaro, 8 novembre 1863 (p. 1-3)

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Jouvin

    Dans une lettre à Richard Pohl le 7 novembre 1863 Berlioz écrit (CG no. 2786): ‘La 2ème représentation des Troyens a eu lieu hier avec bien plus d’éclat encore que la première; elle a produit des émotions que je renonce à vous décrire d’une part, et sur quelques individus des rages inconcevables, dit-on. Deux de ces maniaques m’accablent d’injures ce matin dans le Figaro et le Nain Jaune.’

    L’un des ‘maniaques’ en question est Benoît Jouvin, rédacteur en chef du journal le Figaro. Nous reproduisons ci-dessous son compte-rendu des Troyens, compte-rendu malveillant qui ne lui fait pas honneur et qui peut se passer de tout commentaire (l’exactitude n’était pas son fort: on remarquera en passant que l’auteur a systématiquement confondu le septuor avec le quintette qui le précède immédiatement). Un quart de siècle plus tard Ernest Reyer, fidèle défenseur de Berlioz après sa mort, rappelera amèrement ce compte-rendu. On ajoutera aussi qu’à la suite du décès de Berlioz le 8 mars 1869 Jouvin s’abstint de publier un article nécrologique sur Berlioz et se contenta de publier quelques extraits des Mémoires (voir les extraits du Figaro de mars 1869).

    Cet article a été transcrit par nous à partir de notre exemplaire du Figaro du 8 novembre 1863. Sauf correction d’erreurs évidentes on a respecté l’orthographe de l’original.

    Sur la presse parisienne et les représentations des Troyens de novembre-décembre 1863 au Théâtre-Lyrique, on consultera la page La première des Troyens en novembre 1863.

 

Figaro1863

 

M. HECTOR BERLIOZ

THÉATRE-LYRIQUE. — LES TROYENS A CARTHAGE.

    L’Opéra des Troyens, tel que l’a conçu et exécuté M. Hector Berlioz, en le dédiant dans sa pensée à notre première scène lyrique, renferme deux épisodes aujourd’hui séparés, et rapproche, dans une double fiction, deux poètes immortels : Homère et son continuateur et son disciple Virgile. C’est une bilogie musicale, dont la première partie forme un opéra en trois actes, qui portera ce titre: la Prise de Troie. Cassandre en est l’héroïne.

    La deuxième partie, celle que nous venons d’entendre, et que l’auteur a baptisée les Troyens à Carthage, est l’épisode si connu et bien des fois mis au théâtre des amours de Didon. On voit par là que le poète-musicien, en faisant tenir deux œuvres distinctes dans l’unité d’une partition à dimensions colossales, s’est proposé de sculpter deux figures de femmes, également grandes et diversement passionnées: la fille de Priam et la veuve de Sichée. Le fils d’Anchise et de Vénus, le Pater Œneas [sic pour Æneas], de Virgile, s’éloignant de Troie en flammes pour débarquer non loin de la ville merveilleusement sortie de terre à la voix de Didon, est le lien des deux fictions, le fil pour se guider à travers les deux catastrophes.

    M. Hector Berlioz s’est inspiré, pour écrire son poème, — je devrais dire nourri — des quatre premiers livres de l’Enéïde, suivant le divin Mantouan d’aussi près que le lui pouvaient permettre les exigences musicales et le point de vue scénique.

    Après quelque mesures d’orchestre d’un caractère indécis et monotone (cette introduction formée de vagues accords se nomme un lamento instrumental), la toile se lève. Un rapsode, debout, au milieu du théâtre, ayant derrière lui une toile de fond représentant la sac de Troie, résume, dans un récit parlé, la chute d’Ilion, et annonce au spectateur l’arrivée prochaine d’Enée et de ses compagnons sur le territoire africain. Il s’arrête pour prêter l’oreille au chœur invisible et l’orchestre et les voix entonnent la marche triomphale des Troyens. Cette marche doit être fort belle, puisqu’on l’a beaucoup applaudie ; il ne m’en est resté que le souvenir d’un placage des instruments et des voix. Je n’affirme rien de plus que mon insuffisance. Pour ce qui est des quelques notes pincées sur la harpe pour permettre au rapsode de prendre des temps, je les trouve un peu gaies dans un récit où M. Jouanni s’efforce d’être pathétique et terrible. On se demande si le rapsode a rapporté de Troie un grillon mêlé à la poussière des sandales.

    La toile se lève derrière le rapsode qui disparaît, vers la coulisse de gauche, avec sa douleur, sa lyre et son grillon, et nous nous mêlons aux Tyriens qui envahissent la salle de verdure du palais de leur reine. Le peuple célèbre l’achèvement, sur le sol carthaginois, d’une seconde Tyr plus riche, plus grande, plus peuplée que l’autre. Didon s’avance :

Regina ad templum, forma pulcherrima Dido
Incessit
.

Et Mme Charton, portant le front haut sous son diadème élevé, réalise le pulcherrima de Virgile, et semble, en effet, dépasser de la tête les jeunes filles de Tyr, pareilles aux Oréades groupées autour de la chaste Diane. Mais pour que la ressemblance fût complète, il aurait fallu que le costumier attachât le carquois aux flèches d’or à l’épaule de la reine. Didon, après avoir rappelé à ses chers Tyriens le meurtre de son époux par Pygmalion, l’émigration du peuple suivant sa souveraine, le royaume de Carthage miraculeusement improvisé, décerne à ses sujets des récompenses nationales : l’équerre d’argent aux ouvriers constructeurs, l’aviron d’ivoire aux matelots, la faucille d’or aux laboureurs.

    Je voudrais louer ce premier chœur ainsi que le récitatif et l’air de Didon ; mais le caractère que le compositeur a voulu leur donner m’échappe absolument. Cette impolitesse involontaire que je fais au musicien, j’en demande pardon au poète, qui s’efforce du moins d’écrire des vers qui ne soient pas des vers d’opéra. Ce début de la reine est d’une langue nette et ferme ; mais un peu de musique n’eût rien gâté :

Nous avons vu finir sept ans à peine
Depuis le jour où, pour tromper la haine
Du tyran meurtrier de mon auguste époux
   J’ai dû fuir avec vous,
   De Tyr à la rive africaine.
Et déjà nous voyons Carthage s’élever,
Ses campagnes fleurir, sa flotte s’achever !
Déjà des bords lointains où s’éveille l’aurore
   Vous rapportez, laboureurs de la mer,
   Le blé, le vin, et la laine et le fer,
Et les produits des arts qui nous manquent encore.

    Nous voici dans un appartement du palais de Didon. La reine fait à sa sœur Anna la confidence d’une tristesse sans motif. « Je sens, dit-elle :

…..Transir mon sein qu’un ennui vague oppresse
Et mon visage en feu sous mes larmes brûler. »

    Pour ce duo des deux sœurs, M. Berlioz a traduit musicalement, si non littéralement, dans le VIe livre de l’Enéïde, le

Anna soror, quæ me suspensam insomnia terrent !

« Je ne sais, Anna, ma sœur, quelles insomnies me troublent et me remplissent de terreur ! » Le musicien a bien rendu la réponse à la fois compatissante et ironique de la confidente, ce : « Vous aimerez, ma sœur ! » qu’il ne doit point à Virgile ; mais, dans ce duo traînant et allongé, l’oreille ne sait à quoi s’accrocher : harmonie et mélodie, tout lui échappe ; elle est aussi incapable d’embrasser le contour de cette mélopée qui se dévide, qu’il est impossible à notre main de saisir le brouillard.

    Le poète Iopas vient annoncer à sa souveraine le débarquement des Troyens, échappés à la tempête et envoyant une députation à la reine de Carthage. Didon leur fait ouvrir les portes de son palais. Chante-t-elle ou ne chante-t-elle pas l’air : « Errante sur les mers, » qu’on peut lire dans le livret ? Je crois qu’elle passe l’air ; mais je ne réclame point.

    Un coup de baguette du machiniste nous transporte pour la seconde fois dans la salle de verdure. Le jeune Ascagne, fils d’Enée, adresse à la reine la requête de l’émigration troyenne. Quant à celui dont la veuve de Sichée pressent la venue dans ses rêves troublés, il ne garde point, comme dans l’épopée, un incognito d’immortel. M. Berlioz a substitué au nuage de Virgile un déguisement de matelot. Ce n’est que sur la nouvelle de la réapparition du féroce Iarbas, à la tête de ses Numides, qu’Enée, reprenant sa forme de héros et les attributs du commandement, s’avance vers la reine et lui dit : « Permettez aux Troyens de combattre avec vous ! » La reine répond en minaudant :

Enée armé pour ma défense !
Les dieux se déclarent pour nous.

    Le chœur, talonné par un orchestre furibond, crie à tue-tête et sans bouger de place : Marchez, marchons !Volez, volons !Chassez, chassons !Exterminez, exterminons ! — Et le rideau tombe sur ce grand carnage qui se passera à la cantonnade.

    L’intermède symphonique, qui a pour titre : la Chasse royale, est dans son entier, une paraphrase musicale et sans paroles de l’une des plus vivantes descriptions du poète de Mantoue, celle qui commence ainsi : « Cependant, l’aurore se lève du milieu de l’Océan, et une jeunesse choisie sort des portes de la ville. » A la vérité, M Berlioz ne nous donne qu’en raccourci ce tableau d’une cohue de joyeux courtisans. Le metteur en scène a supprimé le départ des Tyriens escortant leur reine. Didon est vêtue d’une chlamide sidonienne, bordée d’une frange aux couleurs variées ; son carquois est d’or ; une flèche d’or assemble ses cheveux ; une agrafe d’or fixe sur ses épaules le manteau aux larges plis de pourpre ; elle sourit au jeune Ascagne, qui fait caracoler gentiment son cheval, gaudet equo, et elle répond, rouge d’une pudeur qui se sait vaincue d’avance, au salut du plus brave d’entre les Troyens, cet Enée, beau comme Apollon, lorsqu’il abandonne les glaces du Xante pour les sourires de Délos, son île maternelle. C’était bien le cas pour la musique de lutter de coloris avec la poésie, sa sœur et sa rivale ; il y avait là pour la symphonie une belle antithèse — pour le style de Virgile, chaque mot obéissant est un instrument ou une voix — entre ce bruit et cette joie des chasseurs au départ et le déchaînement de l’orage. Le metteur en scène a remplacé les splendides cavalcades par une demi-douzaine de comparses portant des javelots, et le compositeur ne s’est mis à l’œuvre que pour rendre le magno murmure de l’ouragan déchaîné.

    Ici je me récuse tout à fait. Si les violentes et horribles dissonnances, qui se poursuivent à travers les voix de l’orchestre, sont de la musique ; si ce charivari, qui dépasse en mystification la pitoyable et vaniteuse déconvenue de Jean-Jacques au concert de Genève, est de l’art, je suis un barbare ! et j’en suis fier ! et je m’en vante ! Moi, qui, avant de devenir un homme, et même avant d’être un adolescent, ai aimé la musique de toutes les forces de mon âme, avec tous les tressaillements de mes nerfs, jusqu’à ce jour je n’ai été qu’une grande dupe. Ainsi, lorsque mon cœur, débordant de sensations, s’imaginait étreindre la divine mélodie, il n’embrassait que du vent. Mon oreille, mes sens, mon goût, comme certains enfants dans nos provinces, jouaient avec des vessies sonores. Ils étaient seuls dans le vrai les romantiques qui s’écriaient par la bouche d’un poète, M. Théophile Gautier : « La musique est un bruit plus désagréable que les autres. » Il est vrai que les romantiques ont toujours fort goûté la musique de Berlioz ; et ce sera le châtiment de ce révolutionnaire en musique !

    Mais j’en demande pardon à l’auteur des Troyens ! Il n’est pas, il ne peut pas être coupable d’une mystification qui a pris les proportions d’un cruel et horrible supplice. Je dénonce au compositeur massacré une conspiration, ou peut-être seulement une déroute des symphonistes qui, n’ayant pas suffisamment répété, et voulant se tirer, ont au hasard soufflé dans les trombonnes, les cors et les trompettes, sifflé dans la petite flûte, nasillé dans le hautbois, kouacké dans la clarinette, et fait grincer, sur les boyaux de la grande et de la petite familles des violons, un archet veuf de colophane. Non, mille fois non, M. Hector Berlioz n’est pas l’auteur de ce charivari audacieux, commis avec préméditation, escalade de renommée, effraction d’oreilles, la nuit, dans une salle de spectacle habitée ! Encore une fois, M. Deloffre aura perdu la tête, et aura crié en s’enfuyant à ses soldats éperdus : Sauve qui peut ! et joue qui veut !

    C’est au plus fort de cette déroute orchestrale que Didon, tendrement enlacée par le chef troyen, court se réfugier dans la grotte propice à sa faiblesse, entraînée par la plus éhontée des proxenètes: l’occasion. « L’éther, dit le poète, s’enflamma, complice de ces noces clandestines, et les nymphes en hurlèrent sur la montagnes. » Était-ce d’envie ou seulement de honte ? L’histoire reste muette sur ce point.

    Au deuxième acte, le Théâtre-Lyrique a mis en action le tableau qui donna, sous l’Empire, un jour de réputation au peintre Guérin. A droite, un lit de repos dressé pour la reine sous les arbres du jardin. Didon, languissante, à demi couchée, de façon à présenter au public son profil gauche (comme sur la toile de Guérin) ; Enée, assis à ses pieds, Ascagne debout, appuyé sur un arc. Au fond, la mer et le ciel incendiés par le soleil qui se couche.

    Je viens de dire que l’auteur des Troyens avait été, au précédent tableau, victime d’une véritable panique de ses symphonistes. Je me fais violence pour le croire, et j’en veux trouver une preuve éclatante dans l’enthousiasme sincère et mérité des spectateurs après l’audition des deux scènes capitales de ce second acte. Il y a là un quintette [sic pour septuor] grandement inspiré et absolument beau ; et j’ajoute que je ne crois pas avoir écouté jamais une page musicale avec plus de ravissement. Souffle de l’inspiration, science des ressources de l’harmonie, style ample, sobre, élevé, couleur instrumentale : tout s’y trouve et s’y marie dans ce juste équilibre qui, en donnant à l’auditeur l’intensité de la sensation musicale, assure aux œuvres de cet ordre la parfaite beauté et l’éternelle durée. Dans ce quintette, — que le public a voulu entendre deux fois, et qu’il a été sur le point de redemander encore, — M. Hector Berlioz s’est montré artiste de génie. Je connais toute la portée, toute la force de ce mot, et je le maintiens. Ce que le poète ne peut que raconter dans ces trois vers, le musicien en fait un tableau qu’embrassent et caressent l’œil de l’imagination et le regard de l’âme :

Tout n’est que paix et charme autour de nous !
La nuit étend son voile, et le mer endormie
Murmure, en sommeillant, les accords les plus doux.

    Cette paix, ce voile, cette mer, ce murmure, ce sommeil, une seule note, — la tonique, — peint ce calme et ce bien-être en se balançant, en quelque sorte, sur les exquises et savantes harmonies du compositeur. Cette note, frappée à petits coups par les instruments à vent, ressemble à une goutte de cristal qu’une source invisible laisserait filtrer du haut d’une roche. Dans cette chute, elle devient diamant. Ce quintette est la plus haute expression à laquelle puissent atteindre en s’unissant la poésie et la musique.

    Le duo qui suit, entre Enée et Didon :

O nuit d’ivresse et d’extase infinie !
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour
Versez sur nous votre lueur bénie ;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour !

est d’une grâce non moins achevée ; mais le souffle n’a ni la même ampleur, ni la même élévation sereine. Ce duo d’amour, en avançant, tourne un peu au nocturne, et, tout en ayant été fort goûté et très applaudi, il a semblé à la longue un peu traînant. Peut-être n’était-ce que la faute de notre lassitude : notre admiration s’était dépensée tout entière dans le quintette. Ce duo, où respirent la tendresse heureuse et l’amour partagé, eût gagné à occuper une autre place dans la partition.

    Cet accès d’enthousiasme, auquel je voudrais ne rien rabattre et ajouter encore, si c’était possible, fait naître en moi une réflexion douloureuse. Pourquoi l’homme, que je suis heureux de louer ainsi, m’a-t-il forcé, va-t-il peut-être me forcer encore à le traiter sans miséricorde ? Pourquoi, au-dessous de deux chefs-d’œuvre qui rayonnent dans les cieux de la musique, des montagnes d’impuissance ? Pourquoi l’artiste qui peut écrire ces deux pages parfaites, et qui doit comme nous, plus que nous, sentir, apprécier, admirer ce qu’elles ont de spontané dans le jet, de clarté et de perfection dans la forme, est-il le même homme qui, de la même plume et avec la même confiance, va barbouiller tant de papier réglé ? S’il avoue, avec le même orgueil intraitable et buté, la symphonie de la chasse royale et le quintette, pourquoi sommes-nous gagnés à celui-ci par une admiration sans bornes, tandis que nous protestons contre l’autre de toute l’énergie de nos oreilles et de notre goût violemment opprimés ? Evidemment, ce transport d’un côté et cette répulsion de l’autre, plus forts que notre volonté, ne sont pas en nous; et si la musique du même maître, tantôt nous plonge dans les vives jouissances de l’art, tantôt nous fait éprouver les souffrances intolérables du charivari ; si elle nous force à l’admirer et si elle nous porte à nous boucher les oreilles, elle touche donc aux extrêmes de l’art : l’excellent et le détestable, le sublime et le baroque ? J’admets que nous soyons mauvais juges de ce qui, dans l’œuvre de M. Berlioz, est détestable ou excellent, de ce qui est de l’inspiration ou de la bizarrerie. Il n’en est pas moins vrai que ce qui nous transporte ou nous excède ne saurait avoir la même valeur et atteindre au même mérite. Il faut choisir : si le quintette et le duo d’amour sont sublimes, il faut, de toute nécessité, que la Chasse royale soit le chef-d’œuvre du baroque; et si, au contraire, la Chasse royale est excellente, on en doit conclure que le duo d’amour et le quintette sont détestables.

    Je défie M. Hector Berlioz lui-même de brûler ce que le public de la première représentation a adoré. Mais qu’il y prenne garde ! S’il ne le fait pas, il est condamné à jeter au feu sa partition, moins deux pages impérissables.

    Au troisième acte, un jeune matelot phrygien chante un air du pays en se balançant au haut du mât d’un navire. Je réponds qu’Hylas ne se balance point, et je ne suis pas très certain que M. Cabel chante, — ou s’il chante quelque chose, je dirai :

Après la chanson d’Hylas,
Hélas !

    Mais j’arrive à la grande scène où Enée voit lui apparaître les spectres de Priam, de Chorèbe, de Cassandre et d’Hector. Cette apparition, imaginé par le poète-musicien, remplace la mercuriale de Mercure à Enée, qui oublie, dans les bras de Didon, l’Italie, sa future conquête. Il y avait là une situation dramatique et musicale; et ni la musique, ni la drame n’ont rendu le spectateur attentif et palpitant. Les fantômes ressemblent à des pénitents blancs et non à des ombres dictant les arrêts d’une providence implacable, et je suis trop poli et trop peu éclairé encore pour dire que la musique ne ressemble à rien. Priam, Chorèbe, Cassandre et Hector sont trop connus des uns et pas assez des autres ; à la place de M. Carvalho, j’aurais fait, pour la circonstance, emplète de spectres plus familiers à l’auditoire, et voici les paroles que j’aurais mises sur leur lèvres pâles, agitées par l’indignation :

LE PREMIER SPECTRE, s’adressant à Hector Berlioz : « Je suis Gluck ! tu m’admires, tu as parlé dernièrement de mon Alceste avec une rare éloquence, et tu déshonores aujourd’hui mon récitatif, si mâle dans sa sobriété, si grand dans sa simplicité ! »

LE DEUXIÈME SPECTRE : « Je suis Spontini ! Tu as aimé ma Vestale plus que ne l’a fait Licinius, tu te dis mon disciple, et tu éteins avec l’eau bourbeuse de tes mélopées traînantes le rhythme enflammé : Arrachez ces bandeaux ! que j’ai légué à mon compatriote Rossini ! »

LE TROISIÈME SPECTRE : « Je suis Beethoven ! l’auteur de tant d’immortelles symphonies, arraché brusquement, par ta symphonie de la Chasse royale, à ces rêves de la tombe que font les illustres morts sur le chevet de leur gloire ! »

LE QUATRIÈME SPECTRE : « Je suis Charles-Marie de Weber ! Après avoir appris à mon école le coloris instrumental, tu me voles ma palette et mes pinceaux pour barbouiller des images dignes d’un peintre d’enseignes ! »

    On aurait pu terminer, sur ce quatuor, couronné de feux électriques, l’opéra des Troyens, et supprimer sans dommage pour l’auteur, sans regret du spectateur, l’air d’Enée : Ah ! quand viendra l’instant des suprêmes adieux ! les deux airs de Didon : Il m’aime ! et Adieu, fière cité ! Le chœur des prêtres de Pluton : Dieux de l’oubli, dieux du Ténare !, et la prophétie de la reine se roulant sur sa couche baignée de larmes, avant de se frapper mortellement avec l’épée du perfide Enée.

    Je n’ai plus à resumer mon opinion sur les Troyens à Carthage. Loin d’user, en l’exprimant, de réticences sans courage, je l’ai formulée avec une franchise que je devais au lecteur, que je me devais à moi-même, mais qui m’a coûté beaucoup et qui m’afflige encore plus. On n’approche pas un lutteur tel que Berlioz sans lui devenir sur-le-champ sympathique : on a beau protester contre certaines tendances de l’œuvre, l’artiste courageux, convaincu, intraitable, vous attire et vous conquiert. Et je confesse ici mes défaillances de critiques : si Berlioz n’eût pas écrit les deux belles pages qui sont véritablement de la musique, et de la grande musique, peut-être eussé-je gardé un lâche silence sur cette déroute des Troyens !

    Je ne puis, en conscience, louer l’exécution des interprètes de l’ouvrage ; je n’ai pas non plus à en signaler les faiblesses. Enée et Didon n’ont dans la pièce ni plus ni moins d’importance que le second hautbois ou le troisième cor. Berlioz et ceux de son école exigent beaucoup des chanteurs en ne leur sacrifiant rien ; ce sont des chefs qui conduisent leurs soldats à la boucherie et ne s’inquiètent point d’en faire des généraux et des maréchaux. Ils n’ont point de gloire à espérer : ils serviront et ils mourront simples soldats.

B. JOUVIN.

Voyez aussi sur ce site :

La première des Troyens en 1863

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er janvier 2018.

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