Le Ménestrel

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THÉÂTRE-LYRIQUE.

Compte-rendu des premières représentations des Troyens
par
Auguste de Gasperini

publié dans
Le Ménestrel, 8 et 15 novembre 1863

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Le Ménestrel

    ‘Ah mon cher Gasperini, quel style, quelle intelligence de grand art, quelle belle chose enfin que votre article du Ménestrel. Mon fils vient de me le lire, j’en suis tout bouleversé’ (lettre de Berlioz à Auguste de Gasperini, CG no. 2794; 15 novembre 1863). Trois jours plus tard il écrit à Richard Pohl (CG no. 2797): ‘Avez-vous lu dans le Ménestrel de dimanche dernier l’admirable article de Gasperini? et ceux de d’Ortigue, de Fiorentino, de St Valéry, de St Victor, de Pascal, d’Escudier, de Baudillon, etc, etc, etc. Ces articles m’ont bien comblé des journaux insulteurs’.

    Nous reproduisons ici le texte de ce compte-rendu par Auguste de Gasperini des premières exécutions des Troyens en novembre 1863 au Théâtre-Lyrique, paru dans le Ménestrel en deux parties en novembre 1863. Le texte ci-dessous a été transcrit d’après une image du texte original qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France. Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original. On remarquera que pour les exécutions de 1863 Berlioz divisa Les Troyens à Carthage en cinq actes (CG no. 2733).

    Sur la presse parisienne et les représentations des Troyens de novembre-décembre 1863, on consultera la page La première des Troyens en novembre 1863.

    Gasperini se signala à l’attention de Berlioz à propos des Troyens une nouvelle fois en mars 1866, à la suite d’une exécution du célèbre septuor aux Concerts populaires de Pasdeloup (CG nos. 3115 et 3117 avec citation de sa notice dans le Ménestrel).

Dimanche 8 Novembre 1863, p. 391-392

Le Ménestrel 8 novembre 1863

 

THÉÂTRE-LYRIQUE IMPÉRIAL

Les Troyens, opéra en cinq actes de M. HECTOR BERLIOZ, représenté pour la première fois, à Paris, le 4 novembre 1863

    J’assistai, lundi dernier, à la répétition générale des Troyens. Quand on m’assura que la première représentation aurait lieu le surlendemain, je ne crus la bonne nouvelle qu’à moitié. L’ordre n’était pas complètement établi dans la jeune Carthage ni dans le camp des Troyens. Les danseuses, vêtues de costumes bizarres, le visage peint de nuances incertaines, semblaient ignorer encore si elles devaient venir de Sidon ou du fond de la Nigritie. Je cherchais Salammbô et ne le voyais point. En revanche, les paletots les moins poétiques s’étalaient sans vergogne à côté du triomphant costume de Montjauze. Des décors qui rappelaient à s’y méprendre un village quelconque des environs de Paris, s’élevaient pêle-mêle à côté des constructions phéniciennes… Bref, je n’imaginais pas qu’on pût, en quarante-huit heures, faire la lumière dans ce chaos. Nous nous trompions tous. Au soir dit — 4 novembre — M. Carvalho, sans bruit, sans préparation, sans trompette et sans affiche-monstre, annonçait la première représentation des Troyens.

    Elle a eu lieu cette première représentation. Je ne dirai pas que tout ait bien marché, que l’orchestre, les chanteurs et les machinistes aient fait leur devoir avec une ponctualité exemplaire, mais il est clair que ces rares imperfections disparaîtront dès le second jour.

    M. Carvalho est comme un de ces capitaines de vaisseau dont le navire est resté quelque temps en armement, s’apprêtant sans précipitation à prendre la mer. Un ordre arrive du ministère : il faut partir dans vingt-quatre heures pour une destination donnée. Le capitaine ne bouge plus de son bord. Il réunit son état-major : « Messieurs, nous partons demain à huit heures du matin. » « Mais, commandant, dit le lieutenant, tous nos canons ne sont pas embarqués. » « Commandant, la chaudière n’est pas en état, » dit le mécanicien. « Nos provisions ne sont pas au complet, » hasarde le commis aux vivres. « Messieurs, j’ai eu l’honneur de vous annoncer que nous partions demain à huit heures, » répond imperturbablement le capitaine. L’heure arrive, la machine se meut, la roue tourne… on part… on est parti. Une fois hors de rade, l’on s’arrime, l’on se débrouille, et il se trouve que les vivres sont au complet, que les canons sont à bord et que les chaudières fonctionnent merveilleusement.

    Malgré vents et marées, malgré les protestations des costumiers, les réclamations des décorateurs, M. Carvalho est parti à l’heure annoncée, et les Troyens voguent à pleines voiles vers l’Italie, je veux dire vers un succès que chaque représentation grandira. Il a fallu deux mois pour faire mouvoir cette immense machine, toute l’habileté d’Ulysse, toute la ténacité du héros troyen pour la faire pénétrer dans le cœur de la place… Ailleurs, on eût demandé deux ans.

    Voici donc enfin une œuvre virile, l’œuvre d’un esprit convaincu, qui, depuis trente ans, poursuit son but sans dévier d’une ligne, et qui, sans concessions, sans faiblesses, prend de vive force — by storm — la place qu’on lui disputait avec tant d’acharnement ! Il est donc prouvé, à l’heure qu’il est, à ceux qui en doutaient encore après l’incroyable succès des Concerts populaires, que le public parisien n’est ni si indifférent, ni si déchu qu’on se plaît à le dire, et que les platitudes qu’on lui sert depuis trop longtemps — sur les théâtres, dans les livres — ne l’empêchent pas de courir avidement aux beautés saines et vigoureuses qu’il trouve un jour sur sa route. Non ! en dépit de ces productions ineptes, stériles et flasques, qui sont sa pâture quotidienne, le vieil esprit parisien n’est pas mort. Tirez-le de sa léthargie, arrachez-le aux exploiteurs, aux impuissants, offrez-lui une œuvre audacieuse et vraiment belle, et vous le retrouverez plus ardent, plus enthousiaste que jamais.

    S’il est un spectacle consolant au monde, c’est celui d’un grand esprit qui croit et persévère. Par ces temps de charlatanisme et de réclame, les hommes de la trempe de Berlioz sont rares. Le courage de ces hommes est une grande leçon, leur triomphe est une fête pour tous les gens de cœur. Nous nous félicitons, au nom d’une génération tout entière, de la glorieuse victoire que vient de remporter l’auteur des Troyens.

    Le sujet choisi par Berlioz n’avait pas précisément l’attrait de la nouveauté. Nous avons tous appris par cœur, au collège, les amours de Didon et d’Énée, et le magnifique récit de Virgile a donné lieu, chez nous et ailleurs, à une incroyable profusion de tragédies, d’opéras, de ballets et de parodies. Je lisais dernièrement dans un vieux recueil de pièces de théâtre, que, de 1552 à 1734, huit tragédies avec ou sans chœurs, dont Didon est l’héroïne, avaient été jouées à Paris. Que de tentatives depuis, dont pas une ne s’est décidément imposée au public !

    Je ne m’étonne pas qu’un pareil sujet ait séduit Berlioz. Le cadre est majestueux ; une certaine solennité héroïque, qui ne lui déplaît point, plane sur les personnages principaux ; d’ailleurs, ces grandes figures s’animent. Le pathétique va entrer dans le drame. Didon n’est pas seulement une héroïne, une reine, une magnifique statue ; c’est une femme, c’est une amante avec ses désirs, ses tendresses, ses désespoirs. Énée est un peu terne sans doute ; mais Énée ne s’appartient pas, et cette soumission même le relève. Il faut qu’il cherche l’Italie, il faut qu’il la poursuive sans repos, sans retard ; il sait qu’il y mourra, et pourtant il doit poser le pied sur la terre où s’élèvera la ville éternelle. Énée est devenu un élément puissant aux mains du maître. Avec Didon, il pénètre dans nos âmes touchées par l’amour, par la désolation de la jeune reine ; avec Énée, il nous entraîne dans ce monde infini, vers ce but idéal où nous courons tous, sachant que nous ne pouvons l’atteindre, ou que son insoutenable clarté nous anéantirait. « Italie ! Italie ! » n’est-ce pas le cri de l’humanité tout entière en marche vers l’invisible, l’immuable, l’éternel ?…

    Il ne manque donc au drame des Troyens, tel que Berlioz l’a compris, aucun des éléments qui font les œuvres solides et complètes. Tous les sentiments qu’il met en jeu sont profondément humains ; il répond à tous les besoins de l’âme. C’est là le grand secret de l’art. Le caractère propre de ces œuvres magistrales, c’est qu’à mesure qu’on les entend davantage, on pénètre plus amplement, plus intimement dans la pensée qui les a inspirées, on découvre, sous une première couche de beautés éclatantes, tout un ordre de beautés plus secrètes, universelles, impérissables.

    On pourra critiquer dans le poëme certaines négligences de détail ; on n’en pourra critiquer l’ordonnance générale, l’intérêt croissant. Le compositeur a fait le reste.

    Les Troyens n’ont pas d’ouverture ; une introduction assez développée, sorte de lamento solennel, nous raconte les malheurs et la prise de Troie. Le rideau se lève et un rhapsode complète le douloureux récit.

    Le premier acte nous transporte à Carthage, dans le palais de Didon. Un jour éclatant succède à la tempête de la nuit ; tout est fête dans la jeune cité. Didon remercie ses compagnons d’armes, et distribue des récompenses aux ouvriers qui ont construit Carthage, aux agriculteurs qui vont la nourrir. La foule s’éloigne. Restée seule avec sa sœur, Didon lui confie les secrètes agitations de son âme, les vagues inquiétudes qui la tourmentent… On lui annonce à la fois et l’arrivée d’Énée et l’approche d’une tribu voisine qui pille et égorge sur son passage. Énée sera le défenseur, le sauveur de la jeune reine et de la nouvelle cité.

    Un intermède symphonique nous emporte dans la forêt à la suite de la chasse royale… C’est dans cette forêt, s’il faut en croire Virgile, que Didon oublia Sichée pour la première fois. A la première représentation des Troyens, la toile se levait au commencement de la chasse, et nous assistions au déchaînement de l’orage. On voyait passer Énée et Didon poursuivis par la tempête, « Commixta grandine nimbus, » et se réfugiant dans la célèbre caverne : « Speluncam… deveniunt. » On a trouvé que la caverne était de trop, et désormais, la chasse et l’ouragan se passeront derrière le rideau. On y gagnera trois quarts d’heure d’un interminable entr’acte.

    Didon est heureuse. Elle se croit sûre de l’amour d’Énée. Après une fête joyeuse, cent voix s’élèvent pour chanter l’hymne de la nuit. Enfin, elle reste seule avec son amant, et leur tendresse mutuelle s’exhale en accents passionnés. Un terrible signal donné par Mercure réveille brusquement Énée… Il faut partir ! L’Italie l’appelle !

    Dans l’acte suivant, nous assistons aux combats d’Énée qui ne peut s’arracher à ville hospitalière, et mentir à Didon. Pourtant ses aïeux l’ordonnent ; les dieux l’ont décidé; il faut qu’il se dérobe, comme un coupable, aux embrassements, au désespoir de la reine. Il met à la voile… Didon en apprenant cette terrible nouvelle, monte, comme dans Virgile, sur le bûcher.

    Tel est, en substance, le poëme de Berlioz. Dans un prochain article, je parlerai de la musique, et je dirai quel trésor de beautés supérieures renferme cette splendide partition. Aujourd’hui, je veux seulement rendre hommage aux artistes, à Mme Charton-Demeur d’abord, qui, dans le rôle de Didon, ne s’est pas élevée moins haut comme comédienne que comme cantatrice. Il est impossible d’être plus vraie, plus émue, plus passionnée. Ce rôle de Didon sera une des grandes créations, une des gloires de Mme Charton-Demeur. Montjauze n’est peut-être pas l’Énée que nous avions rêvé, mais il a apporté à ce beau rôle une fougue, une jeunesse, une conviction que nous ne nous attendions pas à trouver en lui : une belle part du succès lui appartient. Mme Dubois a su se faire remarquer, dans le rôle d’Anna, à côté de Mme Charton. Je ne saurais faire un plus bel éloge de cette jeune chanteuse, dont la voix étrange s’assouplira par l’étude. Mlle Estagel a fait du personnage d’Ascagne une fine et poétique création. Petit, Péront et Mlle Estagel, dans des rôles plus modestes, ont été chaudement applaudis. L’orchestre a été magistralement conduit par M. Deloffre. Tous ont voulu concourir au succès, tous ont compris que les destinées d’une grande œuvre étaient dans leurs mains.

A. DE GASPERINI.       

Dimanche 15 Novembre 1863, p. 399-400

Le Ménestrel 15 novembre 1863

LES TROYENS DE BERLIOZ

LA PARTITION

    Dans un précédent article, j’ai dit, en quelques mots, le sujet des Troyens ; j’ai parlé de la mise en scène, des artistes ; j’ai rendu hommage à la direction intelligente, hardie, de M. Carvalho. Aujourd’hui, après quatre auditions et une longue étude de la partition, j’aborde le côté musical de l’ouvrage.

    Quelques mots préliminaires sur le style, la manière, les tendances de l’auteur, faciliteront cette partie de ma tâche. Berlioz est du petit nombre de ces compositeurs qui ont écrit sur leur art, et qui ont fait entrer le public dans le secret de leurs préoccupations et du but qu’ils poursuivent. Dans quelques-uns de ses articles, et notamment dans celui où il étudie l’Alceste de Gluck, Berlioz nous a livré tout le mystère de son esthétique. Si ceux qui font de lui un anarchiste en musique, un prédicateur apocalyptique, voulaient jeter les yeux sur cet article seulement, ils seraient complètement rassurés sur le danger de ses théories et les bouleversements qu’elles préparent. Mais il est beaucoup plus commode de ne pas lire et de déclamer.

    Après avoir cité l’épître dédicatoire placée par Gluck en tête de la partition d’Alceste, M. Berlioz ajoute : « Cette profession de foi nous paraît admirable, en général, de franchise et de raison ; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur des raisonnements fort justes et un profond sentiment de la musique dramatique. A part quelques-uns que nous signalerons, ces principes sont d’une telle excellence, qu’ils ont été, en grande partie, suivis par la plupart des grands compositeurs de toutes les nations. »

    Ici, M. Berlioz fait trois restrictions. Gluck avait dit dans la célèbre préface : « La musique doit ajouter à la poésie ce qu’ajoute le coloris au dessin. » « Ma musique, dit-il encore dans une lettre adressée, en 1773, au Mercure de France, ne tend qu’à la plus grande expression et au renforcement de la déclamation du poëte. » L’auteur des Troyens s’élève contre cette prétention dangereuse : « L’expression, dit-il excellemment, n’est pas le seul but de la musique dramatique ; il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, d’harmonie, de rhythme et d’instrumentation, INDÉPENDAMMENT de tous leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du drame. » Et il cite certaines parties de l’œuvre lyrique : les marches, par exemple, les pantomimes, les ballets et tous les morceaux purement symphoniques, où le poëte n’entre évidemment pour rien.

    M. Berlioz soutient encore, contre l’opinion de Gluck, que l’ouverture ne saurait indiquer le sujet de la pièce ; il réduit à sa juste valeur, non sans quelque ironie, la prétention exagérée du maître allemand. Enfin, quand Gluck parle avec un certain dédain des découvertes nouvelles que chaque jour amène, Berlioz lui prouve aisément que la langue musicale s’enrichit sans cesse, que ses richesses harmoniques, orchestrales, se développent indéfiniment, et que, loin de les dédaigner, le compositeur doit les connaître, les étudier, les approfondir et les mettre en œuvre au besoin.

    J’insisterai un instant sur ce point. On a surtout reproché à Berlioz ses étrangetés de rhythme, ses bizarreries harmoniques et l’espèce de fureur avec laquelle il se jetait, pour les introduire dans son orchestre, sur toutes les découvertes instrumentales modernes, sur les mille modifications qu’apporte chaque jour, dans le caractère d’un instrument, la pratique des virtuoses habiles. On s’est hâté de dire qu’il était à dessein heurté, bizarre, inintelligible. On a fait de lui une sorte de chevalier errant de la musique, qui court les aventures et ameute le public. On a confondu, par esprit de parti et de dénigrement, l’artiste et le jongleur.

    Eh ! sans doute, celui-là ne mérite pas le nom de compositeur, qui, parce qu’une harmonie est baroque et sauvage, en émaille au hasard ses partitions ; qui, parce qu’un instrument est nouveau, inconnu, dangereux, le fait dominer dans son orchestre, et étonne le public par des sonorités incohérentes. Mais, en revanche, celui-là est un artiste, un artiste véritable, un maître digne de ce nom, qui possède à fond le mécanisme de son art, qui cherche, qui s’enquiert, qui met à l’épreuve toutes les tentatives nouvelles, qui grossit enfin, par tous les moyens, son « bagage d’expérience, » et la science acquise, pour oublier et sa science et son expérience « aux heures d’enthousiasme et d’inspiration. » J’ai cité textuellement les paroles de Beethoven. Celui-là savait, sans doute, de quel prix se payent les grandes œuvres.

    Plus l’homme est fort, plus il sent vivante en lui la puissance créatrice, et plus il est tourmenté du besoin insatiable d’élargir la sphère de ses connaissances, de multiplier, entre son public et lui, les moyens de communication sûre et rapide. C’est qu’il sait qu’entre l’idéal d’exécution qu’il rêve et l’implacable réalité, l’imperfection invincible de la langue, de l’instrument, creuse un éternel abîme.

    Je n’ai pas prétendu, en si peu de mots, exposer toutes les idées de Berlioz sur son art ; j’ai voulu seulement indiquer à grands traits la route qu’il avait suivie, la principale source où il avait puisé. J’arrive à la partition des Troyens.

    Le lamento, qui remplace l’ouverture ou l’introduction ordinaire, est une sorte de méditation dramatique sur les événements qui se sont accomplis avant le commencement de l’ouvrage.

    On sait que les Troyens à Carthage sont la seconde partie d’une œuvre plus complète. Le caractère de ce morceau symphonique est triste et solennel. On pourrait se passer des vers du rapsode ; on devine qu’une grande infortune a passé sur ces peuples qui vont paraître, qu’un vaste cataclysme vient d’étonner le monde.

    La toile se lève et nous montre Carthage. Ce premier acte est purement descriptif. La jeune cité est en fête, et le peuple, rassemblé, chante le calme radieux qui a remplacé l’ouragan de la nuit. Hâtons-nous de jouir de ces explosions de joie ; à la fin du drame, la nuit se fera, profonde, sinistre. Nous allons peu à peu épuiser la coupe des félicités humaines ; peu à peu s’évanouira le rêve enchanté, nous laissant le vide et la désolation.

    L’entrée de Didon est saluée par un chant national. La phrase en est ample et majestueuse ; un caractère religieux très-prononcé domine dans ce chœur, comme, d’ailleurs, dans toute cette première partie de l’ouvrage. Nous sommes encore à cette époque où les rois sont de race divine ; l’Olympe tient encore à la terre. Didon remercie les travailleurs de la cité qui s’élève, dans un mode tendre et voilé. La phrase, commencée en mi bémol mineur, s’achève plus ferme, plus accusée, dans le ton de sol bémol majeur. La foule mêle ses voix à celle de la reine ; et, après la triple procession des constructeurs, des matelots et des agriculteurs, marches qui n’offrent d’ailleurs rien de bien saillant à noter, la scène s’achève par la reprise du chant national.

    Dans le duo qui suit, Didon, nous l’avons vu, épanche dans le sein d’Anna, sa sœur, les vagues pressentiments qui l’agitent. « Vous aimerez, ma sœur, » répond la jeune fille. Des soupirs mal étouffés, des élans mal contenus démentent le calme apparent de la reine. La passion qui s’élève en elle se fait jour par éclairs ; elle gronde dans cette belle phrase en mi mineur : « Je sens tressaillir mon cœur, et mon visage en feu sous mes larmes brûler. » Énée n’a qu’à paraître, Didon est déjà vaincue.

    Je passe assez vite sur l’arrivée du héros troyen et sur le chœur qui suit : « C’est le dieu Mars qui nous rassemble. » Ce chœur, de plus en plus agité, s’échauffe, se précipite jusqu’à la fin, en même temps que par une règle posée tant de fois par le maître, les instruments s’ajoutent progressivement aux instruments, jusqu’à ce que la masse de l’orchestre et des voix ait acquis toute l’intensité désirée. Le public a accueilli chaudement cet imposant finale.

    Le second acte, tel que nous l’avons entendu à la répétition générale et à la première représentation, est exclusivement symphonique. C’est dans cet acte que Berlioz raconte l’orage célèbre déchaîné par Junon, et qui se termine par l’hyménée fatal. On a supprimé aujourd’hui cet intermède, soit parce que le public avait paru s’étonner d’une longue scène sans musique chantée, soit parce que le changement des décors ralentissait la marche de la pièce. Ces raisons sont médiocres : les décors peuvent être changés plus vite ; quant à l’étonnement du public, il ne faut pas s’en préoccuper outre mesure. Les pièces qui durent sont celles qui ont tout d’abord dérouté leur monde. En outre, cette symphonie est un chef-d’œuvre.

    J’ai écrit là un gros mot, et je ne m’en repens point. Plusieurs personnes mal disposées pour Berlioz se sont armées contre lui de cette mise en scène étrange, inusitée, et de cette musique d’un caractère inouï. Il est permis au gros du public de ne saisir que le caractère général et la partie descriptive de cette symphonie ; un homme instruit, un musicien doit y voir autre chose, et ne pas s’arrêter à quelques étrangetés.

    Dans toute la partie dramatique de son œuvre, quand ses personnages sont en scène, Berlioz fait parler la passion, et la passion seule. Ce ne sont pas des héros, des fils de dieux que nous avons sous les yeux ; ce n’est pas Vénus qui dicte à Didon ses paroles de tendresse ; ce n’est pas Junon qui arrête Énée. Des êtres de fantaisie, esclaves et jouets de la Divinité, ne pourraient nous émouvoir ni nous charmer. Nous voulons entendre des voix humaines, nous voulons que ceux qui nous passionnent soient des nôtres, de notre race, de notre nature. Malgré son éloquence, Virgile est souvent froid, parce que derrière ses personnages on voit trop souvent s’agiter la divinité qui les inspire. Berlioz a été entièrement, profondément humain. Mais il n’a pas prétendu se priver absolument d’un élément essentiel au drame : l’intervention du dieu : Deus ! ecce Deus !

    Quand tout à l’heure ses ancêtres appelleront Énée ; quand de la profondeur des mers s’élèveront les voix fatidiques qui ne lui permettent ni repos ni trêve jusqu’à ce qu’il ait touché le rivage italien, nous entrerons dans ce monde invisible où tout grand poëte se sent invinciblement attiré, comme s’il était de l’essence de toute œuvre humaine complète de toucher par un point à ce formidable inconnu. Mais déjà, dans la symphonie de la Chasse et de l’Orage, Berlioz avait une occasion de faire intervenir le dieu ; il n’aurait eu garde d’y manquer.

    Qu’on n’oublie pas que c’est Junon qui a préparé ce terrible ouragan, que c’est sa voix qui parle dans la voix des chênes ébranlés, des cavernes mugissantes. Elle est partout : elle conduit le chœur des nymphes effarées ; elle déchaîne les satyres haletants ; elle conspire avec la nature tout entière pour amener la chute de Didon et jeter Énée dans ses bras.

    D’autre part, la chasse royale poursuit sa course. Dispersée par la tempête, elle se précipite au hasard, elle cherche un refuge contre l’effroyable ouragan. A côté de l’élément divin, formidable, vainqueur, l’élément humain s’agite et se débat. Voilà le double côté, la double face de cette prodigieuse symphonie. De là ces angoisses, cette lutte, ce heurt des rhythmes, des mesures, des modulations. Aux cris désolés des chasseurs répond l’implacable voix du tonnerre. Les fanfares, commencées sur les hauteurs, se perdent inachevées dans la nuit. C’est un tumulte inextricable, un effroyable pêle-mêle. Son œuvre achevée, le dieu se retire, et la nature rentre dans son calme. Un grand poëte seul pouvait concevoir une telle scène ; seul, un grand musicien pouvait l’écrire. C’est ici surtout qu’il fallait à Berlioz cette connaissance infinie des instruments, de leurs timbres, de toutes les hardiesses de l’harmonie et du contre-point. J’espère fermement que cette page inspirée nous sera prochainement rendue.

    J’arrive au second acte, à celui que tous, amis et ennemis, on[t] proclamé un chef-d’œuvre. Je ne puis faute d’espace insister sur le remarquable ballet qui ouvre la scène, sur ce pas d’esclaves nubiennes, écrit dans un mode étrange qui déroute tout sentiment de tonalité ! J’ai hâte de parler du beau septuor en fa qui se chante sur ces paroles :

Tout n’est que paix et charme autour de nous ;
La nuit étend son voile et la mer endormie
Murmure en sommeillant ses accords les plus doux.

    Je n’ai jamais entendu un cantique plus suave, une mélodie plus caressante, plus soutenue. Les voix se fondent, s’enchaînent dans une harmonie enivrante, tandis que les instruments à cordes, con sordini, les accompagnent d’un vague frémissement. Les cors anglais mêlent à cet hymne à la nuit leur voix plaintive et voilée, tandis que, par intervalles, la grosse caisse, discrète, retenue, passe comme l’écho d’un rêve perdu. On ne peut faire parler plus tendrement, plus éloquemment, les instruments dont le génie de l’homme dispose. Ce septuor est une merveille de science, d’étude et d’inspiration.

    Quant au duo qui suit, entre Didon et Énée, plus je l’écoute, plus je le lis attentivement, plus j’y découvre d’incomparables beautés. Je l’analyserai avec quelque détail ; la nature du génie de l’auteur s’y révèle tout entière. Voyez par quelle nuances exquises passe le sentiment qu’expriment les deux amants. C’est d’abord une sorte de prière à la nuit :

    « O nuit d’ivresse et d’extase infinie ! » puis se dégageant de l’atmosphère langoureuse qui les enveloppe, ils se rapprochent, ils se regardent, ils s’interrogent : Didon évoque d’abord le souvenir de Cytise, Énée celui de Cressida ; la phrase s’est animée, Énée surtout lui a donné un caractère plus ardent, plus viril, que dessine vigoureusement le pizzicato des basses… Les souvenirs évoqués s’éloignent ; et les amants se replongent dans l’ivresse de la nuit. Énée se rapproche encore ; sa voix est plus caressante, plus émue ; les intervalles chromatiques qui peignent si bien le déchaînement des sens se font entendre dans les hauteurs de l’harmonie tandis que, dans les régions inférieures, les basses s’agitent sourdement. Didon répond en se mettant elle-même en scène ; elle résiste, elle lutte encore ; à cette adorable mélodie, tremblante et passionnée, répond une harmonie troublée et flottante, et la réponse d’Énée est le balbutiement de l’amant heureux.

    A ce moment, les deux voix confondues qu’accompagne à l’aigu un trille strident des violons, s’élèvent avec exaltation. Ces deux âmes ont conquis le ciel, elles savourent à pleins bords la coupe des inépuisables délices ; puis le tumulte des sens s’apaise, et le duo expire dans une tranquille caresse.

    Je ne sais si j’ai pu donner au lecteur une idée de cette page immortelle ! qu’on dise donc après des prodiges de cette force, que Berlioz manque de mélodie, d’inspiration, que sais-je ? Ceux qui ont aimé, ceux qui ont souffert, ceux qui ont eu foi, se chargent de la réponse. Dans bien des années comme aujourd’hui, tous les cœurs aimants se tourneront vers le maître qui leur a fait ces joies, avec un grand élan de reconnaissance et de tendresse.

    La chanson de matelot, qui ouvre l’acte suivant est empreinte d’une grande mélancolie. C’est un jeune matelot troyen qu’Énée emporte dans sa course vagabonde et fatale, et qui, insouciant des hautes destinées du maître pleure le cher pays qu’il a perdu. Un harmonie vague et mobile soutient la douce mélodie de l’enfant. Cette chanson mesurée et monotone fait ressortir davantage la scène mouvementée qui va suivre, celle où Énée s’arrache aux bras de Didon et se décide à partir. Cette scène est une des plus belles de l’ouvrage, et l’air que chante Énée : « Ah ! quand viendra l’instant des suprêmes adieux, » est un modèle d’expression dramatique. On reconnaît ici l’influence de Gluck ; seulement cent années se sont écoulées depuis l’apparition du grand maître, cent années pendant lesquelles les conquêtes de la musique ont marché à pas de géant. Ce qui reste de Gluck aujourd’hui, ce qui restera dans cent ans, des Troyens, si l’art poursuit sans arrêt sa marche progressive, c’est surtout cette langue éternellement jeune, éternellement nouvelle, ces accents vrais et pénétrants qui portent au plus profond du cœur humain.

    L’espace me manque pour parler convenablement des deux derniers tableaux. Le récitatif de Didon quand elle apprend le départ d’Énée est un modèle de déclamation passionnée, furibonde. Didon s’aperçoit qu’elle n’est pas seule… Elle se contient. Mais quand les importuns sont partis, et qu’elle peut jeter le masque, elle pousse un cri de désespérée. Elle savoure le dernier bien qui lui reste : la douleur sans témoins. Peu à peu elle se calme, elle se reconquiert, elle songe à envoyer au fugitif un dernier adieu… Les flammes du bûcher avertiront Énée que Didon a pensé à lui jusqu’à la dernière heure, et qu’elle n’a pas survécu à son désespoir. Enfin, elle est maîtresse d’elle-même, et dans un chant lent et tendre, elle fait ses adieux à la chère cité qu’elle a fondée, aux astres qui l’ont vue si heureuse, aux nuits qui l’ont bercée, « d’une extase infinie. » Cette musique est déchirante, l’éloquence humaine ne peut monter plus haut.

    La scène du bûcher est solennelle et sinistre ; à la fin seulement, dans un élan prophétique, Didon entrevoit le vengeur, et elle retrouve des forces pour saluer Annibal ; elle se frappe, et les Carthaginois s’unissent dans un immense cri de malédiction contre la race maudite.

    Telle est, parcourue à grand pas, cette partition. Quelque soit le destin qui lui est réservé de nos jours, c’est une œuvre considérable, une des gloires du siècle ; elle ne périra pas.

    D’ailleurs, elle est soutenue par des artistes véritables. Je ne puis finir cet article sans apporter de nouveau à Mme Charton-Demeur mon tribut d’éloges et d’admiration. Elle a joué ce rôle avec une conviction profonde dans les grandes destinées de l’ouvrage. Elle était émue, attendrie, et tout imprégnée du souffle puissant qui le traverse. Elle le soutient, elle l’anime, elle l’éclaire de son intelligence et de sa beauté.

A. DE GASPERINI.        

Voyez aussi sur ce site :

La première des Troyens en 1863

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