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Julien Tiersot: Berlioziana

7. NOTES ADDITIONNELLES SUR LES TROYENS ET LELIO OU LE RETOUR A LA VIE

    Cette page présente l’article publié par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Notes additionelles sur les Troyens et Lelio ou le Retour à la vie”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 2126].

Le Ménestrel, 9 Juillet 1905, p. 220-221

NOTES ADDITIONNELLES SUR LES TROYENS ET LELIO OU LE RETOUR A LA VIE

    La composition des Troyens, avons-nous dit, a duré deux années presque entières. On peut en suivre les phases pour ainsi dire jour par jour dans les lettres de Berlioz, très nombreuses, conservées de cette période, — quelques-unes déjà connues par les recueils imprimés, un bien plus grand nombre inédites, et qui paraîtront à leur heure.

    La première en date est du 17 mai 1856 [CG no. 2126] ; elle est adressée à la princesse Wittgenstein, qui avait décidé le maître à entreprendre la composition de sa grande œuvre : il y dit qu’il vient de terminer le premier acte du poème, qu’il a mis dix jours à écrire, du 5 au 15 mai. Deux ans moins un mois après, le 7 avril 1858, il mande à sa sœur Adèle : « Je viens d’écrire la dernière mesure de ma partition. » [CG no. 2286] Ces deux dates : 5 mai 1856-7 avril 1858, fixent donc les limites de la composition des Troyens, poème et partition d’orchestre.

    Mais la tâche n’était pas achevée pour cela. Alors qu’il commençait d’entrevoir l’achèvement de son œuvre, Berlioz en préparait une autre partie ; nous le voyons, en effet, écrire le 26 février 1858, à Adolphe Samuel : « Je suis résolu de faire un arrangement de tout l’ouvrage pour le piano. Ce sera pour moi une étude critique de la grande partition, que je crois devoir être utile, en m’en faisant scruter les plus secrets réduits » [CG no. 2280]. Et, exactement deux mois plus tard, le 26 avril, il écrivait à sa sœur Adèle : « J’ai commencé la réduction pour le piauo de mon orchestre, et cette tâche difficile et ennuyeuse me tiendra bien encore cinq mois au moins » [CG no. 2287].

    Ce qu’est devenu ce second autographe des Troyens, — la partition réduite pour piano et chant par Berlioz, — c’est ce que je ne saurais dire présentement d’une façon positive. J’ai, à un moment donné, eu connaissance de son existence, mais des souvenirs trop vagues ne m’ont pas permis de le retrouver. De même, il m’a passé sous les yeux des notations au crayon de certaines parties des Troyens en réduction, d’autànt plus intéressantes que, autant que j’en ai gardé la mémoire, c’étaient plutôt des ébauches de la composition première qu’une transcription de l’œuvre déjà formée ; mais de cela encore j’ai perdu la trace : je ne désespère pas de la retrouver jamais si certaines collections, jalousement fermées aujourd’hui, venaient à s’ouvrir. Je ne puis donc signaler pour l’instant que deux feuillets coupés dans la première partie, compris dans la collection des petits autographes de la Bibliothèque du Conservatoire : c’est un fragment de la scène entre Chorèbe et Cassandre, une fin de dialogue et le commencement du duo  « Quitte-moi dès ce soir ». Les parties de chant et les paroles sont de la main bien reconnaissable du copiste de Berlioz ; mais la notation de la partie de piano est du maître lui-même ; une note en marge le certifie, et des ratures ayant toute l’apparence de corrections d’auteur le confirment.

    Berlioz, qui ne sut de sa vie jouer que de la guitare, et qui, il faut l’avouer, ne songea pas à transcrire les Troyens pour ce noble instrument, possédait-il la pratique nécessaire pour faire une bonne réduction au piano d’une telle œuvre ? La lecture de son arrangement nous a depuis longtemps édifiés, en nous donnant des preuves nombreuses de sa maladresse à ce point de vue spécial. Encore ne fut-ce pas sans recourir à des concours dévoués qu’il accomplit certaines parties de la tâche. C’est ce que nous a appris, il y a longtemps déjà, un maître jeune alors, qui fut témoin de cette élaboration : M. Camille Saint-Saëns. Voici des paroles qui furent recueillies de sa bouche et imprimées dès 1876 :

    Les rares amateurs connaissant la partition des Troyens ont pu remarquer que la Chasse royale est écrite pour le piano d’une façon plus pratique et plus sonore que les autres morceaux du même ouvrage. Il y a une raison à cela qui est assez curieuse. Berlioz n’était pas pianiste, on le sait, mais il se défiait des arrangeurs et s’était mis bravement à réduire pour le piano sa partition, évitant avant tout les difficultés techniques et ne s’apercevant pas qu’il les remplaçait trop souvent par des gaucheries bien plus impraticables, mutilant du reste son œuvre comme aucun arrangeur ne l’eût fait. Arrivé à la Chasse royale, il lui fut impossible d’en venir à bout. Un pianiste célèbre à qui il s’adressa ne fut pas plus heureux. L’affaire en était là quand Berlioz conta sa mésaventure à Mme Viardot. La grande cantatrice demanda à entreprendre cette tâche impossible, et réussit là où l’auteur et le pianiste célèbre avaient échoué.

    J’ai vu, nous dit M. Saint-Saëns, de mes yeux vu, Mme Viardot, la plume à la main, l’œil en feu, le manuscrit des Troyens sur son piano, écrivant l’arrangement de la Chasse  royale (1)

    Ces renseignements sur le concours amical que Berlioz a trouvé chez Mme Viardot ont été pleinement confirmés par les lettres que le maître a écrites à l’illustre cantatrice dans le courant des années 1859-1860. C’est l’époque où ils travaillèrent ensemble (avec quelle gloire, on ne l’a pas oublié) à la remise à la scène d’Orphée, — celle aussi où Berlioz n’avait pas perdu tout espoir de voir les Troyens admis à l’Opéra et y avoir pour interprète celle qui venait de révéler si puissamment les beautés grandioses du chant classique ; il fut même question un moment de lui confier à la fois les deux personnages successifs, Cassandre et Didon : « Mes deux rôles seraient joués d’une façon héroïque par cette grande artiste », écrivait-il à son fils le 23 septembre 1859 [CG no. 2404].

    Ces communs travaux, cette commune admiration du grand art, le sentiment surtout de la supériorité intellectuelle et de la haute culture technique d’une artiste qui fut loin d’être une simple interprète, si parfaite fût-elle, ont inspiré à Berlioz une idée que je ne crois pas qu’il ait eue deux fois en sa vie : celle de prendre un censeur bénévole qui voulût bien se charger de la révision de son œuvre ; il confia cette mission de haute confiance à Mme Viardot. L’on verra, quand le moment sera venu de publier cette partie de sa correspondance, le détail des idées qui furent échangées à ce sujet, et l’on constatera la déférence que l’artiste hautain, auquel on a si souvent reproché de mépriser l’opinion d’autrui et de dédaigner les conseils, témoigna à sa correspondante, qu’il appelle amicalement sa « chère critique », même « critique-collaborateur ». Disons simplement, pour fixer les époques, que les lettres de Berlioz à Mme Viardot contiennent des allusions à ce commun travail depuis septembre 1859 jusqu’au 25 janvier 1860, — et cette dernière date nous apprend par conséquent que les retouches apportées par Berlioz aux Troyens ont duré presque jusque cinq ans après le jour où il commença la composition de sa grande œuvre.

    Nous avons à signaler encore un nouveau document manuscrit concernant les Troyens : c’est une copie du rôle de Cassandre destiné, lorsqu’il fut question de donner l’œuvre au Théâtre-Lyrique, à Mlle Morio, à qui Berlioz écrivit à cette occasion une lettre obligeante, dont nous avons également vu l’autographe (l’un et l’autre document sont actuellement entre les mains de M. Gaston Hirsch). Le rôle contient quelques annotations de la main de Berlioz, et des instructions pour joindre au cahier une feuille de papier réglé destiné sans doute à recevoir quelques additions. La suppression des deux premiers actes de l’œvre originale, devenue la Prise de Troie, a rendus inutiles tous ces préparatifs.

    Les Troyens à Carthage ont été représentés pour la première fois au Théâtre-Lyrique le 4 novembre 1863. La Prise de Troie ne l’a jamais été du vivant de Berlioz : sa première représentation à l’Opéra eut lieu le 15 novembre 1899. Elle avait été donnée précédemment à Karlsruhe et dans plusieurs autres villes d’Allemagne, ainsi qu’à Monte-Carlo.

    A l’égard de l’édition, nous trouvons le renseignement que voici dans une lettre de Berlioz à Humbert Ferrand, du 28 juillet 1863 : « J’ai vendu la partition à l’éditeur Choudens quinze mille francs. C’est bon signe quand on achète d’avance. » [CG no. 2758] L’on sait que l’œuvre fut, dès lors, publiée en deux parties, conformément à la représentation (partition piano et chant).

    Mais il existe une édition originale des Troyens antérieure à cette division, édition faite par Berlioz lui-même, non mise en vente, et dont quelques exemplaires, qui constituent aujourd’hui de véritables raretés, ont été conservés. Nous en trouvons la première mention faite dans une lettre à la princesse Wittgenstein de juin 1861 : « La partition se grave, mais non pour être publiée ; elle sera prête à paraître, voilà tout ». [CG no. 2557, datant du 10 juin] Une lettre du 22 juillet 1862 [CG no. 2634], à la même, annonce l’envoi d’un exemplaire à Liszt ; un autre est annoncé à Humbert Ferrand le 9 mai 1863 [CG no. 2724] ; un troisième, que nous avons vu, porte une dédicace de Berlioz à son fils, ci-dessus reproduite, et datée du 29 juin 1862.

    Décrivons sommairement cette édition, d’après ce dernier exemplaire, que M. Alexis Rostand a bien voulu nous communiquer.

    La feuille blanche sur laquelle Berlioz a inscrit sa dédicace autographe est suivie d’un titre disposé de la manière suivante :

    En haut de la page, les mots : Divo Virgilio.

    Puis, dans un encadrement dans le goût antique, surmonté d’emblèmes empruntés à l’œuvre (casque, épée, bouclier, palmes), est inscrit le titre :

Les Troyens, — Opéra en cinq actes, — Paroles et musique — de — HECTOR BERLIOZ — Membre de l’Institut, etc., etc.Partition de piano et chant.Prix, 25 francs net. — Pas de nom d’éditeur.

    Les quatre pages suivantes sont entièrement remplies par l’énumeration des Personnages, — Coryphées Personnages muetsChœurs, — et la table, détaillant les morceaux des cinq actes.

    L’ensemble du volume comprend 450 pages de musique gravée, non compris les titres et l’avis final, avec le minutage que Berlioz avait eu soin d’établir au préalable.

    Pour l’édition publiée en deux parties, l’éditeur a utilisé naturellement les planches originales et le titre, auquel il a ajouté simplement les nouvelles indications nécessaires ; il y a joint un second titre, spécial à chacune des deux parties, avec des vignettes représentant, pour la Prise de Troie, le massacre des Troyennes dans le temple, et, pour les Troyens à Carthage, le navire qui conduit sur la mer Enée et ses compagnons. Ces deux partitions ont été publiées en 1863.

    Il a été fait, à une époque postérieure, une nouvelle édition, tirée à petit nombre, de la forme originale : Les Troyens complets en cinq actes.

    Il convient enfin, pour ne rien négliger, de mentionner la partition d’orchestre de la Marche troyennetirée de l’Opéra — les Troyens à Carthage, arrangée pour l’orchestre seul et développée pour les concerts par l’auteur. Le numéro d’entrée de ce morceau au Conservatoire correspond à l’année 1866. C’est certainement le dernier travail musical de Berlioz. L’autographe m’en est inconnu.

    Sur Lelio ou le Retour à la vie :

    M. Saint-Saëns n’a pas été le premier compositeur-pianiste qui ait tenté de faire passer sur le clavier les sonorités orchestrales du mélologue de Berlioz : longtemps avant lui, presque au lendemain de la première audition de l’œuvre, Liszt en avait tiré les thèmes d’une fantaisie sur la Ballade du Pêcheur et la Chanson de Brigands du Retour à la vie ; cette composition, qu’il écrivit en 1834 à La Chesnaie, où il recevait l’hospitalité de l’abbé de Lamennais, n’a pas été publiée. La Gazette musicale en a annoncé la première audition au concert de Berlioz du 23 novembre 1834 : Grande Fantaisie fantastique sur deux thèmes de M. Berlioz (titres ci-dessus) composée et exécutée par M. Liszt. Cette exécution eut-elle véritablement lieu ? Nous dirons dans une autre partie de ce travail pour quelles raisons on en peut douter. En tout cas, plusieurs mois plus tard, la même Gazette musicale, annonçant un concert de Liszt, avec orchestre, qui eut lieu à l’Hôtel de Ville (salle Saint-Jean), le 9 avril 1835, commençait ainsi : « On y entendra pour la première fois une grande fantaisie symphonique pour orchestre et piano composée par M. Liszt sur des thèmes de Berlioz, dans laquelle l’auteur exécutera la partie principale », et le compte rendu paru dans le numéro suivant (12 avril) insistait sur le parti que le pianiste-compositeur avait tiré de la mélodie du Pêcheur et de la Chanson de brigands. La même œuvre reparut sur le programme d’un concert donné par Berlioz et Liszt le 10 décembre 1836.

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(1) Journal de Musique (ARMAND GOUZIEN), 25 novembre 1876.

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er novembre 2012.

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