4. COMPOSITIONS INÉDITES ET AUTOGRAPHES DE BERLIOZ
Cette page présente les onze articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Compositions inédites et autographes de Berlioz”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.
Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 231].
Le Ménestrel, 28 Août 1904
Le Ménestrel, 11 Septembre 1904 Le Ménestrel, 18 Septembre 1904 |
Le Ménestrel, 13
Novembre 1904
Le Ménestrel, 20 Novembre 1904 Le Ménestrel, 27 Novembre 1904 |
Le Ménestrel, 28 Août 1904, p. 274-276
Par testament en date du 12 juin 1868, Hector Berlioz ordonna la disposition suivante :
« Je donne et lègue à la Bibliothèque du Conservatoire de Paris, dont je suis le bibliothécaire, mes quatre grandes partitions manuscrites (copies et autographes) :
» 1° Benvenuto Cellini, opéra en trois actes ;
» 2° La Prise de Troie, opéra en 3 actes ;
» 3° Les Troyens à Carthage, opéra en 5 actes ;
» 4° Béatrice et Bénédict, opéra en 2 actes ;
» A la charge, par ladite Bibliothèque, de prêter ces divers manuscrits, si quelque éditeur se présentait, avec l’approbation de mes exécuteurs testamentaires ou de mes héritiers, pour les faire graver et les publier tels qu’ils sont. »
Le don était beau : par lui seul, la Bibliothèque du Conservatoire pouvait déjà se vanter de posséder l’original des plus grandes œuvres de Berlioz. Mais ses richesses sont bien plus considérables encore : elles s’étendent à la presque totalité de ses partitions autographes, qu’elle finira peut-être par centraliser entièrement dans la suite ; pour l’instant, des circonstances diverses ont amené sur ses rayons bien d’autres œuvres que celles qui furent l’objet du legs de Berlioz.
Il y a d’abord celles qui appartenaient de droit à la Bibliothèque, c’est-à-dire les compositions d’école, pour les concours et les envois de Rome.
Puis certaines partitions autographes sont revenues par des voies indirectes, par exemple celle de Roméo et Juliette, offerte par l’auteur à son ami Georges Kastner, et donnée par l’héritier de ce dernier, avec tout l’ensemble de ses livres, à la Bibliothèque du Conservatoire.
D’autres enfin proviennent directement de Berlioz sans avoir été comprises dans son legs, par la raison pure et simple qu’il les avait déposées de son vivant même dans son cabinet de la Bibliothèque. Je ne sais si tel est le cas pour le Requiem, qui porte les indices d’un dépôt déjà ancien, et a pu être considéré dès l’origine comme propriété de l’État, ayant été commandé par celui-ci. Ce l’est certainement pour la Damnation de Faust, et par d’autres œuvres de moindre importance, mais encore notables.
Au résumé, voici la liste des autographes de Berlioz qui appartiennent au Conservatoire ; nous suivons l’ordre tour à tour méthodique et alphabétique du catalogue :
Requiem, grande partition, 1 vol. in-f°, et deux partitions de chœur
(copies) ayant servi aux études pour la première exécution ;
Béatrice et Bénédict, grande partition, 1 vol. ;
Benvenuto Cellini, grande partition, 3 vol. ;
La Damnation de Faust, grande partition, 4 vol. ;
La Fuite en Egypte, grande partition, 1 vol. in-4° obl. ;
Roméo et Juliette, grande partition, 1 vol. ;
La Prise de Troie, grande partition, 1 vol. ;
Les Troyens à Carthage, grande partition, 2 vol. ;
Ouverture du Corsaire, 1 vol., in-4°;
Ouverture de Waverley, 1 vol. ;
L’Impériale, cantate, 1 vol.
CANTATES POUR LE CONCOURS DE ROME
Herminie (1828), 1 vol.
Cléopâtre (1829), avec deux fugues, 1 vol.
ENVOIS DE ROME.
Resurrexit, 1 vol.
Fantaisie dramatique sur la Tempête, 1 vol.
Un volume in-f° renfermant les trois œuvres suivantes :
Lelio, ou le Retour à la Vie (moins la Tempête);
Ouverture de Rob-Roy ;
Quartette e Coro dei Maggi.
Il faut citer aussi la copie d’une partition restée inédite :
Scené héroïque à grands chœurs et grand orchestre, 1 vol.
Enfin, la collection dite des petits autographes comprend un carton contenant des morceaux séparés, mélodies, morceaux d’instruments, feuillets épars, dont plusieurs sont des compositions inédites.
La Bibliothèque du Conservatoire, on le voit, peut s’enorgueillir de tant de richesses.
D’autre part, la Bibliothèque Nationale possède trois autographes importants de Berlioz, savoir :
L’Enfance du Christ (la seconde partie non autographe), 1 vol.
Les Francs Juges, fragments, 1 vol.
La Nonne sanglante, fragments, 1 vol.
Ces deux derniers ouvrages, restés inachevés, sont inédits.
En outre, la Bibliothèque Impériale de Saint-Pétersbourg a le manuscrit du Te Deum. Celui de la Marche Hongroise fut laissé par Berlioz à la ville de Pesth après la première exécution de ce morceau.
Ainsi, les bibliothèques publiques ont accaparé Berlioz au point qu’il ne reste plus grand’chose pour les particuliers. Nous pourrons citer pourtant deux collectionneurs assez heureux pour posséder celles qui restent de ses partitions originales : ce sont MM. Charles Malherbe et Alexis Rostand.
Le premier a :
La Symphonie fantastique ;
La Symphonie funèbre et triomphale ;
Tristia ;
Plus quelques feuillets détachés.
Le second, outre la partition gravée des Troyens, antérieure à la mise en vente et portant la dédicace autographe dont nous avons précédemment fait mention, possède :
Harold en Italie.
Enfin, un album de notes renfermant des notations musicales, indications et brouillons pour diverses compositions (réalisées ou non) est resté dans la famille de Berlioz.
Il faut encore signaler pour mémoire un certain nombre de feuillets de musique autographes éparpillés de côté et d’autre. Quant aux manuscrits littéraires et aux lettres, je ne m’en occupe pas ici.
Point n’est besoin d’insister par avance sur le haut intérêt que présentera l’examen de ces documents originaux. Les autographes d’œuvres connues nous permettront de surprendre mainte particularité relative à leur composition ; les autres sont plus précieux encore.
Nous commencerons par les premiers, et les étudierons en suivant l’ordre de l’énoncé ci-dessus.
REQUIEM
Un grand cahier in-folio, écrit sur du papier à trente-deux portées, dont le nombre, si considérable qu’il soit, est pourtant insuffisant pour contenir toutes les parties inscrites à la tablature. Le seul mot : Requiem se trouve frappé sur le dos de la reliure, et la partition ne porte pas de titre général autographe. On lit seulement, au bas de la première page, à gauche :
Messe des Morts
par H. Berlioz.
En regard, à droite :
Paris, 29 juin
1837.
Le haut de la page, restée ainsi presque entièrement blanche, est occupé par le titre particulier : Requiem et Kyrie.
De fait, il est visible que l’ensemble de la partition est formé d’une série de cahiers distincts sur lesquels Berlioz a écrit les divers morceaux, réunis postérieurement par la reliure, mais restés séparés presque tous les uns des autres par plusieurs feuillets blancs.
Commencée à la fin de mars 1837, terminée en trois mois, comme l’atteste la date qu’on vient de lire, l’écriture de cette vaste partition ne se ressent de la hâte fébrile avec laquelle elle fut exécutée que par l’irrégularité des barres de mesure, tracées à la main du haut en bas des pages, et par des ratures, assez multipliées au début, de moins en moins nombreuses à mesure que la composition se développe. On voit qu’après quelques tâtonnements l’auteur s’est trouvé bien vite maître de sa plume. D’ailleurs, en traçant sa partition d’orchestre, il ne faisait que donner la forme définitive à des notes antérieurement fixées. Il nous l’a dit dans ses Mémoires : « Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu’on me livrait enfin et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous l’effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d’un morceau n’était pas esquissé que celui d’un autre se présentait ; dans l’impossibilité d’écrire assez vite, j’avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me furent d’un grand secours. » Il est fâcheux qu’il ne nous ait été conservé aucun spécimen de cette sténographie musicale. Peut-être y aurions-nous constaté un retour aux anciennes notations neumatiques, primitive sténographie… La grande partition n’en porte aucune trace. Les notes sont formées d’une écriture nette, autoritaire. Les morceaux en style d’école, notamment, sont tracés d’une main très sûre. Le Quærens me pour voix seules, noté sans une hésitation, sans une rature, peut être donné comme un modèle d’écriture (les lecteurs qui savent que ce morceau n’est pas le meilleur de la partition diront dans quel sens il faut entendre ce mot). De même pour l’admirable offertoire : Domine Jesu Christe (ici le terme « écriture » peut être compris dans tous ses sens). A la fin, la reprise du Te decet hymnus, exposé dans le premier morceau, a été recopiée par une main étrangère ; enfin, après quatorze pages et demie, Berlioz a repris la plume et écrit lui-même les quatre pages de l’émouvante péroraison.
Pour les ratures et collettes, rien ne nous autorise à croire qu’elles sont contemporaines de la composition : elles pourraient fort bien, au contraire, représenter des retouches postérieures, faites en vue de l’édition. La plupart, d’ailleurs, ne nous révèlent aucune modification saillante. Celle qui nous a paru la plus caractéristique se trouve tout à la fin, après le dernier accord vocal de l’Amen, à la suite de ces mystiques arpèges des violons par lesquels est admirablement exprimée l’idée du mot qui est le titre même de l’œuvre : Requiem, le repos, repos éternel ! A la suite de cette cadence, Berlioz avait écrit encore quatre mesures d’orchestre, d’un caractère triste et gémissant comme certains accents funèbres de Gluck : c’était évidemment, dans sa pensée, un suprême regard vers les douleurs du dernier Jugement. En dernière analyse, il vit que cela était de trop, et il supprima les quatre mesures, laissant l’auditeur sous l’impression dernière de la suave harmonie des voix, évoquant la pensée consolante de l’au-delà, célébrant le calme des cieux.
Notons encore qu’après la célèbre fanfare, les voix unies des basses entonnent leur formidable unisson en proférant, non les paroles de la prose : Tuba mirum spargens sonum, mais celles, analogues par le sens, du Credo de Nicée : Et iterum venturus est cum gloria judicare vivos et mortuos. Ce texte, définitivement remplacé par le premier (pour des raisons liturgiques qui s’imposaient évidemment, mais ne furent pas très favorables au point de vue de la forme musicale), se trouve encore gravé dans la première édition de la Messe des Morts. Nous expliquerons, dans une autre partie de ce chapitre, de quelle manière Berlioz fut amené à cette substitution.
Le Ménestrel, 11 Septembre 1904, p. 290-292
BÉATRICE ET BÉNÉDICT
Partition écrite dans le calme d’une période de production peu active : c’est un modèle de calligraphie et de soins extérieurs. A peine, de loin en loin, une rature, une collette. Une reprise (l’Épithalame grotesque, n° 6, recommencé, avec quelques légères modifications, comme n° 6 bis) est copiée d’une autre main : mais celle de Berlioz s’y révèle encore par quelques nouveaux détails ajoutés. Il en est de même pour un remaniement du finale, transcrit aussi par le copiste. Une grande coupure, indiquée à larges traits, est pratiquée à la fin du rondeau en style d’ancien opéra-comique : « Ah ! je vais l’aimer ! » Tout le reste est parfait de tenue graphique.
A noter un détail. A la fin du duo nocturne qui est la perle de la partition, quand les voix, s’étant tues, laissent la symphonie se dérouler librement, il y a, sous les flûtes, un dessin d’accompagnement des altos qu’en diverses auditions j’ai ouï exécuter tantôt pizzicato, tantôt arco. Cette dernière manière, donnant un relief excessif à un dessin peu intéressant par lui-même, est peu heureuse. Elle est fautive, la partition autographe l’atteste : les altos, jouant pizzicato dès avant le commencement de ce dessin, doivent continuer de même jusqu’à la fin, le mot arco n’étant nulle part écrit.
Le titre ne présente aucune particularité qui mérite d’être rapportée, si ce n’est qu’au bas on lit cette date : Paris, 25 février 1862. Et, à la fin de l’ouverture : The end (il fallait bien, puisqu’il s’agissait de Shakespeare, que Berlioz écrivît un peu d’anglais). Il semble, par cette indication, que la composition de l’opéra ait été terminée par celle de l’ouverture, ce qui d’ailleurs est normal. Ce morceau serait donc le dernier écrit musical de Berlioz, et la date du 25 février 1862 celle où il écrivit sa dernière page d’orchestre (réserve faite pour les quelques remaniements qu’il apporta par la suite aux Troyens) (1).
LA PRISE DE TROIE ET LES TROYENS A CARTHAGE
C’est l’œuvre de la vie de Berlioz. Il y rêvait à douze ans ; il l’exécuta au seuil de sa vieillesse, comme un testament d’art. Il mit deux ans à l’écrire, et la perfectionna longtemps encore. Aucune de ses œuvres n’est écrite avec un pareil soin, je dirais volontiers une pareille coquetterie. Il en faisait confidence à ses amis.
Et ceci me rappelle une autre observation faite sur celui dont, malgré tout, l’occasion vient constamment de rapprocher le nom de celui de Berlioz : Richard Wagner. J’étais un jour chez un notable, aujourd’hui bien regretté, collectionneur d’autographes, Alfred Bovet, en la compagnie de M. Vincent d’Indy. Il nous conta qu’il avait découvert, par grand hasard, une œuvre inédite et autographe de la jeunesse de Wagner, et en avait fait l’acquisition. Le maître, l’ayant appris, lui demanda de lui céder cette œuvre, qui était sienne, et qu’il considérait depuis longtemps comme perdue ; en échange, il lui envoya quelques feuillets détachés de la scène du temple de Parsifal. La notation en était d’une rare beauté. Cependant ces pages n’avaient pas été distraites du chef-d’œuvre, dont la partition reste intacte à la Wahnfried : elles en avaient été retirées au cours même de la composition, par la raison que l’auteur y avait trouvé une correction à faire ; mais, plutôt que de raturer ou gratter les passages fautifs, il avait préféré détacher les feuillets entiers, et les récrire de nouveau. M. d’Indy et moi, alors dans toute la ferveur de notre enthousiasme bayreuthien, cherchâmes vainement quelle pouvait avoir été la rectification ; nous ne pûmes rien découvrir qui différât de ce que nous étions accoutumés d’entendre : c’était, sans doute, une note d’une deuxième clarinette ou d’un troisième cor à rectifier.
Berlioz en eût peut-être fait autant avec les Troyens. La première partie de cette œuvre, la Prise de Troie, n’ayant eu à subir aucun outrage du fait de représentations ou d’éditions dont elle fut complètement privée du vivant de son auteur, peut, au point de vue de l’exécution graphique, soutenir la comparaison avec Parsifal lui-même. Tout y est parfait. Et cette perfection même fait que son manuscrit ne nous fournit aucune observation. On constate la perfection, rien de plus.
Pour les Troyens à Carthage, ils ont été évidemment écrits de même. Mais des causes extérieures, bien connues, ont fait que cette perfection extérieure a été grandement altérée. « J’ai employé un mois, écrit Berlioz, à remettre en ordre cette partition en pansant avec soin toutes ses plaies ». Les sutures, on peut le croire, sont bien faites, mais les traces des opérations restent visibles.
On reconnaît même par endroit la main d’un aide : plusieurs parties de la grande partition des Troyens à Carthage ne sont pas autographes.
Le Lamento du Prologue est, à la vérité, de l’écriture de Berlioz : encore cette écriture est-elle moins calme que celle des parties originales. Il en est de même des vers récités par le Rapsode et des notes de lyre qui séparent les strophes. Mais la Marche Troyenne et toute la fin du Prologue sont écrits par le copiste. Maintes autres parties sont de cette dernière main, notamment le fameux septuor : « Tout n’est que paix et charme autour de nous ». Sans doute Berlioz aura détaché ce morceau célèbre pour en faire hommage à quelque admirateur. Qu’est-il devenu ?
Au reste, soit du vivant de Berlioz, soit après sa mort, bien des parties du manuscrit ont été maculées par les graveurs, éditeurs, etc., qui parfois se sont permis de donner des indications tendant à supprimer des instruments, corriger l’orchestre de Berlioz, etc.
Le titre original de l’œuvre était, on le sait, les Troyens. On peut le lire encore sur la première page de la première partie, où il est raturé et remplacé par cet autre :
La Prise de Troie, opéra en trois actes (première partie du poëme lyrique des Troyens), paroles et musique de HECTOR BERLIOZ, Membre de l’Institut, etc., etc.
Une fois encore cependant l’éventualité d’une exécution intégrale s’est présentée à sa pensée, car, en tête du prologue des Troyens à Carthage, il a écrit :
Dans le cas où l’on représenterait dans la même soirée l’ouvrage entier des Troyens, la Prise de Troie suivie des Troyens à Carthage, ce prologue devrait être supprimé.
La partition des Troyens à Carlhage renferme une série de notes ou avis écrits à la fin des actes, soit par Berlioz, soit par son copiste, et dans lesquels se retrouve souvent la marque originale de son esprit. Reproduisons les principaux.
Un « Avis pour le prologue » traite seulement de la question pratique du placement du chœur devant ou derrière le rideau d’avant-scène. Retenons-en simplement ce mot : « Si cela n’est pas possible, c’est-à-dire si l’on ne veut pas que cela soit possible… »
A la fin du premier acte :
« Si cet ouvrage est représenté sur un théâtre dont les dimensions ne sont pas assez vastes pour permettre les développements de mise en scène que comporte la distribution des récompenses par Didon, ou si le metteur en scène n’était pas assez ingénieux pour organiser d’une façon intéressante les trois cortèges des constructeurs, des matelots et des laboureurs pendant toute la durée des trois morceaux de musique instrumentale qui s’y rappportent, on supprimera ce qui est contenu entre…
Le plus curieux est l’avis pour l’intermède de la chasse :
Dans le cas où le théâtre ne serait pas assez vaste pour permettre une mise en scène animée et grandiose de cet intermède, si l’on ne pouvait obtenir des choristes femmes de parcourir la scène les cheveux épars, et des choristes hommes, costumés en Faunes et en Satyres, de se livrer à de grotesques gambades en criant : Italie ! Si les pompiers avaient peur du feu, les machinistes peur de l’eau, le directeur peur de tout, et surtout si l’on ne pouvait faire rapidement le changement de décors avant le troisième acte, on devrait supprimer cette symphonie.
Après le troisième acte :
Aux représentations des Troyens à Paris, on supprimait la première scène du troisième acte et le duo qui la suit, sans tenir compte de la logique de l’action, des explications nécessaires que cette scène contient et de la forme nouvelle du duo. On trouvait que cela produisait ce qu’on appelle un froid dans l’argot théâtral. Les directeurs qui seraient tentés de suivre cet exemple pourront commencer à la lettre G. Dans le cas où ils daigneraient se conformer à l’intention de l’auteur, ils devront au contraire… (suit l’indication de mesures à couper).
Dans le milieu de cet acte, on supprimait aussi à Paris le chant d’Iopas, parce qu’on n’avait pas un ténor doux, capable de bien chanter ce morceau. Dans le cas extrêmement probable où la même raison existerait pour d’autres théâtres, il faudrait supprimer ce chant. On retrancherait alors ce qui est contenu entre… etc.
Pour le quatrième acte :
Si la cantatrice qui chantera le rôle de Didon n’est pas douée d’un voix très énergique, comme il se pourrait que la force vint à lui manquer pour le cinquième acte, il sera prudent de supprimer dans le quatrième son duo avec Enée, c’est-à-dire tout ce qui est contenu entre… etc.
(D’une autre écriture) : « J’oubliais de dire qu’on peut encore, en passant sans transition de la lettre R à la lettre S, supprimer le duo des soldats, dont la familiarité un peu grossière produit un contraste si tranché avec le chant mélancolique du matelot qui le précède et l’air passionné d’Enée qui le suit. On a trouvé en France que le mélange du genre tragique et du genre comique était dangereux et même insupportable au théâtre, comme si l’opéra de Don Giovanni n’était pas un admirable exemple du bon effet produit par ce mélange, comme si une foule de drames journellement représentes à Paris n’offrait pas aussi d’excellentes applications de ce système, comme si enfin Shakespeare n’était pas là. Il est vrai que pour la plupart des Français, Shakespeare n’est pas même autant que le soleil pour des taupes. Car les taupes peuvent au moins ressentir la chaleur du soleil. J’indique donc encore cette coupure en songeant au bonheur qu’éprouvent les directeurs, acteurs et chefs d’orchestre, pompiers, machinistes et lampistes à insulter un auteur et à dégrader son œuvre ; je serais fâché de ne pas faciliter autant qu’il est en moi la satisfaction d’aussi nobles instincts. »
Sur cette dernière boutade, Berlioz s’arrête : il n’y a pas d’« avis pour le cinquième acte ».
La publication des Troyens a donné lieu à des difficultés dont le récit appartient à l’histoire. Nous devons le rapporter ici ; nous le ferons sans joindre aucun commentaire aux documents que nous avons à produire, ne voulant pas être accusé d’envenimer par des observations personnelles un débat aujourd’hui rétrospectif.
Nous avons, au début de ce chapitre, cité la clause du testament de Berlioz par laquelle il léguait à la Bibliothèque du Conservatoire les partitions de ses opéras. Si le maître procéda avec cette solennité à l’égard de ces seules œuvres, c’est qu’il avait, pour s’y intéresser des motifs particuliers. Ces motifs apparaissent clairement par la suite du document.
Le testament contenait cette condition que la Bibliothèque devrait prêter les manuscrits aux éditeurs qui se présenteraient pour les « graver et publier tels qu’ils sont. » Il continuait ainsi :
« La grande partition des Troyens à Carthage appartient à M…., éditeur de musique, qui, en acquérant de moi la propriété de cet ouvrage, s’est engagé par contrat à en publier la grande partition un an après la partition de piano.
» Il n’a pas rempli cette condition. Je n’ai pas voulu lui faire un procès ; mes exécuteurs testamentaires feront ce qu’il paraîtra convenable ; mais j’exige absolument, si M... se décide à faire cette publication, que la partition soit publiée sans coupures, sans modifications, sans la moindre suppression de texte, enfin telle qu’elle est. Il en sera de même pour les trois autres ».
Les exécuteurs testamentaires ayant réclamé l’exécution de ce traité, l’éditeur refusa, se basant sur le fait que la partition manuscrite léguée au Conservatoire était sa propriété, et que, ne l’ayant pas, il était privé des moyens de remplir son engagement. Le 1er juillet 1874, le Tribunal de la Seine lui donna gain de cause.
L’affaire revint à la Cour d’appel les 16 et 23 juin 1876. L’avocat de Berlioz, Me Oscar de Vallée, résuma la cause en ces termes :
« Vous considérez Berlioz comme un mort. Mais ces morts-là valent bien des vivants, et, même au point de vue commercial, qui ne doit en rien préoccuper la justice, il serait aisé de rassurer M… ».
D’autre part, le directeur du Conservatoire fit offre de prêter le manuscrit.
Dans cette situation, l’éditeur déclara qu’il était prêt à exécuter les clauses de son traité. Il y fut d’ailleurs obligé par l’arrêt de la Cour, qui décida qu’il « serait tenu de publier l’opéra des Troyens conformément à l’engagement pris avec Berlioz, le 22 juillet 1863, mais seulement dans l’année à partir du jour où la partition manuscrite dudit opéra, déposée à la bibliothèque du Conservatoire de Paris, aurait été mise à sa disposition pour être publiée ».
L’exécution de cet arrêt fut lente à se faire. Plusieurs décès se produisirent coup sur coup parmi ceux qui avaient généreusement pris en main la cause de Berlioz. Ce fut d’abord Damcke, mort dans l’intervalle des deux procès; puis, peu après le second, l’autre exécuteur testamentaire, Édouard Alexandre ; enfin, Mlle Fanny Pelletan, la généreuse initiatrice de la grande édition des chefs-d’œuvre de Gluck, qui, élève de Damcke, s’était bénévolement substituée à lui pour soutenir le procès, mourut à son tour. L’éditeur se trouva donc débarrassé de toute surveillance du côté de l’auteur. Il en prit grandement à son aise, non seulement en ce qui concerne les délais qui lui avaient été départis, mais, ce qui est plus grave, quant à l’exécution des volontés de Berlioz.
Malgré les déclarations maintes fois affirmées par celui-ci et reproduites expressément dans son testament, il ne publia pas la partition conformément au manuscrit original. Du moins ne le fit-il pas tout d’abord. Au reste, une certaine obscurité, et surtout une grande confusion, régnent sur tout ce qui touche aux diverses formes sous lesquelles fut publiée, soit au piano, soit à l’orchestre, la partition des Troyens, qui n’aurait jamais dû en avoir qu’une, celle que lui avait donné Berlioz. On nous a assuré qu’une partition d’orchestre vraiment complète a été publiée : nous ne l’avons jamais vue, mais cela peut être. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il a bien fallu céder devant l’indignation générale provoquée par l’inqualifiable dépeçage publié en premier lieu sous le nom de partition des Troyens à Carthage. Nous n’entrerons dans aucun détail relatif à la composition de cette partition : nous nous bornerons à redire qu’un pareil traitement appliqué à un chef-d’œuvre n’est pas seulement attentatoire aux traités aussi bien qu’à la volonté d’un maître, mais qu’il va contre la dignité de l’art.
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(1) Benvenuto Cellini devrait avoir sa place ici. Mais il est nécessaire à cette étude que nous comparions avec l’autographe la partition conservée à la Bibliothèque de l’Opéra. Or, nous devons avouer aux lecteurs que nous avons maladroitement pris notre temps, et que, lorsque nous avons voulu entreprendre cette confrontation, au commencement de juillet, les vacances de la Bibliothèque de l’Opéra étaient déjà commencées, et nous avons trouvé porte close. L’on voudra bien excuser une interversion devenue nécessaire par cette circonstance, et nous permettre de renvoyer l’étude comparée des versions de Benvenuto Cellini à la suite de l’examen des autres autographes.
Le Ménestrel, 18 Septembre 1904, p. 299-300
LA DAMNATION DE FAUST
La plus sale, sans contredit, de toutes les partitions autographes de Berlioz. On sait comment il la composa, à bâtons rompus, à travers l’Europe. Il utilisa d’abord les éléments que lui fournissaient ses Huit scènes de Faust, œuvre de jeunesse, son op. 1. Quant au reste, il le fit en diligence, en roulant de Paris à Vienne, ou dans des auberges d’Autriche, à Prague, à Passau, ou à la lueur du bec de gaz d’un épicier à Pesth, ou dans un château des environs de Rouen, ou sur une borne du boulevard du Temple, ou encore, a-t-il raconté, en emboîtant le pas à un groupe de frères ignorantins sur le chemin de Montmorency. Sans doute ce n’étaient que des notes qu’il prenait ainsi ; mais la rédaction même de la partition d’orchestre s’est ressentie de ces allures fantaisistes. Il faut ajouter qu’après la composition faite, le manuscrit fut promené dans toutes les salles de concert d’Europe, en Prusse, en Russie, en Autriche, en Angleterre : rien d’étonnant, donc, si, quand il fut retrouvé dans une armoire de la Bibliothèque du Conservatoire où Berlioz l’avait déposé, oublié peut-être, il était réduit presque à l’état de chiffon.
Il forme maintenant quatre volumes, correspondant à chacune des quatre parties, solidement reliés, et dont les feuillets déchirés ont été réparés le mieux possible. Mais l’aspect intérieur n’est toujours guère engageant. Les morceaux sont écrits sur des papiers de divers formats, de divers grains, de diverses couleurs. Certains ne sont pas de la main de Berlioz. Ceux qu’il a écrits sont d’une notation jetée avec hâte, claire assurément — car il avait la main toujours ferme et sûre, — mais irrégulière et négligée. Les pages blanches sont couvertes de notes étrangères à l’ouvrage (à la fin de la première partie, par exemple, on trouve un brouillon qui doit être celui de quelque chapitre du Traité d’instrumentation). Les ratures, les collettes, les coupures sont sans nombre.
Mais ces particularités mêmes donnent de l’intérêt au document. Les collettes ont été découvertes, les parties raturées sont facilement déchiffrables : nous pouvons donc assister ainsi à l’élaboration même, à l’improvisation, pour ainsi dire, du chef-d’œuvre d’Hector Berlioz.
Le titre, occupant toute la hauteur de la première page, est déjà connu, ayant été reproduit en fac-similé dans les notices que M. Ch. Malherbe rédige pour les programmes des concerts Colonne. Répétons-en néanmoins le libellé principal, intéressant à divers points de vue.
LA DAMNATION
DE
FAUST
Légende en 4 parties
Paroles de MM. Al. Gandonnière et Gérard [de Nerval] (1)
Musique
DE
HECTOR BERLIOZ
Au-dessous sont les indications des personnages et des chœurs, avec une note relative au placement de ces derniers, puis, tout au bas, un renvoi correspondant au nom des auteurs dès paroles, ainsi rédigé :
(1) Les paroles du récitatif de Méphistophélès dans la cave de Leipzig, de la chanson latine des Etudians, du récitatif qui précède la danse des Follets, du Final de la 3e partie, de toute la 4e (à l’exception de la Romance de Marguerite) et de l’Epilogue sont de M. H. Berlioz.
Le mot « Légende », par lequel Berlioz caractérise son œuvre, n’a pas été écrit du premier jet : il est au crayon, surmontant une rature, également au crayon, sous laquelle apparaissent très visiblement les mots écrits en premier lieu : « Opéra de concert. » Ni l’un ni l’autre de ces vocables n’a subsisté dans les partitions gravées, où la Damnation de Faust est désignée par le terme de « Légende dramatique ».
Au verso du feuillet en regard se trouve, inscrit d’une autre main, le nom suivant : Roquemont. C’était le copiste de Berlioz ; il mérite d’autant mieux d’être nommé ici qu’il a participé à la confection de tous ces manuscrits, dont il a noté les parties où nous ne reconnaissons pas la main de l’auteur.
Au verso du titre même, autre nom, écrit cette fois par Berlioz : « M. Wagner, rue Portefoin, 17, au Marais. » Encore Wagner ! Rassurons-nous cependant : ce n’est pas de l’auteur de Tannhäuser qu’il s’agit, mais, très probablement, d’un humble graveur de musique. Car nous pouvons être assurés que Richard Wagner n’a jamais habité rue Portefoin !
Nous ne songeons pas à étudier le manuscrit de la Damnation de Faust page par page. Bornons-nous à en noter au passage les indications qui nous semblent les plus caractéristiques.
Le premier monologue de Faust, la symphonie qui l’accompagne et le chœur des paysans sont écrits, de la main de Berlioz, rapidement, mais clairement.
A la fin de la première partie, la Marche Hongroise est notée d’une autre main, sur un cahier de papier bleuté d’un format plus court que celui de l’ensemble du manuscrit, Seule une première page, donnant la fanfare initiale, est écrite par l’auteur, amorçant le développement du thème. Au bas de cette page, on lit une note biffée par quelques traits de plume, pourtant intéressante à conserver :
Le thème de cette marche que j’ai instrumenté et développé est célèbre en Hongrie sous le nom de Ràkoczy ; il est très ancien, d’un auteur inconnu, et servait autrefois de chant de guerre aux Hongrois, qui l’exécutaient en tête des régiments, sur une sorte de grands hautbois semblables aux Pifferi dont se servent encore aujourd’hui les montagnards des Abbruzes.
H. BERLIOZ.
On sait que Berlioz composa la Marche hongroise à Pesth, où elle fut accueillie avec un enthousiasme délirant. « Je dus en partant, dit-il dans les Mémoires, laisser à la ville mon manuscrit qu’on désira garder, et dont je reçus une copie à Breslau un mois après… J’ai fait depuis ce temps plusieurs changements dans l’instrumentation de ce morceau, en ajoutant à la coda une trentaine de mesures qui, ce me semble, en augmentent l’effet ». Tout cela nous est confirmé par l’autographe : le cahier de papier bleu est sans aucun doute la copie envoyée à Berlioz de Pesth à Breslau, et la coda développée se retrouve à la suite, sur quatre pages blanches où se reconnaît, cette fois, la main du compositeur.
Dans la seconde partie, le chant de la fête de Pâques porte des traces d’hésitations quant à la réalisation sonore des quatre notes imitant les cloches. Ce chœur est un de ceux qui figuraient dans les Huit Scènes de Faust, antérieures de dix-huit ans à la Damnation de Faust : dès ce moment le même détail avait préoccupé Berlioz. Le dessin était identique : un groupe de quatre croches, do, fa, mi, ré répété plusieurs fois de suite pour donner l’impression d’une sonnerie. Par une de ces complications inutiles dont sont coutumiers les jeunes compositeurs, Berlioz avait distribué chaque note à un instrument différent, de manière à mieux représenter l’effet de cloches se répondant l’une à l’autre : les contre-basses pinçaient l’ut, les seconds violons le fa, les altos mi et les premiers violons ré : les violoncelles, il est vrai, doublaient le tout en exécutant le dessin entier. Par l’autographe, on voit que Berlioz voulait d’abord doubler le dessin entier par « deux pianos ou quatre cloches graves (do fa mi ré) » dans la coulisse. Notons que cette combinaison, à laquelle il a renoncé, est celle qui a été adoptée aux Concerts Colonne, son temple, pour l’exécution de la scène religieuse de Parsifal. Il en avait donné la notation au bas des pages de son manuscrit, par trois fois : au commencement, au milieu et à la fin ; puis, définitivement, il a biffé le tout, revenant à la combinaison la plus simple, celle qui consiste à donner le dessin aux seuls violoncelles et contrebasses en pizzicato.
Le chœur des buveurs dans la cave d’Auerbach a subi une grande coupure, plus de sept pages, toute une reprise, retranchant, avec la musique, plusieurs vers. Ceux-ci étant de l’illustre inconnu qui a dû au chef-d’œuvre de Berlioz de voir passer à la postérité un nom que rien sans cela n’y eût autorisé, M. Gandonnière, il est fort superflu de les tirer de leur définitif oubli.
La chanson de Brander, reproduisant presque entièrement la version primitive des Huit Scènes, est de la main d’un copiste, sauf la partie vocale, que Berlioz a voulu transcrire, et quelques touches qu’il a ajoutées à l’instrumentation.
La fugue sur Amen est notée d’une main sûre. Nous avons déjà vu que les morceaux scolastiques inspiraient à Berlioz une calligraphie tout particulièrement soignée. Une note amusante est écrite dans la marge avant ce morceau :
Dans le cas où l’on craindrait de blesser les susceptibilités d’un auditoire pieux ou admirateur des fugues scolastiques sur le mot Amen, on irait d’ici au signe en supprimant les dix pages qui suivent.
Ces lignes sont biffées par quelques coups de crayon.
Le milieu de la scène des Sylphes présente plusieurs ratures et collettes qui témoignent des hésitations prolongées du compositeur. La fin de la Danse des Sylphes même, aujourd’hui si parfaite, n’a pas non plus été arrêtée du premier coup : le premier manuscrit nous la montre prolongée par quatre mesures, faisant entendre un unique la, piqué de mesure en mesure par les violons, que Berlioz a définitivement jugées, avec raison, plus qu’inutiles.
Bien des endroits de la partition sont maculés par des coups de crayon du graveur. En d’autres, on voit des essais de traduction allemande écrits soit au crayon, soit à l’encre bleue.
P.-S. — Un retard de transmission a été cause d’une lacune dans le dernier article de la série Berlioziana : il faut rétablir le texte complet à l’aide de la citation suivante :
A la suite des mots : « Il en faisait confidence à ses amis », à Georges Kastner, par exemple, à qui il écrivait, le 28 septembre 1858, en lui faisant hommage du manuscrit de Roméo et Juliette : « N’est-ce pas dommage qu’il y ait des corrections, des coupures, des feuilles rapportées ? Il était si bien écrit ! calligraphiquement parlant. Les Troyens sont mieux encore ; c’est moulé, je défie mon copiste de rien faire de pareil ! » [CG no. 2316]
Le Ménestrel, 25 Septembre 1904, p. 307-308
LA DAMNATION DE FAUST (Suite)
Une question intéressante serait de savoir si, dans ce manuscrit formé de feuillets disparates, il se trouve des parties remontant à la composition première des Huit Scènes de Faust, en 1829. La comparaison des partitions gravées de cette œuvre prototype avec la définitive Damnation suffirait déjà à nous renseigner : si Berlioz a replacé dans celle-ci les éléments que lui fournissait celle-là, ce ne fut jamais sans leur faire subir des modifications profondes nécessitant une écriture entièrement nouvelle. Le cas n’est pas douteux pour sept morceaux : pour le huitième (la chanson du rat) le cas est particulier ; nous avons constaté que, dans le manuscrit, il était noté par un copiste, avec quelques touches nouvelles de Berlioz ; le copiste n’a fait évidemment que recopier l’ancienne partition, seule partie entièrement conforme. Mais les romances de Marguerite et les chansons de Méphistophélès ont subi des modifications de détail si nombreuses que Berlioz les a complètement récrites, et cela est encore plus évident pour les parties chorales qui, bien que construites sur les mêmes thèmes, sont devenues, dans la Damnation de Faust, des compositions entièrement nouvelles.
Dans le chant des flûtes accompagnant la première entrée de Marguerite, treize mesures ont été biffées. La coupure est opérée franchement, le raccord se faisant sur la reprise du thème. Le cas était semblable pour le chœur des buveurs.
Une coupure de dix-sept mesures a été faite aussi dans le prélude de basses de la ballade du roi de Thulé. Ici, faisons mieux que de nous en tenir aux explications : voici le passage coupé lui-même ; il est facile à donner, puisqu’ en cet endroit la musique ne comporte qu’une partie.
Ce dessin, on l’a reconnu, n’est autre que le chant de la ballade modifié dans son rythme. Il faut avouer que, présenté ainsi, quand l’auditeur n’est pas encore familiarisé avec le véritable thème, il n’offre aucun sens. Berlioz l’a bien senti, aussi a-t-il supprimé ces dix-sept mesures pour les remplacer par deux autres qui, se raccordant avec la suite de la citation, suffisent pour donner à la ritournelle de la « chanson gothique » des dimensions raisonnables.
Il est à remarquer que la ballade du roi de Thulé est deux fois notée dans le manuscrit, chaque fois par Berlioz : d’abord en sol, ton original, puis en fa, définitivement adopté. La même observation s’applique à la Sérénade de Méphistophélès, écrite d’abord en do, puis descendue d’un demi-ton, en si.
Les coupures se multiplient à partir de cet endroit.
Dans le Menuet des follets, la dernière partie semble avoir été refaite ; neuf mesures sont coupées avant l’épisode animé à quatre temps, et cet épisode lui-même, qui a pour thème le chant de la Sérénade, est écrit sur un petit papier oblong dont on ne trouve aucune autre feuille dans la partition, et qui a été substitué à des pages détachées. Un autre détail achève de nous convaincre qu’à l’origine le morceau s’achevait différemment : c’est cette étonnante réplique de Méphistophélès, également coupée :
Ah ! bravo la pédale !
On dirait d’un chanoine endormi !
Et nous savons qu’aujourd’hui aucune pédale ne ronfle à la fin du menuet des follets.
Une coupure intéressante se remarque à la fin de la Sérénade. Telle que nous la connaissons, elle s’achève sur le cri aigu et sec de Méphistophélès et du chœur d’hommes, auquel succède immédiatement l’injonction : « Disparaissez ». D’après un premier projet, entièrement réalisé dans la partition, la sérénade devait être suivie d’un développement de quatre pages dans lesquelles les voix de Méphisto et du chœur, s’éloignant en se répondant, chantaient des bribes de la sérénade : « Au moment fatal… Grande résistance… Bonne nuit, bonne nuit… » Ces derniers mots étaient répétés plusieurs fois, après quoi seulement le démon proférait son ordre.
Dans la quatrième partie, nous relevons encore une large coupure dans le chœur des soldats que, se conformant à la version des Huit scènes de Faust, Berlioz avait d’abord répété en entier après la romance de Marguerite. Neuf grandes pages ont disparu ainsi, remplacées simplement par quelques rappels lointains de la retraite, du chœur des soldats et de celui des étudiants.
L’Invocation à la Nature a des parties terriblement raturées. L’écriture même en est orageuse !
Voici encore trois vers inédits coupés dans la scène entre Faust et Méphistophélès, après les paroles : « J’entends des chasseurs qui parcourent les bois » :
Ceux-ci goûteraient peu ta pâle rêverie ;
Ils comprennent la vie,
Et quand le cerf est aux abois…
Mais la course à l’abime est notée avec une sûreté de main admirable. Il en est de même pour le Pandémonium, où quelques mesures seulement sont coupées par-ci par-là, et pour l’Apothéose de Marguerite, jusqu’à la fin.
Ce dernier morceau, cependant, renferme une grande coupure (dix-neuf mesures), et cela est vraiment incroyable. Ce chant se déroule avec tant de naturel, de cohésion, de logique, depuis son premier vers : « Remonte au ciel, âme naïve », jusqu’à la dernière invocation : « Margarita ! Viens ! Viens ! » qu’il semble qu’il doive être nécessairement une inspiration d’un seul jet. Aucun des plus grands mélodistes, ni Mozart, ni Rossini, ni Pergolèse, n’en a jamais développé qui soit d’un souffle plus soutenu. Or, le manuscrit nous révèle que cette ligne si pure se trouvait d’abord brisée par le milieu, à cause de deux vers qui, étant d’un sentiment étranger à l’idée principale, n’avaient su évoquer qu’un tour mélodique également sans rapport avec l’ensemble. L’harmonieuse unité s’en trouvait ainsi altérée. Voici ces vers :
L’Éternel te pardonne, et sa vaste clémence
Un jour sur Faust peut-être s’étendra.
Mais ce ne sont pas seulement des commentaires musicaux que ce remaniement nous impose. Ces deux vers exprimaient la morale, la philosophie de l’œuvre : leur suppression l’a modifiée radicalement. Cela est si vrai que Berlioz dut subir les assauts de la critique allemande pour ne s’être point conformé à la pensée de Gœthe, et déclarer péremptoirement, pour sa défense, qu’il ne s’était pas soucié de l’illustre poème, puisque Faust y est sauvé, tandis qu’il le damne. Or, il nous apparaît qu’il ne tenait pas tant que cela à le damner, et qu’en premier lieu quelques années de purgatoire lui semblaient une punition suffisante.
Et pourquoi ces variations de sa pensée? Pour quelque spéculation profonde sur le sens de la vie, sur la responsabilité, la mission de l’homme ? Point du tout : à cause d’une modulation qui s’agençait mal ! Parce qu’en supprimant deux vers, les parties saines de la mélodie, rapprochées naturellement avec un rare bonheur, formaient un tout qui présentait l’apparence d’une unité parfaite et intangible.
Et je pense à un autre dénouement où l’idée philosophique a subi une pareille mésaventure : celui du Crépuscule des dieux, pas moins ! Dans le poème, Brünhilde, avant de s’élancer sur Grane, sein Ross, pour se jeter avec lui dans les flammes, profère, en manière de conclusion, des paroles sur la Rédemption de l’humanité par l’Amour. Il faut croire que Wagner aussi a pensé qu’à ce moment la musique avait assez duré, car il a supprimé ces vers essentiels, en exprimant simplement l’idée, dans la symphonie finale, par un chant de violons, d’ailleurs sublime. Foin de la philosophie en musique ! En pourrions-nous juger autrement quand nous voyons Berlioz et Wagner, si rarement d’accord, se trouver ainsi réunis par la même pensée en donnant l’un et l’autre le pas à la musique dans le dénouement de leurs œuvres les plus magnifiques !
La dernière mesure du manuscrit de la Damnation de Faust est suivie de ces indications sommaires :
Fin. 19. 10. 46.
Traduisons : Fini le 19 octobre 1846. Quelle hâte mit l’auteur à présenter son œuvre au public, quand nous voyons, six semaines plus tard, tout être prêt pour la première audition !
Enfin voici encore deux petites notes crayonnées au verso des derniers feuillets de la troisième et de la quatrième partie.
Sur le premier, on relève d’abord les traces d’un brouillon sur deux portées de la dernière partie du Menuet des follets (constatation confirmant nos précédentes conjectures que cette partie a été composée pour remplacer une autre terminaison qui a disparu). Puis au bas, en travers de la page, ces mots et ces chiffres :
50 par 10 font 500 francs.
50 fois 50 francs font 2500 francs.
Ce savant calcul a trait au prix de revient des planches pour la gravure.
Sur la dernière page, on lit cette indication d’un autre ordre :
L’ouvrage entier dure 2 heures et 18 minutes.
Plus 3 entractes de 5 minutes, 15 minutes
2 heures 1/2 et 3 minutes.
En commençant à 1 heure 3/4.
il sera fini à 4 heures 18 minutes,
au plus tard à 4 heures 1/2.
On voit par ces menus détails que, chez Berlioz, le créateur de génie s’accordait fort bien avec l’homme pratique.
Le Ménestrel, 2 Octobre 1904, p. 315
L’ENFANCE DU CHRIST et LA FUITE EN EGYPTE
Ces deux parties de la même œuvre sont, sous leur forme originale, aujourd’hui séparées : la première est à la Bibliothèque Nationale, la seconde à la Bibliothèque du Conservatoire. Il est fâcheux qu’elles ne puissent pas être réunies, — fâcheux pour la Bibliothèque du Conservatoire, bien entendu, car c’est là qu’est la vraie place de l’ensemble.
Ces deux partitions, écrites sur des papiers de formats différents, présentent cette conformité qu’à l’encontre des œuvres de la période antérieure, — la période bouillonnante, pourrions-nous dire, — elles sont écrites, c’est-à-dire calligraphiées, avec le plus grand soin, ayant été exécutées dans le calme d’une époque d’inaction. Elles sont presque sans ratures ni remaniements, et, par conséquent, ne nous offrent que peu de sujets d’observations particulières.
Nous n’en trouvons même aucune à faire pour l’Enfance du Christ, dont la partition est écrite sur du papier du format ordinaire des partitions d’orchestre, et dont les première et troisième parties seules sont autographes, la place de la seconde partie étant occupée par une partition gravée de la Fuite en Egypte. Signalons simplement, à la fin du trio des jeunes Ismaélites, pour flûtes et harpe, que Berlioz avait ramené d’abord, après l’Allegro, une reprise complète de l’Andante, et qu’il a définitivement allégé cette reprise par une large et certainement heureuse coupure.
Pour la Fuite en Egypte, — en un petit format oblong, dont les feuillets sont tout simplement formés de papier de 30 portées coupé par le milieu— outre que nous avons à y signaler une coupure pratiquée dans l’ouverture fuguée, pour son intercalation dans l’Enfance du Christ, nous pouvons suivre dans le manuscrit toutes les phases de la fumisterie (employons les mots techniques) de l’attribution à Pierre Ducré.
Le titre, raturé en plusieurs endroits, est définitivement :
OUVERTURE ET FRAGMENTS
DE
LA FUITE EN EGYPTE
Mystère en style ancien
Pour ténor solo, chœur et orchestre
attribué à PIERRE DUCRÉ, maître de chapelle
imaginaire
et composé, paroles et musique
Par HECTOR BERLIOZ
Œuvre 25.
Sous les surcharges, il est facile de reconnaître que Berlioz avait écrit d’abord :
Mystère en musique de Pierre Ducré, maître de musique de la Sainte Chapelle de Paris, 1673.
La tablature même porte des traces de la préoccupation ironique de l’auteur. Les quatre instruments à vent de l’ouverture sont désignés ainsi : Flûtes douces. — Oboë. — Oboë di caccia, ossia corno inglese. Dans l’Adieu des bergers est ajoutée une partie de Chalumeaux (ou clarinettes en la). Le Repos de la Sainte Famille est désigné par le sous-titre : « Légende et Pantomime ». Et toujours, comme instruments, l’Oboë di caccia et les Chalumeaux. Comment la critique aurait-elle pu résister à tant de précisions archaïques ?
Je me permettrai d’insérer ici un souvenir personnel. Bouquinant un jour sur les quais, il y a fort longtemps, je trouvai sous ma main un exemplaire de la petite partition d’orchestre de la Fuite en Egypte, et quelques feuilles détachées de la troisième partie de l’Enfance du Christ, partition d’orchestre également, de plus grand format. Le premier cahier était mis en vente, si je m’en souviens bien, au prix d’un franc vingt-cinq, le second pour vingt-cinq centimes, — total trente sous. Je fis cette folle dépense. Puis, examinant de plus près mon acquisition, je reconnus en plusieurs endroits l’écriture de Berlioz, et je compris que la partition et les pages qui lui servaient de complément n’étaient autres que des épreuves corrigées par l’auteur pour la publication de l’Enfance du Christ. La Fuite en Égypte, notamment, était certainement l’exemplaire qui, joint aux manuscrits des deux autres parties, fut envoyé à la gravure pour compléter l’œuvre. Les modifications indiquées sont d’ailleurs peu de chose. Dans l’ouverture, p. 13, un simple Riten. est ajouté à la cadence d’une phrase. Rien dans le chœur des bergers : la première rédaction avait, on le voit, très exactement fixé les intentions de Berlioz. Seul, le Repos de la Sainte Famille a subi deux corrections de quelque importance. L’une modifie l’inflexion, aujourd’hui si heureuse, du chant du ténor aux vers : « … l’enfant dormant, les sacrés voyageurs quelque temps sommeillèrent », dont on peut retrouver l’original dans l’autographe et les partitions gravées de la Fuite en Égypte. L’autre, à la dernière page, ajoute des tenues de flûtes et de clarinettes au chœur des anges. Le second cahier, comprenant les pages 125 à 180 de la partition d’orchestre de l’Enfance du Christ, ne renferme guère, de la main de Berlioz, que des corrections d’ordre matériel. Mais il n’importe, ce n’en est pas moins comme une partie de l’autographe de l’Enfance du Christ que, moi aussi, je possède. Il faudra bien que j’en fasse cadeau quelque jour à la Bibliothèque du Conservatoire. Ce don généreux ne m’aura pas coûté cher.
Le Ménestrel, 16 Octobre 1904, p. 331-332
LELIO
Lelio ou le Retour à la vie, monodrame lyrique, deuxième partie de l’Épisode de la vie d’un artiste, ne compte, pas, en tant, qu’œuvre d’art, parmi les productions marquantes de Berlioz. C’est, par contre, un document d’un grand intérêt pour son histoire psychologique aussi bien qu’au point de vue de la maturité de son génie musical.
Les documents originaux que nous allons étudier et comparer avec les éditions postérieures nous permettront de noter plusieurs particularités relatives à cette double évolution.
Rappelons d’abord à grands traits l’histoire de cet ouvrage.
Berlioz avait, dans les premiers mois de 1830, écrit la Symphonie fantastique, inspirée par son amour shakespearien, et terminée au milieu d’une des crises les plus douloureuses de cette passion. Abandonné, et croyant l’être définitivement, par miss Smithson, il s’était, avec toute la violence de son tempérament, rejeté sur une autre flamme, et il ne s’en manqua guère qu’il y fût entièrement consumé. On sait, par lui-même, les épisodes de cette « distraction », comme il l’a qualifiée, prenant le parti de rire le premier d’une erreur qui avait failli avoir un dénouement funeste. Après une course folle à travers l’Italie, d’extravagants projets de vengeance et une tentative de suicide, il se ressaisit au bon moment, et, sauvé, se sentit renaître.
C’est ce « retour à la vie » qui lui inspira le titre et le sujet même de l’ouvrage à la composition duquel il se consacra sur-le-champ. Mais cette résurrection rallumait aussi cet amour antérieur qui, pourtant, semblait alors sans espoir : l’œuvre nouvelle se trouva donc tout naturellement rattachée à la Symphonie fantastique, et devint fatalement la suite et l’épilogue de l’Épisode de la vie d’un artiste.
Il en improvisa le texte en revenant vers Rome, en juin 1831. « J’achève en ce moment », écrivit-il de cette ville, le 14 dudit mois, à son ami et collaborateur Th. Gounet, « j’achève un Mélologue… J’ai fait les paroles en venant de San-Lorenzo à Rome, dans mon dernier voyage ; j’avais laissé derrière moi la voiture, et, en cheminant, j’écrivais sur mon portefeuille. La musique est faite aussi, je n’ai plus qu’à copier… Je regrette bien de ne pouvoir pas vous montrer mon coup d’essai en littérature et profiter de vos conseils, mais ce n’est que différé (1) » [CG no. 231]. Jusqu’alors en effet, et pour la plupart de ses compositions antérieures à 1830, Berlioz avait coutume de faire appel à la collaboration de ses amis de jeunesse, Humbert Ferrand, Albert du Boys, et le destinataire de cette lettre, Gounet, qui avait traduit pour lui les poésies irlandaises de Thomas Moore. Ici, pour la première fois, il se faisait son propre poète.
A la vérité, la partie musicale de Lelio fut pour Berlioz, déjà expert en l’art des sons, ayant reçu comme tel des lauriers officiels, une moindre préoccupation que la partie littéraire. Cela s’explique non seulement par la raison qu’il était plus novice en la matière, mais, mieux encore, à cause de ce qu’il y avait de particulièrement délicat dans le sujet qu’il avait pris à tâche de traiter.
Le « mélologue » ou « monodrame » était une de ces confidences personnelles que lui imposait ce besoin d’expansion, auquel nous sommes redevables d’une bonne partie de son œuvre musicale, des Mémoires, et des innombrables, parfois si passionnantes lettres qu’il jetait à tous les vents de l’Europe. Là, c’est le public même qu’il voulut pour confident. Il avait, il est vrai, fait une première tentative de même sorte avec la Symphonie fantastique, mais la confession y était plus discrète, voilée derrière un programme d’aspect en grande partie objectif : c’était la musique, langue imprécise, qui, étant l’émanation directe de son sentiment le plus intime, disait ce que voulait l’auteur. Dans Lelio, œuvre non plus symphonique, mais dramatique, la parole reprenait la prépondérance, et la musique était reléguée au second plan, comme une sorte d’illustration hors texte, sans rapports intimes avec le sujet. Cela est si vrai que, tandis que le poème de Lelio est l’exposé de l’état d’âme de Berlioz à cette époque immédiate de sa vie passionnelle et artistique, la musique, au contraire, ne fut pas même faite pour lui : elle est presque exclusivement empruntée à des compositions antérieures sans aucune relation avec cet état passager. Et ce désaccord est le vice de l’ouvrage, la cause de son infériorité dans l’ensemble de l’œuvre artistique de Berlioz.
Écrit à Rome en 1831, le mélologue fut exécuté pour la première fois à Paris, le 9 décembre 1832, à la suite de la Symphonie fantastique, dans un concert dont les épisodes historiques et romanesques sont bien connus. A cette occasion, Berlioz en avait fait imprimer le texte ; trois morceaux de musique, sur les six que comptait la partition, parurent séparément peu après.
Plus de vingt ans après cette date mémorable, Berlioz alors dans un des moments les plus critiques de sa vie, eut la consolation de trouver, pour ses œuvres et pour lui-même, un asile hospitalier à Weimar, où Liszt, si dévoué aux nobles causes d’art, lui avait ouvert toutes grandes les portes de son théâtre. Il résolut de profiter de cette aubaine pour faire revivre un soir, devant un public disposé à l’écouter, l’œuvre par laquelle il pensa pouvoir évoquer les impressions de son ardente jeunesse, déjà lointaine. Le 1er janvier 1855, dans une lettre par laquelle il lui soumettait divers projets d’exécution, notamment celle de l’Enfance du Christ et de fragments du Requiem, il s’exprimait ainsi :
« Veux-tu faire un coup de tête ? Après un concert pie, veux-tu faire un concert impie ? (c’est une façon de parler, il n’y a rien d’impie dans le Mélologue, c’est seulement très violemment passionné). Faisons cela ! Nous donnerions alors au théâtre la Fantastique suivie du Mélologue, le Retour à la vie, beaucoup modifié… Je crois que M. Cornelius, en huit jours et même moins, pourrait traduire le texte parlé et chanté. Ce serait assez curieux, et sans dangers à Weimar où l’on ne blague pas trop. Il faudrait jouer le Mélologue avec costumes et mise en scène ; mais c’est aisé. » [CG no. 1869].
Un post-scriptum était ainsi conçu :
« Tu ne connais pas le nouvel arrangement du Mélologue. »
Liszt fit ce que demandait son ami : l’Épisode de la vie d’un artiste fut exécuté et joué scéniquement sur le théâtre de la Cour de Weimar, comme il l’avait désiré, le 21 février 1855. L’impression produite fut-elle semblable à celle qu’avait causée la première audition à Paris, en plein feu romantique ? Bien que Berlioz en ait témoigné sa satisfaction, on en peut douter. Le monodrame de Lelio n’a qu’une valeur de circonstance : il a pu faire tout son effet dans le milieu surchauffé où il fut produit pour la première fois, et, aujourd’hui, a ce grand intérêt d’évoquer d’une façon très vivante le souvenir rétrospectif d’une époque décisive dans la vie de Berlioz. Mais devant un public ordinaire, cette composition sonne faux. Œuvre d’un jour, elle ne saurait trouver de répercussion immédiate devant des spectateurs dont les préoccupations sont devenues différentes. L’auteur le sentait bien ; s’il souhaita de la voir exécuter à Weimar, c’est qu’il était rassuré sur les intentions d’un public qui ne blague pas : il ne l’eût jamais osé à Paris, et il aurait eu grandement raison. De fait, nous pouvons croire qu’il désira cette exécution pour lui-même, pour lui seul. Il était alors dans un moment de sa vie bien différent de celui où, près de vingt-cinq ans auparavant, il avait conçu, puis produit publiquement l’œuvre : époque découragée par les échecs, et, particulièrement, attristée par la mort récente de celle qui l’avait autrefois inspiré. C’est donc, on peut le croire, dans la double intention de ressaisir un instant ce passé et de consacrer au deuil présent ce chant de leurs anciennes amours qu’il s’efforça, à ce moment précis, de le faire revivre. Et il ne s’en tint pas à la seule exécution de Weimar, mais, ayant, comme nous l’avons vu par la lettre à Liszt, remanié notablement l’ouvrage, il le fit éditer, sous la double forme de partition d’orchestre et de transcription pour piano et chant, avec traduction allemande en regard du texte français. Les trois morceaux parus séparément autrefois portaient la dédicace : « A Mademoiselle Henriette Smithson » : la partition complète fut précédée de ces mots : « A mon fils Louis Berlioz. » Enfin, pour les travaux accessoires, il fit appel à des collaborateurs de choix. Le traducteur allemand fut Peter Cornelius, et la transcription au piano fut faite par M. Camille Saint-Saëns, qui, tout adolescent qu’il fût alors, avait déjà su conquérir une part de sa renommée de virtuose et de grand musicien. Nous connaissons un billet que Berlioz lui écrivit à ce propos, sous forme de post-scriptum à un laisser-passer pour l’audition d’une de ses œuvres nouvelles ; en voici la teneur exacte [CG no. 1954; 27 avril 1855]:
Laissez entrer deux personnes à la répétition générale du Te Deum, samedi 28 [avril 1855] (à 1 h. 1/2).
H. BERLIOZ.
P.-S. — Je suis ravi que vous ayez bien voulu prendre en main le monodrame. C’est fort difficile à réduire et il faut un artiste tel que vous pour cela.
H. BERLIOZ.
M. Saint-Saëns a conservé précieusement cet autographe, qu’il a fait encadrer, et qui figure aujourd’hui parmi les souvenirs dont il a fait don à la ville de Dieppe pour le musée qui porte son nom. Je garde, quant à moi, un autre autographe qui n’est pas sans valeur, et qui n’est autre que ce billet de Berlioz copié de la main de M. Camille Saint-Saëns.
Berlioz tenta encore l’exécution de Lélio à Londres. Nous le voyons, vers la fin de cette même année 1855, qui vit un semblant de rapprochement momentané entre lui et Wagner, en offrir la partition à l’auteur de Lohengrin (2), sans avoir conscience qu’il fournissait des armes à un rival dont le genre de bienveillance lui était connu, en lui permettant de critiquer en pleine connaissance de cause la plus médiocre de ses productions. Mais il semble qu’il ne se soit jamais rendu compte de cette infériorité, la vivacité des souvenirs auxquels se rattachait la conception de son œuvre l’ayant empêché d’en considérer d’un œil suffisamment impartial le peu de valeur d’art.
Ce rappel de circonstances historiques dans lesquelles fut écrite, puis exécutée et éditée la partition de Lelio, était nécessaire ici, l’œuvre étant restée, à tous les points de vue, la moins connue de Berlioz. Cette préparation étant achevée, nous n’avons plus qu’à nous reporter aux documents.
____________________________________
(1) Lettres inédites de HECTOR BERLIOZ à Thomas Gounet,
publiées par D. MICHOUD et annotées par G. ALLIX, Grenoble, 1903, pp. 12-13 [CG no.
231].
(2) « Je voudrais bien pouvoir vous envoyer les partitions que vous me
faites le plaisir de me demander ; malheureusement mes éditeurs ne m’en
donnent plus depuis longtemps. Mais il y en a deux et même trois : le Te
Deum, l’Enfance du Christ et Lelio (monodrame lyrique) qui
vont paraître dans peu de semaines, et celles-là au moins je pourrai vous les
envoyer. » Lettre de Berlioz à Richard Wagner, du 10 septembre 1855, Correspondance
inédite, p. 225. [CG no. 2014]
Le Ménestrel, 13 Novembre 1904, p. 363-364
LELIO OU LE RETOUR A LA VIE (Suite)
Le Mélologue : Le Retour à la vie, ayant été composé pendant le séjour de Berlioz en Italie, fut tout naturellement présenté à l’Institut à titre d’envoi de Rome. C’est à la faveur de cette destination que nous devons de connaître l’œuvre sous sa forme originale, la partition manuscrite ayant été déposée, conformément aux règlements, à la bibliothèque du Conservatoire.
Elle s’y montre sous un aspect assez hétérogène. Et d’abord, pour la trouver, ou du moins pour en découvrir les parties principales, il faut prendre sur les rayons un grand livre, de format in-folio maximus, sur le dos duquel on lit les titres suivants :
BERLIOZ,
Envois de Rome,
1832 et 1833.
Rob Roy.
Quartetto di Maggi.
Cette lecture nous révèle déjà, à première vue, une erreur ; ce n’est pas en 1832 et 1833 que Berlioz séjourna en Italie : prix de Rome de 1830, il se rendit à la villa Médicis en 1831, et il était déjà revenu en France au printemps de l’année suivante. En outre, le titre qu’on vient de lire ne fait aucune mention du Mélologue. Quand nous ouvrons le volume, nous n’en trouvons pas davantage, — si ce n’est une discrète suscription crayonnée par une main récente. Pourtant, les deux œuvres dont on a lu les noms ne sont pas seules à figurer dans le recueil ; elles sont précédées par cinq morceaux portant chacun un titre particulier. Ce sont les cinq premières parties musicales du monodrame. La sixième et dernière partie est la fantaisie sur la Tempête : celle-ci, étant écrite sur un papier de format moins considérable, a formé à elle seule un volume relié à part.
Envoi de Rome, le Mélologue pouvait l’être à bon droit, car c’est en Italie que Berlioz en réalisa la conception d’ensemble. Mais c’est seulement le poème qui fut écrit là : la musique, à quelques remaniements près, est entièrement empruntée à des compositions faites à Paris, avant le départ de Berlioz pour ce qu’il appelait son exil. Aussi, lorsqu’il disait, au lendemain du voyage pendant lequel il improvisa ses paroles : « La musique est faite, je n’ai plus qu’à copier », il ne se vantait pas, comme on pourrait le croire, d’une rapidité de conception qui n’était pas trop dans ses habitudes, car cette musique était achevée depuis six mois, depuis deux ans, depuis plus longtemps encore. Le travail musical nécessité par cet envoi de Rome d’un musicien s’est donc borné à une simple mise au net.
Et c’est précisément la partie authentiquement composée en Italie, c’est-à-dire le texte littéraire, que nous connaissions le moins jusqu’à ce jour, car la partition gravée en 1855 (nous le savions par les lettres de Berlioz à Liszt) ne renferme qu’un texte notablement remanié. L’autographe musical n’en a conservé que quelques bribes, suffisantes d’ailleurs pour nous apprendre que ce remaniement fut notable.
Le texte original avait été pourtant imprimé pour être distribué dans la salle le jour de l’audition. Berlioz en parle dans plusieurs de ses lettres intimes, à son père, à ses amis d’enfance ; il leur en envoie des exemplaires : mais, tandis que d’autres documents du même genre ont été retrouvés de divers côtés, certains même en grand nombre (par exemple le programme rose de la première audition de la Symphonie fantastique), celui-ci est devenu fort rare. Il ne nous est cependant pas resté inconnu : la Bibliothèque Nationale en conserve un exemplaire, le seul, semble-t-il, qui soit parvenu jusqu’à nous (1).
Nous étudierons donc parallèlement ces trois documents : autographe musical, livret de 1832, partition complète de 1855. Pour des raisons particulières au sujet même, nous donnerons à cet examen plus d’étendue que nous n’avons fait pour la généralité des autres ouvrages considérés dans ce chapitre.
Périmé en tant qu’œuvre d’art, le Retour à la vie est, avons-nous dit, du plus haut intérêt au double point de vue de la connaissance psychologique et de l’évolution artistique de Berlioz. Il est en outre peu connu du public, et cela seul nécessite un surcroit d’éclaircissements dont n’ont pas besoin les œuvres consacrées. Enfin, son intérêt est double ; littéraire, non pas autant, mais bien plus encore que musical. C’est le premier ouvrage dont Berlioz, plus tard coutumier du fait, a écrit en même temps les paroles et la musique : essai quelque peu enfantin en son impulsion que rien ne peut retenir, mais combien vivant et sincère ! C’est aussi, et pour la première fois encore, une de ces confidences publiques qu’il a multipliées par la suite, et dont ses Mémoires sont le monument définitif : or, cette confidence porte directement sur l’époque la plus troublée, partant la plus intéressante, de la vie passionnelle du musicien romantique. Il s’y découvre tout entier : ses haines, ses enthousiasmes, ses amours à cette époque précise, tout est résumé en ses monologues successifs.
Aussi fut-ce une erreur de Berlioz d’avoir voulu reprendre cette œuvre d’un moment déterminé, et la refaire après vingt ans et plus. D’un tel rifacimento la vie devait forcément disparaître, et la partie la plus périssable et conventionnelle subsister seule. La version de 1855 a toujours laissé cette dernière impression, même à ceux qui ont le mieux pénétré le caractère de Berlioz. L’étude du texte original contribuera notablement à le corriger.
Un mot d’abord sur le titre de l’ouvrage. Les partitions gravées l’appellent Lelio ou le Retour à la vie, monodrame lyrique. Le même nom est mentionné dans les Mémoires, aux chapitres du Voyage en Italie. Mais les documents contemporains de la composition et de l’exécution première l’ignorent complètement. Aucune des lettres que Berlioz écrivit d’Italie à sa famille ou à ses amis — et nous en connaissons beaucoup — n’annonce la composition de Lelio : l’œuvre est toujours désignée par ce simple mot : le Mélologue. A la première audition au Conservatoire, elle fut annoncée sous le titre du Retour à la vie. Les morceaux de musique qui parurent séparément ensuite sont, après l’énoncé du titre particulier à chacun, désignés par cette mention uniforme : « Tiré de LE RETOUR A LA VIE, Mélologue, paroles et musique de HECTOR BERLIOZ. » La première édition du Voyage en Italie (1846) [1844 en fait] dit encore « Mélologue » là où les Mémoires, reproduisant plus tard le même récit, disent « Lelio ». Le Traité d’instrumentation, qui est de la même époque, lui empruntant des exemples, ne veut encore rien connaître du titre définitif : c’est toujours du « Mélologue » qu’il est question. Il n’est pas jusqu’aux correspondances de Berlioz avec Liszt à la veille de l’exécution de Weimar, en 1855, aux comptes rendus envoyés de cette ville aux journaux de Paris (2), ni au billet, encore postérieur, de Berlioz à M. Saint-Saëns, qui ne taisent absolument le nom propre et ne le remplacent par de plus ou moins longues circonlocutions.
Il résulte de là que l’appellation, pourtant bien romantique, de Lelio, ne fut trouvée qu’après coup, longtemps après la composition de l’ouvrage, très probablement au moment même où la partition gravée fut prête pour être présentée au public.
Quant au manuscrit, qui, nous l’avons vu, ne porte aucun titre général, il est superflu de préciser que le nom de Lelio n’y est pas écrit une seule fois. Dans le Chant de bonheur, seul morceau du mélologue qui doive être chanté par le héros, la partition gravée porte bien, à la tablature, devant la partie vocale, cette indication : La voix imaginaire de Lelio ; mais le manuscrit inscrit à la même place ce simple mot : L’Artiste. Ce nom est aussi celui qui, dans le livret imprimé, désigne exclusivement le personnage.
Ce livret (arrivons à son examen) porte sur la couverture le titre suivant :
« Le Retour à la vie, — Mélologue, — faisant suite à la Symphonie fantastique — intitulée — Épisode de la vie d’un artiste, — paroles et musique de M. HECTOR BERLIOZ — (Montagnes d’Italie, Juin 1831). — Chez Maurice Schlesinger, rue Richelieu n° 97, 1832. »
Ce titre est répété sur le titre intérieur, avec addition de quelques vers empruntés à la pièce célèbre de Victor Hugo, alors dans sa nouveauté : « Ce siècle avait deux ans » ; l’épigraphe précisait ainsi le caractère de confidence personnelle du poème musical :
Tout ce que j’ai souffert, tout ce que j’ai tenté…
Le livre de mon cœur à chaque page écrit !
Au verso est imprimé l’avertissement suivant, qu’on retrouve, avec des modifications notables, dans l’édition postérieure de Lelio.
Cet ouvrage doit être entendu immédiatement après la Symphonie fantastique, dont il est la fin et le complément. Il se compose, comme l’indique son titre, d’un mélange de musique et de discours : on peut l’exécuter dramatiquement. Dans ce cas, l’orchestre et les chœurs invisibles doivent être placés sur le théâtre, derrière la toile. L’acteur parle et agit seul sur l’avant-scène. A la fin du dernier monologue, il sort, et le rideau, se levant, laisse à découvert tous les exécutants pour le final. Pour l’exécution dramatique, il est indispensable que l’acteur chargé du personnage de l’Artiste réunisse le talent du chant à celui de la déclamation ; sa voix est le premier ténor. En outre, il faut un autre premier ténor pour la ballade chantée derrière la scène, et une basse taille énergique pour le capitaine de brigands.
Après ces préliminaires vient le programme de la Symphonie fantastique, reproduisant textuellement l’un des deux programmes sur papier rose de la première audition (décembre 1830), dont nous avons donné le texte intégral dans le deuxième chapitre de ces Berlioziana.
Le Mélologue commence. « L’ARTISTE, encore faible et chancelant », entre et évoque les impressions de son cauchemar musical en des termes d’abord conformes à ceux qu’à maintenus la partition définitive de Lelio. Mais nous ne tarderons guère à constater les premiers désaccords entre les deux éditions. Il s’agit encore de la femme aimée, de son rôle et de son attitude dans la dernière partie du roman musical, la nuit du Sabbat. L’édition de 1855 a notablement atténué la crudité de certains traits qu’on lisait dans celle de 1832 : « Elle ! elle !… environnée d’êtres infâmes, souillée de leurs caresses et souriant à sa propre flétrissure ; sa danse sans pudeur, sa voix de bacchante dominant les cris de l’orgie… »
Puis vient l’épisode du chant du Pêcheur ; et ici, tandis que l’édition de 1855 nous offre encore des variantes nombreuses, nous trouvons une parfaite conformité entre le livret de 1832 et le manuscrit musical.
Ce manuscrit débute de la manière suivante :
N° 1. — S’il fût entré, il l’aurait prise.
A la suite de ces mots sont notées quatre mesures d’une ritournelle, sur deux portées, précédées de cette indication : Piano derrière la scène. Au-dessous :
Je l’entends ; calme et tranquille il est déjà à son piano, il ignore tout.
La musique commence : c’est, dit le titre, le Pêcheur, Ballade imitée de Gœthe ; et la tablature porte de nouveau l’inscription : Piano et chant derrière la scène.
Après le premier couplet vient cette réplique :
Je ne me trompe pas… c’est la ballade du Pêcheur de Gœthe qu’Horatio traduisit et dont je fis la musique pour lui plaire il y a quatre ou cinq ans. Nous étions heureux alors ; son sort n’a pas changé, et le mien…
Suivent sans interruption un second et un troisième couplet ; après celui-ci, des mots effacés (d’ailleurs facilement lisibles) ; enfin, un quatrième et dernier couplet, — le tout avec un simple accompagnement de piano.
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(1) Cette brochure est inscrite sous la cote .
(2) La. Gazette musicale de 1855 a publié
notamment, outre des notes communiquées, un fort intéressant article de Peter
Cornelius, qui parut en
deux numéros (27 mai et 3 juin).
Le Ménestrel, 20 Novembre 1904, p. 371-372
[LELIO OU LE RETOUR A LA VIE] (Suite)
Revenons maintenant à la partition gravée.
L’examen le plus sommaire nous révèle dès l’abord que les remaniements annoncés par Berlioz en 1855 portent non seulement sur le poème, mais sur la musique, et commencent à la première page. La ritournelle du piano est supprimée et les mots par lesquels le héros du roman dit entendre la musique de son ami (Horatio) sont remplacés par ceux-ci : « Pauvre Horatio ! Je crois l’entendre encore si calme et si tranquille, hier à son piano… De sa voix la plus douce, poète insoucieux des passions cruelles, il chantait sa ballade favorite… » Et le chant commence. Le premier morceau ne se trouve donc plus rattaché à la scène que comme un souvenir, une contre-partie, en quelque sorte, de l’hallucination de la symphonie, tandis que dans la première version il représentait une réalité. Le diable soit de ces remaniements ! Le premier jet ne vaut-il pas mieux presque toujours ? Dans le cas présent, n’était-il pas préférable d’admettre que l’artiste désespéré se trouvait rappelé aux sensations de la vie et au souvenir de l’art par le chant de son ami, plutôt que de transformer cet ami en un personnage fictif, faire de son chant une voix idéale, artifice trop facile, et, présentement, exclusif de toute impression de sincérité !
Quant à la musique, le manuscrit la donne complète, et nous y trouverons matière à quelques observations. Cependant il ne fournit jamais d’indications sur l’origine particulière des divers morceaux ; mais d’autres documents nous permettent de suppléer compendieusement à cette abstention.
Ce premier morceau est, avons-nous dit, le Pêcheur, romance pour ténor avec accompagnement de piano. Nous en avons reproduit le titre d’après le manuscrit ; le morceau séparé ajoutait un détail bon à retenir : « Ballade imitée de Gœthe par M. A. D. » Ces initiales désignent Albert du Boys, l’ami de jeunesse et premier collaborateur de Berlioz : deux lettres de ce dernier (actuellement inédites), contemporaines, l’une de la composition du Mélologue, l’autre de sa première audition, font allusion à cette collaboration :
Vous rappelez-vous la ballade du Pêcheur, de Gœthe, dont vous m’avez envoyé une traduction ? Je m’en suis emparé pour un ouvrage dont j’écris ici les paroles et la musique. Le sujet de votre petit poème cadrant avec le mien, je l’y ai placé, en indiquant toutefois que vos vers ne sont pas de moi. Je vous montrerai cette singulière composition à notre prochaine entrevue. (Lettre de Rome, 4 ou 5 mars 1832) [CG no. 264].
Vous saurez que votre charmante traduction a été chantée et qu’on la grave en ce moment... Vous ne m’en voudrez pas de vous avoir désigné dans le Mélologue sous le nom d’Horatio, ami d’Hamlet. (Paris, 5 janvier 1833) [CG no. 307].
La phrase déjà citée : « Horatio traduisit, et je fis la musique il y a quatre ou cinq ans (il y a cinq ans, dit la partition gravée) » fixe approximativement la date de composition du morceau : le monodrame ayant été rédigé au cours de 1831, c’est donc à 1827 que la ballade remonte. C’est l’année de l’apparition de Shakespeare et de miss Smithson, et de la grande secousse qu’en éprouva Berlioz. L’on comprend ainsi la pensée qui le poussa à évoquer ce souvenir au commencement du monodrame, tandis que d’autre part le poème chantait l’amour fatal du pêcheur séduit par la fille des eaux. Cette dernière analogie avec sa propre situation est lointaine, à la vérité ; quant au souvenir précédent, il fallait être informé comme nous le sommes aujourd’hui pour en comprendre l’à-propos.
La romance publiée séparément en 1833 reproduit exactement le manuscrit. Mais il n’en est pas de même de la partition gravée en 1855, qui témoigne de notables modifications d’écriture. La plus importante est un déplacement du temps fort, s’étendant sur les seize premières mesures, c’est-à-dire toute la première partie de la mélodie, particularité qui pourra intéresser ceux que préoccupe aujourd’hui la question de l’anacrouse. Un couplet est supprimé : la partition n’en a conservé que trois au lieu de quatre. Dans le même document, après le second couplet, dont les paroles racontent le charme de la nymphe des eaux, les premiers violons font entendre le thème d’amour de la Symphonie fantastique, tandis que le récitant s’exclame : « Sirène ! Sirène !… Dieu ! mon cœur se brise ». C’est ici que, dans le manuscrit, se trouvaient les paroles : « Oh ! c’était une sirène, et des plus dangereuses ! Perdu, perdu! Malheureux ! », et ces mots, effacés, et qui ne se retrouvent pas dans le livret, n’étaient accompagnés d’aucune musique instrumentale.
La seconde partie du monologue, continuant, dans le texte primitif, à suivre son point de départ différent de celui de l’édition postérieure, commence ainsi :
Quel étrange hasard !… Cette allusion évidente à mon fatal égarement, cette musique, la voix qui la chante, ne semblent-elles pas me dire que je dois vivre encore pour mon art et pour l’amitié ?
Vivre ! mais vivre, pour moi, c’est souffrir! et la mort, c’est le repos… Les doutes d’Hamlet ne me tourmentent guère : je ne cherche pas à approfondir quels seront nos songes quand nous aurons été soustraits au tumulte de cette vie, etc.
La suite du développement est conforme dans les deux versions, à quelques mots près. Mais nous avons voulu donner la variante qui précède parce qu’elle contient un mot qui jette une vive lueur sur la pensée intime de Berlioz quant au problème de la destinée. Pour lui, la mort c’est le repos : LES DOUTES D’HAMLET NE LE TOURMENTENT GUÈRE. Sa conviction est faite, et elle n’a jamais varié : « Mourir, dormir ! » Et aucune place pour le peut-être !… L’on pourrait objecter à cette conclusion qu’il a, plus tard, retranché cette phrase de son œuvre. Mais il est plus que douteux que cette suppression ait eu pour cause un changement dans sa manière de voir : c’est, bien plutôt, qu’alors qu’il publia son ouvrage, il ne jugeait plus nécessaire d’entretenir le public de ses convictions intimes, ce qui est fort naturel. Mais nous savons par assez d’autres documents qu’il conserva intacte jusqu’à son dernier jour cette foi — ou plutôt cette absence de foi, — encore qu’il ne l’ait pas souvent exprimée avec tant de netteté.
La musique du n° 2 est intitulée, dans le manuscrit comme dans le livret : Chœur d’ombres irritées ; dans la partition gravée : Chœur d’ombres. Les Mémoires nous ont appris que ce morceau est une adaptation, une transcription pure et simple d’un fragment de la cantate de Cléopâtre, que Berlioz composa pour le concours de Rome de 1829. La comparaison des trois versions, celle de la cantate, celle du manuscrit de 1831 et celle de la partition de Lelio, nous révèle qu’au point de vue musical il y a (à quelques menus détails d’écriture près) identité parfaite entre le premier jet et les adaptations subséquentes. Une mesure d’introduction et un accord final ont été ajoutés pour le monodrame ; un trémolo des violons a été additionné d’un discret dessin partagé entre les parties divisées, pour en augmenter la transparence ; quelques touches mystérieuses d’un tamtam et d’une grosse caisse voilée, que Berlioz n’avait pas osé employer dans la cantate officielle, ont été introduites ; enfin, le chant, destiné à une voix seule dans Cléopâtre, est, dans Lelio, confié à toutes les voix du chœur à l’unisson et à l’octave : ce sont là toutes les différences, et c’est bien peu de chose. Quant au manuscrit de 1831 et à l’édition de 1855, ils sont pareils.
Si la musique est restée la même, chaque remaniement a amené l’emploi de paroles différentes. Mais aucun de ces textes ne correspond d’une façon absolue avec l’idée que Berlioz a voulu exprimer. L’Institut lui avait donné à mettre en musique les vers poncifs d’une invocation de Cléopâtre aux Pharaons ses ancêtres : il y substitua, par l’imagination, du Shakespeare, et fit une musique exprimant les sensations de l’épouse de Roméo sur le point de boire le breuvage de mort. « C’est, dit-il dans une lettre écrite au lendemain du concours, la scène où Juliette médite sur son ensevelissement dans les caveaux des Capulets, environnée vivante des ossements de ses aïeux, du cadavre de Tybalt ; cet effroi qui va en augmentant !… ces réflexions qui se terminent par des cris d’épouvante accompagnés par un orchestre de basse pinçant ce rythme… » [CG no. 134]. Et la lettre transcrit ici les accords en rythme brisé de l’orchestre, entrecoupés deux fois par l’exclamation : « Oh ! Shakespeare! Shakespeare ! » (1).
L’on aura peine à se rendre compte que l’expression d’un sentiment si intense ait pu être engendrée par des vers comme ceux-ci, qui sont ceux de la cantate Cléopâtre :
Grands Pharaons, nobles Lagides,
Verrez-vous entrer sans courroux
Pour dormir dans vos pyramides
Une reine indigne de vous ?
Et nous ne sommes aucunement surpris que l’interprétation musicale de Berlioz ait frappé Boieldieu de stupeur, et que le prix lui ait été refusé. Le morceau est d’ailleurs d’un admirable caractère, et, dans un mouvement différent, digne en tout point de la main qui allait écrire bientôt la Marche au supplice.
Dans Lelio, Berlioz a substitué des vers de sa façon qui ont, du moins plus de rapports avec son sentiment personnel :
Froid de la mort, nuit de la tombe,
Bruit éternel des pas du temps,
Noir chaos où l’espoir succombe...
Mais ces vers n’étaient pas ceux du monodrame de 1831, tels que nous les ont transmis le manuscrit et le livret. Veut-on connaître ces derniers ? En voici quelques-uns :
O sonder foul, sonder foul eimi
Sonder rak simoun irridor !
Muk lomeror, muk lunda merinunda
Farerein lira moretisso.
Nir moulich dotos !!!
Irmensul for gas meneru.
C’est le pendant des Irimiru Karabrao et autres gentillesses du Pandœmonium de la Damnation de Faust : Berlioz a constaté lui-même l’analogie dans le chapitre de ses Mémoires où il raconte une mésaventure que lui valut ce texte « en langue inconnue, langue des morts, incompréhensible pour les vivants ».
Un de ceux qui lui ont succédé à la Villa Médicis, M. Henri Maréchal, prix de Rome de 1870, a conté que, lorsqu’au lendemain de l’occupation de Rome il arriva à l’endroit qui formait naguère la frontière des États du pape, il entendit ces mots : « Ici, monsieur, il y a quelques semaines, il était plus facile de faire passer en fraude un tonneau de vin qu’un livre (2) ». Que devait donc être la surveillance aux environs de 1830, alors qu’on ne rêvait partout que conspirateurs, carbonari, associations secrètes, etc. ! Soit dit en passant, je suis très sérieusement étonné qu’avec ses allures excentriques, qui pouvaient à bon droit sembler suspectes aux gens mal informés ou mal intentionnés, Berlioz ne se soit pas attiré d’aventures fâcheuses pendant son séjour en Italie. Il a fait le récit de quelques difficultés qu’il eut et qui n’ont fait que lui donner à rire ; mais il aurait pu lui arriver pis.
L’un des incidents qu’il rapporte ainsi plaisamment a précisément pour objet le Mélologue, dont il avait voulu faire autographier les parties de chœur à Rome. La censure, avisée, manifesta un grand émoi devant le chœur d’ombres : on en soumit les paroles à des Allemands, des Anglais, des Danois, Suédois, Russes, Espagnols, Irlandais, Bohèmes… après quoi, personne n’ayant rien compris, l’on convint que cette lecture serait probablement sans danger pour le peuple romain, et, l’administration étant en veine d’idées larges ce jour-là, le permis d’imprimer fut accordé. Mais que serait-il arrivé, justes dieux, si, après avoir ainsi consulté les polyglottes, l’autorité papale avait fait appel aux lumières de quelque Mage ?…
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(1) Lettres intimes, pp. 47-48 (du 21 août
1829) [CG no. 134]. Cf. Mémoires,
chap. XXV.
(2) HENRI MARÉCHAL, Rome, Souvenirs d’un musicien.
Le Ménestrel, 27 Novembre 1904, p. 378-380
[LELIO OU LE RETOUR A LA VIE] (Suite)
Le troisième monologue est beaucoup plus développé dans le livret original que dans l’édition définitive. Continuant de déverser publiquement ses enthousiasmes et ses haines, l’Artiste y exposait ses sentiments sur Shakespeare et Beethoven, et sur l’accueil que leur réservait l’incompréhension publique :
Shakespeare !… Colosse tombé dans un monde de nains !… Sans le connaître, sur la foi d’écrivains sans âme, qui pillaient tes trésors en le dénigrant, on t’accuse de barbarie ! L’auteur de Roméo et de Coriolan, le créateur de caractères tels que ceux de Desdémone, d’Ophélie, de Juliette et de Cordélia, le père du délicieux Ariel, un barbare !…
Le même sort était réservé à Beethoven. Avant qu’un sublime orchestre eût révélé aux Français ses prodigieuses symphonies, et, de sa main puissante, forcé les fronts les plus rebelles à se courber devant la statue du grand homme, que n’avait-on pas dit ? Que de cris ! Que d’injures ! Aujourd’hui même, connaît-on le nombre étonnant des magnifiques compositions qu’il jeta, pour ainsi, au vent, en les écrivant pour le piano ? Elans spontanés d’une âme brûlante, profondes et sublimes méditations, où le génie de l’auteur semble, en planant dans les cieux, conserver encore des souffrances de la terre un mélancolique souvenir… inappréciés, presque inconnus ! La plupart des exécutants ne peuvent les rendre, et ceux qui le pourraient ne le veulent pas. « Il faut des succès dans le monde, disent-ils, et Beethoven ennuierait. » Oui, des êtres dépourvus de sensibilité et d’imagination, à la tête prosaïque, au cœur sec et froid… Malheureusement ils abondent dans l’empire de la mode, et veulent encore s’établir juges de ce qui ne fut jamais créé pour eux.
Ici, l’auteur devient agressif ! Ces derniers mots, et la phrase entre guillemets qui les précèdent, sont visiblement à l’adresse de Mme Pleyel, son ancienne passion et distraction violente, coutumière de ces sortes de propos ; et voici que maintenant il va dire son fait à Fétis, « ce gigot fondant », comme il 1’appelait dans une lettre à F. Hiller [CG no. 256], ce modèle des « modérés qui veulent tout concilier et pensent raisonner sainement des arts parce qu’ils en parlent de sang-froid », comme le désignait la première version du Mélologue (phrase remplacée dans l’autre édition) ; et l’on conçoit que la qualification de « modéré » devait être pour Berlioz, en 1830, la suprême injure ! Pourtant, à lire ici la brochure originale, il semble qu’il ait voulu donner le change aux gens non prévenus : la tirade à l’adresse de Fétis (bien connue, étant reproduite dans les Mémoires) y est suivie d’un renvoi correspondant à une note ainsi conçue :
Voir dans les œuvres du grand poète ARRANGÉ même en Angleterre ce que Byron appelait une salade de Shakespeare et de Dryden.
Ce serait donc aux arrangeurs de Shakespeare que l’Artiste aurait fait allusion ? Mais non, personne ne s’y trompa, et moins qu’un autre Fétis, de qui Bocage avait contrefait « le ton doucereux ». Quant au public romantique et passionné d’art pour l’art qui, au jour de l’exécution, emplissait le Conservatoire, qu’il eût ou non compris l’allusion, il applaudit chaleureusement la hautaine déclaration de Berlioz.
L’on s’étonnera peut-être aujourd’hui qu’un auditoire de concert se soit intéressé à des manifestations d’un ordre si spécial. Mais il faut songer qu’on était au lendemain de 1830, dans toute la chaleur de la lutte littéraire, et devant ce public restreint, mais vibrant, de jeunes enthousiastes qui, selon l’expression de Théophile Gautier, croyaient fermement qu’il n’y a pas d’autre occupation acceptable sur ce globe que de faire de l’art ; les attaques aux « philistins » étaient bien venues devant eux, et ils ne manquaient jamais aucune occasion de leur manifester leur mépris. C’était aussi l’époque où, dans cet Antony où triomphait le même Bocage, un personnage épisodique, très inutile à l’action, venait faire sur la scène une retentissante déclaration de principes littéraires qui, au théâtre de la Porte-Saint-Martin devenu le principal champ de bataille de la guerre dramatique, provoquait chaque soir des applaudissements passionnés.
Cette partie du monodrame souleva de même de fréquents bravos. « Dans la tirade des arrangeurs et celle des brigands, Bocage a été interrompu par des applaudissements sans fin » écrivait Berlioz à son père (lettre inédite) [lettre du 14 décembre 1832; CG no. 299]. Cette tirade des brigands est, à quelques mots près, semblable dans les deux éditions. Mais nous la connaissions déjà antérieurement, par une lettre que Berlioz, essayant sur ses amis ses phrases empanachées, écrivait à Humbert Ferrand quelques semaines avant d’entreprendre la composition du monodrame (lettre de Florence, du 12 avril 1831). On y lit ceci : « Je voudrais aller en Calabre ou en Sicile, m’engager sous les ordres de quelque chef de bravi, dussé-je n’être qu’un simple brigand. Alors au moins j’aurais vu des crimes magnifiques, des vols, des assassinats, des rapts et des incendies, au lieu de tous ces petits crimes honteux, de ces lâches perfidies qui font mal au cœur. Oui, moi, voilà le monde qui me convient : un volcan, des rochers, de riches dépouilles amoncelées dans les cavernes, un concert de cris d’horreur accompagnés d’un orchestre de pistolets et de carabines, du sang et du lacryma-christi, un lit de lave bercé par des tremblements de terre ; allons donc, voilà la vie ! » [CG no. 216]. L’Artiste du monodrame, c’était bien décidément Hector Berlioz en personne !
Dans le mauuscrit musical, le titre du n° 3 : Scène de brigands, s’étale largement sur une page blanche. Le verso du feuillet est presque entièrement couvert d’une énorme tache carminée ; sans doute Berlioz y aura renversé tout un flacon d’encre rouge. Saluons au passage cet autographe. Au fait, c’est peut-être du sang ! Il en est tant question dans les pages qui vont suivre ! N’oublions pas que le manuscrit date de l’époque où, à la table de l’Académie de France, Berlioz buvait du vin dans un crâne…
Le texte de ce morceau, que la partition gravée appelle simplement Chanson de brigands, donnera lieu à plus d’observations que la musique.
Et d’abord, reportons-nous à quelques documents antérieurs au départ de Berlioz pour l’Italie.
Le 2 février 1829, il écrit à Humbert Ferrand : « Avez-vous lu les Orientales de Victor Hugo ? Il y a des milliers de sublimités. J’ai fait sa Chanson des pirates avec accompagnement de tempête… C’est de la musique d’écumeur de mer, de forban, de brigand, de flibustier à voix rauque et sauvage » [CG no. 113]. La pièce dont il est question est celle qui a pour refrain :
Dans la galère capitane
Nous étions quatre-vingts rameurs.
Une autre lettre au même (2 janvier 1830) contient cette phrase : « Si je réussis dans votre chanson de Brigands que je trouve sublime, vous ne l’attendrez pas longtemps. » [CG no. 149]
Trompé par cette analogie de titres, un biographe a conclu que la Chanson de brigands de Lelio était celle dont il vient d’être parlé dans cette lettre, que les paroles étaient d’Humbert Ferrand, et que Berlioz en avait composé la musique en 1830. C’est une erreur. D’abord il n’est plus question, dans aucune autre partie de la correspondance, de ce morceau, de la composition duquel Berlioz parlait, en 1830, d’une façon très éventuelle. Plusieurs lettres de 1831 et 1832 donnent force détails sur la composition et l’exécution du Mélologue : aucune ne dit qu’Humbert Ferrand y soit pour quoi que ce soit (nous avons vu qu’il en fut tout différemment pour Albert du Boys, cité avec empressement comme auteur des vers de la première romance). Enfin le morceau séparé porte en titre : « Scène de brigands… Paroles et musique de Hector Berlioz. »
Autre observation : les paroles de cette chanson, telles que nous les lisons dans le manuscrit, le livret et le morceau séparé, sont de la prose, une prose cadencée, mais non rimée, ou tout au moins incomplètement rimée. A ce détail, nous reconnaissons la préoccupation qu’exprimait Berlioz dans sa lettre à Thomas Gounet du 14 juin 1831 [CG no. 231] : « Pour les vers, je ne me suis pas amusé à courir après la rime ; j’ai fait de la prose cadencée et mesurée, quelquefois rimée, c’est tout ce qu’il faut pour la musique. » Lors de l’édition postérieure, ce texte fut notablement remanié et mis définitivement en vers.
Mais, rimes ou non, ces couplets sont d’une coupe très nettement déterminée, qui est celle de huit vers octosyllabiques, les deux derniers formant refrain. Or, cette forme est identiquement celle de la Chanson des pirates des Orientales. La disposition des rimes masculines et féminines est semblable dans les deux morceaux, et, de même que, dans la pièce d’Hugo, les deux vers que nous avons rappelés se répètent à chaque strophe, de même, dans celle de Berlioz chaque couplet se termine par ces deux-ci, de forme toute semblable ;
Nous allons boire à nos maîtresses
Dans le crâne de leurs amants.
En faut-il plus pour nous convaincre que la musique de la Chanson de brigands du Mélologue n’est autre que celle que Berlioz avait composée d’inspiration au commencement de 1829 sur les vers de la Chanson des pirates des Orientales ? Observons d’abord que nous n’avons jamais plus entendu parler de cette chanson sur des vers d’Hugo. La musique pourtant est bien dans le sentiment qu’avait défini Berlioz : musique de forban, d’écumeur de mer. Il est donc naturel qu’il ait songé à l’introduire dans son monodrame ; mais il ne pouvait pas y laisser des vers parlant de mœurs de l’Orient et de mer, alors qu’il devait être question de simples brigands des Abruzzes. Enfin l’on comprend facilement le scrupule qui dut empêcher, n’y eût-il d’autre raison, le jeune musicien novice en l’art de poésie, de mêler à ses premiers essais et à ceux de ses complaisants amis les vers du plus grand poète que l’ère romantique eût révélé.
Le manuscrit ne nous révèle que des particularités purement extérieures, dont certaines sont assez plaisantes. C’est ainsi que, ne pensant pas qu’une seule voix pût suffire à soutenir ce chant « avec accompagnement de tempête », Berlioz a écrit à la tablature :
Le Capitaine et les quatre chefs (Pour ces cinq voix chantant à
l’unisson, il faut trois premières basses et deux seconds ténors).
Pour le chœur :
Tous les brigands.
Il y avait en outre une partie pour Plusieurs tambours et une autre pour Plusieurs paires de cymbales.
Tout ce luxe sonore a été réduit : le manuscrit même a biffé les tambours et n’a conservé qu’une paire de cymbales, et quant au chant, il est, dans le morceau séparé comme dans la partition définitive, attribué au seul capitaine des brigands. Au reste, rien n’a été retouché à l’instrumentation, qui est, dès le premier jet, écrite avec un éclat, une richesse, une sûreté de main remarquables.
Le Ménestrel, 25 Décembre 1904, p. 411-412
[LELIO OU LE RETOUR A LA VIE] (Suite)
Voici donc, sur les six parties musicales de Lelio, œuvre censée écrite en 1831, les trois premières reconnues pour appartenir respectivement aux années 1827, janvier 1829 et juillet 1829. Ne trouverons-nous pas au moins un morceau qui se rattache immédiatement à l’œuvre ? Voici le n° 4, le Chant de bonheur, qui semble devoir nous donner cette satisfaction. Celui-ci, en effet, va exprimer directement le sentiment intime du poète musicien : son aspiration à l’amour, « au bonheur qui le fuit », comme il chantera plus tard. En outre, le chapitre des Mémoires qui parle de ses travaux de composition à Rome (tout juste quatre morceaux ; dont l’un fait à la campagne) y comprend le Chant de bonheur, « que je rêvai, dit l’auteur, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sous les buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin ».
Or, cela même n’est qu’à moitié vrai. Que Berlioz ait écrit et orchestré ce morceau à la villa Médicis, nous n’en saurions douter, puisqu’il le dit ; mais il y avait encore utilisé un thème antérieur, le plus ancien même de toute cette compilation.
Reportons-nous d’ores et déjà au n° 5 : il a avec celui qui nous occupe un lien étroit. C’est une page purement instrumentale. Son titre est, dans la partition gravée : La Harpe éolienne, Souvenirs ; dans le manuscrit : Les derniers soupirs de la harpe, Souvenirs. Ce dernier titre est écrit sur une collette qui, découverte, laisse voir ces mots, tracés directement sur la feuille par la main de Berlioz : « Le n° 5 (Derniers soupirs de la harpe, Souvenirs) est à la fin de ma cantate de la Mort d’Orphée. C’est le petit morceau d’orchestre Largo qui suit la Bacchanale. » Cette origine nous était attestée déjà par plusieurs autres documents (1).
La cantate la Mort d’Orphée est la première que Berlioz ait écrite pour le concours de Rome, en 1827. Il a dit dans ses Mémoires à quelle inspiration il avait obéi en la terminant par l’épisode introduit dans le Monodrame : « J’avais fait reproduire par les instruments à vent le thème de l’hymne d’Orphée à l’amour, et le reste de l’orchestre l’accompagnait d’un bruissement vague, comme celui des eaux de l’Hèbre roulant la tête pâle du poète, pendant qu’une mourante voix élevait à longs intervalles ce cri douloureux répété par les rives du fleuve : « Eurydice ! Eurydice ! O malheureuse Eurydice !… » Je m’étais souvenu de ces beaux vers des Géorgiques :
Tum quoque marmoreà caput a cervice revulsum, etc. »
C’est donc ici Virgile qui l’inspira, — comme tout à l’heure c’était Shakespeare, et nous savons que cette double influence se perpétua toute sa vie, pour s’épanouir dans son œuvre dernière, les Troyens. Ce qu’il nous importe de savoir présentement, c’est que le thème de ce morceau était l’hymne d’Orphée à l’amour. Orphée moderne, Berlioz était tout naturellement autorisé à reproduire cette incantation dans son œuvre moderne, dont elle n’est pas la moindre parure.
Mais ce n’est pas seulement dans le morceau instrumental que ce chant apparait : la voix idéale du ténor l’avait déjà fait entendre dans le morceau précédent, le Chant de bonheur, dont il forme la dernière partie tout entière. C’est ainsi que ce morceau, écrit à Rome, se rattache encore à une des inspirations les plus anciennes, et, disons-le, des plus poétiques de Berlioz.
A ce point du drame passionnel, la confession de Berlioz venait de prendre son allure la plus intime. L’aimée avait définitivement cessé d’être une bacchante : elle apparaissait maintenant comme un ange aux longs cils noirs, dont l’âme noble et pure scintille… Ici, l’auteur n’a rien retouché à son poème : la partition de 1855 a consumé intégralement le texte de 1832. Il en est de même (à quelques mots près) pour le court monologue qui suit le Chant de bonheur : « Cette Juliette, cette Ophélie… » Là se rencontre une phrase que Berlioz avait mise précédemment dans une de ses lettres : « Oh ! que ne puis-je, bercé avec elle par le vent du nord sur quelque bruyère sauvage, m’endormir enfin dans ses bras du dernier sommeil ! » (6 janvier 1831, à Humbert Ferrand) [CG no. 202]. Détail piquant : ce n’est pas à miss Smithson que Berlioz songeait en écrivant pour la première fois ces lignes : elles s’appliquaient alors au « délicat Ariel », l’infidèle Camille. Cette observation est d’ailleurs la seule et unique qui subsiste en faveur de la thèse soutenue par quelques hommes d’esprit, qui prétendirent que Berlioz, en changeant d’amour, porta du même coup d’une femme à l’autre l’hommage inspiré par sa passion mobile ; mais il a été démontré que cette thèse, si ingénieuse qu’elle soit, n’est pas fondée (2), et ce dernier vestige est vraiment trop peu de chose pour qu’on en puisse tirer des conclusions contradictoires. Aussi bien, il n’y a pas cinquante manières de dire : « J’aime ! ». L’accent de cette parole est propre à celui qui la prononce, bien plutôt qu’à celle — où à celles — à qui elle est adressée. Que ne pourrait-on pas dire de la subjectivité du verbe « aimer » ? Admirable matière à philosopher !… Pour l’instant, occupons-nous de la musique de Berlioz.
Nous ne relevons, dans le n° 4, aucune différence entre le manuscrit et la partition gravée, — sauf quelques changements de paroles et, à la fin du morceau séparé, une affreuse cadence (vocalise) que Berlioz s’est laissé arracher par le mauvais goût régnant, et qui ne se retrouve dans aucun des autres documents, manuscrit ou partition complète. On ne peut qu’admirer, dans ce morceau, le génie précoce du musicien qui, dès sa jeunesse et presque sans s’être encore entendu, avait fait des trouvailles d’orchestre dont ses successeurs ont fait bon profit, — par exemple la division des instruments à cordes en un grand nombre de parties (4 de violons, 2 d’altos, 4 de violoncelles, au total 10 parties) produisant cette sonorité voilée, fluide, transparente, qui nous est bien familière aujourd’hui, mais dont les musiciens d’avant 1830, le seul Lesueur peut-être excepté, n’avaient certes pas la moindre idée. La même observation s’applique plus justement encore au n° 5, extrait purement et simplement, nous l’avons vu, de la cantate de concours de 1827 : c’est une impression d’une ravissante poésie musicale, une trouvaille d’orchestration vraiment extraordinaire de la part d’un enfant inexpérimenté, l’annonce d’un génie tout nouveau, la promesse d’un avenir qui devait nécessairement se réaliser comme il l’a fait. Je sais bien que l’on nous dit que ces sortes d’effets, c’est de la littérature, ou bien de la peinture, mais que ce n’est pas de la musique. Sans entrer dans une discussion qui serait hors de propos, nous répondrons simplement que nous ne tenons pas aux mots, et que nous préférons cette littérature ou peinture sonore à bien des musiques que nous pourrions dire, tenues généralement pour très musicales, et qui ne nous ont jamais inspiré d’autre sentiment que celui d’un profond… respect.
Le dernier monologue renfermait, dans l’original, plusieurs phrases qui ont été coupées dans l’édition définitive, et qui pourtant étaient intéressantes, car elles complétaient la confidence de Berlioz et finissaient de nous éclairer sur quelques-unes de ses plus intimes pensées, de ses aspirations les plus ardentes. Voici d’abord, presque au début, l’analogie qu’il constate lui-même entre son propre caractère et celui du personnage poétique qui lui inspira plus tard son principal chef-d’œuvre :
Nouveau Faust, plus incrédule, aussi dégoûté des sensations vulgaires, et non moins affamé de bonheur, je n’ai pas comme lui les ressources de la magie pour réaliser mes rêves…
L’invocation à l’art qui le ramène à la vie lui inspire enfin des paroles enthousiastes, par lesquelles il semble formuler lui-même un programme :
O musique ! maîtresse fidèle et pure !… déploie tous tes charmes… je m’abandonne à toi. Dieu ! il y a peut-être encore tant de choses grandes et neuves à faire pour un esprit libre et hardi ; le champ des défrichements est si vaste ! Nouveau Colomb, Beethoven a découvert une autre Amérique, à laquelle il manque un Cortez et un Pizzaro pour l’explorer. Heureux ceux à qui une si glorieuse tâche est réservée !… Mais ces intrépides aventuriers trouveront-ils des armes et des soldats ? Les armateurs voudront-ils leur confier des vaisseaux ? Ah ! je crains bien que le Mexique et le Pérou ne demeurent encore longtemps inconnus. Décourageantes pensées !…
Fétis, sévèrement visé dans une autre partie de l’œuvre, s’en vengea, dans son compte rendu, sur cette dernière période. Ayant reproduit les mots relatifs au pays inconnu découvert par Beethoven, et qui attend, pour être défriché, un nouveau Pizzare, il poursuit : « J’ai cru comprendre que l’artiste espère remplir une mission analogue à celle de cet illustre aventurier ; je crains bien, toutefois, pour me servir d’une vulgaire locution, qu’il ne trouve pas le Pérou (3). » Ah ! qu’en termes galants…
La partition gravée de Lelio, destinée à la scène, complète ce dernier monologue par une apostrophe de l’artiste à ses exécutants, auxquels, à l’instar d’Hamlet avec les comédiens, il prodigue ses conseils. Cet épisode nous avait toujours paru d’un intérêt au-dessous du médiocre. Il est absent du Mélologue original, dont le texte nous apporte jusqu’au bout la preuve que le premier jet fut, ici, bien préférable au remaniement ultérieur.
____________________________________
(1) Lettre de Rome, à Humbert Ferrand, du 3 juillet 1831 : « J’ai
employé pour le Chant de bonheur une phrase de la Mort d’Orphée,
que vous avez chez vous, et, pour les Derniers soupirs de la harpe, le
petit morceau d’orchestre qui termine cette scène immédiatement après la Bacchanale.
En conséquence, je vous prie de m’envoyer cette page, seulement l’adagio
qui succède à la Bacchanale, au moment où les violons prennent les
sourdines et font des tremolandi accompagnant un chant de clarinette lointain et
quelques fragments d’accords de harpe ; je ne me le rappelle pas assez pour
l’écrire de tête, et je ne veux rien y changer. » (Lett. int.,
pp. 101-102) [CG no. 234]. Quelques mois après, n’ayant vraisemblablement pas reçu de
réponse, Berlioz écrit à Ferdinand Hiller (Rome, 8
décembre 1831) :
« Veuillez aller trouver M. Réty au Conservatoire et lui demander de
prendre dans ma musique la Cantate de la Mort d’Orphée. Vous me ferez
copier sur papier à lettre la dernière page de la partition, l’adagio con
tremolandi, qui succède à la Bacchanale ; puis vous le mettrez sous
enveloppe à la poste. J’en ai besoin absolument. » (Corr. inéd.,
89) [CG no. 250, datant du 3 décembre 1831;
Tiersot date cette lettre du 8 décembre, reproduisant sans doute une
erreur typographique dans Corr. inéd. qui donne la date du 8 décembre.
Voir CG, tome I, p. 505].
(2) Voyez JULIEN TIERSOT, Hector Berlioz et la Société de son temps,
pp. 72-73, et notes, p. 330.
(3) Revue musicale du 15 décembre 1832.
Le Ménestrel, 1er Janvier 1905, p. 4
[LELIO OU LE RETOUR A LA VIE] (Suite)
L’ouvrage se termine par la Tempête, dont le manuscrit, nous l’avons dit, forme un volume à part. La composition de cet épisode est bien distincte des autres. Antérieure encore au voyage de Berlioz en Italie, la Tempête est pourtant la partie la plus récente de Lelio, car elle fut écrite et exécutée dans les derniers mois de 1830, à l’époque où le compositeur venait d’être enfin investi du titre de prix de Rome. Il l’avait commencée en vue d’un concert au Théâtre Italien ; mais bientôt l’occasion se présenta de la faire entendre à l’Opéra, dont le directeur offrit volontiers l’hospitalité d’un soir au lauréat de l’année : elle y fut exécutée le 7 novembre (1).
Cette œuvre mérite bien les qualificatifs que lui donnait Berlioz : « C’est entièrement neuf… Ce sera un morceau d’un genre nouveau ». Nous l’appellerions aujourd’hui un « poème symphonique avec chœur », forme de composition dont la Psyché de César Franck nous offre aujourd’hui le seul spécimen qui soit parvenu à s’imposer à l’attention du public. Berlioz hésita fort avant de lui trouver un titre. On lit, de sa main, sur la première page du manuscrit : Fantaisie dramatique sur la Tempête, drame de William Shakespeare, par HECTOR BERLIOZ. Mais, sous une rature que remplacent les trois premiers mots de ce titre, on lit encore distinctement : Ouverture de…, et en effet plusieurs lettres qu’il écrivit à la même époque désignent l’œuvre nouvelle par le nom d’ouverture. Enfin la feuille de garde du manuscrit porte ces mots, également autographes : N° 6. Final du mélologue. — Grande fantaisie dramatique sur la Tempête, drame de Shakespeare. Pour chœur, 2 pianos à 4 mains et orchestre par HECTOR BERLIOZ.
Il est visible que ce manuscrit est le seul que Berlioz ait écrit de cette partie de son œuvre ; il ne s’est pas donné la peine de le recopier, comme il avait fait pour les cinq parties précédentes du Mélologue : les différences de format suffisent à nous en assurer, ainsi que la comparaison des écritures, soignées et bien posées pour l’exécution du « chef-d’œuvre » destiné à l’Académie, hâtive et fiévreuse dans la partition préparée pour une exécution prochaine. Celle-ci, écrite d’ailleurs avec fermeté, renferme un assez bon nombre de ratures et de collettes. La plus notable correction consiste en la suppression d’une partie d’Harmonica-Glockenspiel, à laquelle, à l’origine, Berlioz attachait cependant de l’importance, car il l’annonçait de façon spéciale dans une lettre : « Une ouverture gigantesque [...] pour orchestre, chœur, deux pianos à quatre mains et HARMONICA (2) » [CG no. 182]. Il se rendit probablement compte à l’exécution que cette sonorité carillonnante ne pouvait que faire double emploi avec les pianos et produire de la confusion dans l’ensemble.
Dans son état actuel, le manuscrit est parfaitement conforme à la partition gravée. Relevons simplement que Berlioz avait écrit d’abord trois titres intérieurs : Introduction. La Tempête. L’Action (ce dernier effacé). Nous n’avons d’ailleurs pas d’observation particulière à faire sur la musique de cette partie de l’œuvre, nous bornant à dire qu’elle est d’un coloris des plus remarquables, et ne mérite pas l’oubli dans lequel on l’a laissée.
Dans la partition gravée, l’œuvre s’achève par une dernière apostrophe de Lelio à ses amis, suivie de la reprise par l’orchestre de l’Idée fixe de la symphonie que la déclamation commente par ces mots : « Encore !... Encore, et pour toujours !... » Ni le manuscrit, ni l’ancien livret ne porte aucune trace de cet épisode final.
Nous avons dû, comme nous l’avions annoncé, insister longuement sur les diverses particularités relatives à cette œuvre, par la triple raison qu’étant peu connue, il était besoin pour elle d’un plus grand nombre d’explications que pour celles qui sont familières au public, — que chacune de ses parties constitue en quelque sorte une œuvre entière, distincte des autres par son origine, sa date, sa signification, — qu’enfin la plupart de ces morceaux nous font remonter très haut dans le passé du compositeur, et nous permettent de surprendre ainsi, en quelque mesure, le secret de la formation de son génie. Dans l’ensemble, l’ouvrage date, et peut être considéré comme n’ayant plus qu’un intérêt rétrospectif ; sa composition même témoigne qu’il manque de l’unité sans laquelle il n’est pas d’œuvre d’art homogène et parfaite. Aussi croyons-nous qu’il ne faudra plus chercher à en donner publiquement une exécution intégrale. Mais chaque fragment mériterait d’être pris à part. Ce ne serait pas être infidèle à la pensée de Berlioz que de morceler son œuvre, puisqu’elle est faite elle-même de morceaux épars, plus ou moins arbitrairement réunis. Certains même pourraient rester dans l’ombre, par exemple la ballade du Pêcheur, qui serait renvoyée à son recueil de romances, en la compagnie du Chant de bonheur, quelle qu’en soit la valeur expressive, et de la Scène des Brigands, un peu haute en couleurs pour notre goût moderne. Il resterait deux pages de premier ordre : le Chœur d’ombres et le poème symphonique de la Tempête. Chacune, par sa composition, sa nature et son caractère, serait parfaitement à la portée des exécutants et des auditeurs de nos concerts symphoniques. Nous exprimons le vœu qu’elles entrent à leur répertoire, bien convaincu que leur exécution contribuerait à donner au public une idée plus complète de l’œuvre de Berlioz, et lui montrerait une fois de plus que dès ses premiers essais son génie, si en avance sur son temps, lui avait fait trouver des accents qui ont aujourd’hui leur écho dans les âmes modernes.
____________________________________
(1) Sur la Tempête, voy. Mémoires, XXVII ; Lettres
intimes (à Humbert Ferrand) des 23 août, octobre et 19 novembre 1830 [CG
nos. 173, 182, 189] ; une lettre à Adolphe Adam du 25 octobre
1830 [CG no. 186], et des lettres de
Berlioz à sa sœur Adèle et à son père (21 et 31 octobre), encore inédites,
et faisant partie d’un recueil qui paraîtra prochainement [CG nos.
185 et 188].
(2) Lettres intimes, p. 80 (octobre
1830) [CG no. 182, à Humbert Ferrand].
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