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feuilleton

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 5 MARS 1899.

REVUE MUSICALE.

Concerts du Conservatoire: La Mort d’Ophélie et Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, de Berlioz. — Concerts-Lamoureux: Deux concerts dirigés par M. Felix Weingartner; son poème symphonique du Séjour des bienheureux.

    […] C’est une excellente idée qu’a eue la Société des Concerts du Conservatoire d’exécuter à la fois [5 et 12 février 1899] les deux morceaux dans lesquels Berlioz s’est inspiré directement de l’Hamlet de Shakespeare et qu’il composa pour son seul agrément, pour se remonter, si l’on peut dire, alors qu’il était las de tout et comme écrasé par l’insuccès de la Damnation de Faust à Paris. Ils sont, tous les deux, de l’année 1848. L’un, la ballade de la Mort d’Ophélie, écrit d’abord pour une voix seule, puis transformé en chœur de femmes, est daté de Londres du 4 juillet 1848. Quant à la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, elle porte, comme date d’achèvement: Paris, 22 septembre 1848; mais l’auteur réunit peu après ces deux compositions en un seul recueil (avec sa grande Méditation religieuse inspirée de Thomas Moore) sous le titre général de Tristia, comme pour marquer dans quelles pénibles circonstances de sa vie, après l’échec de son Faust, après la mort de son père, ces pages douloureuses avaient jailli de son cœur.

    La ballade ou, plus simplement, le chant de la Mort d’Ophélie, avec ces doux sanglots qui semblent s’échapper tour à tour de chaque instrument, tandis qu’un dessin persistant décrit les molles ondulations d’une eau attirante, est empreint d’une poésie exquise; il s’en dégage une tristesse alanguie, et dont le charme agit sur nous de façon délicieuse. Pour la Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet, elle apporte une preuve éclatante des prodigieux effets auxquels Berlioz savait atteindre par la puissance et la couleur de son instrumentation. C’est, à l’orchestre, une des pages les plus émouvantes qui soient; mais dépouillez ce morceau de son revêtement instrumental, et vous n’entendrez qu’une marche grave et triste, assez ordinaire au demeurant, d’où ne se dégagera plus cette douleur intense qui vous étreignait au concert. « Que quatre capitaines portent Hamlet comme un soldat, sur l’estrade; car, sans doute, s’il avait été mis à l’épreuve, il se serait montré vraiment roi; et que, pour sa mort, la musique militaire et les cérémonies guerrières parlent hautement de lui. Enlevez le corps; un spectacle comme celui-ci convient aux champs de bataille; mais, ici, il choque la vue. Allez et ordonnez aux soldats de faire feu. » Sur cet ordre du jeune roi Fortinbras, le cortège funèbre se déroule avec un grand appareil guerrier de sourds gémissements, des sanglots convulsifs éclatent; puis, lorsque le cadavre du prince est descendu dans la tombe, il est salué d’une formidable décharge de mousqueterie (qu’on imite assez mal ou qu’on supprime à juste titre dans les concerts). Berlioz, en s’inspirant d’une brève indication de Shakespeare pour concevoir et réaliser cette scène admirable, en essayant de résumer dans un tableau sonore tout le drame pour lequel il nourrissait une admiration frénétique, a laissé déborder la poignante tristesse dont son cœur était plein; il a versé toutes les larmes de ses yeux sur la dépouille du jeune Hamlet, et c’est si bien sa propre affliction qu’il a voulu peindre, avec celle d’un peuple entier, qu’il a fait graver sur son œuvre ces admirables vers d’Ovide:

Qui viderit illas
De lacrimis factas, sentiet esse meis.

    Cette épigraphe, empruntée à la première élégie des Tristes, est devenue celle du recueil complet de Tristia, de ces trois morceaux à propos desquels Berlioz écrivait à son ami Ferrand, en 1864: « Dites-moi si je vous ai envoyé une partition intitulée: Tristia. Si vous ne l’avez pas, je vous l’enverrai, puique vous aimez à lire des choses gaies. Je n’ai jamais entendu cet ouvrage. » Et, cinq ans plus tard, il mourait, toujours sans avoir pu juger de l’effet que produirait l’exécution de ses Tristia.

    Il y a environ douze ou quinze ans, quant à nous, que nous avons entendu soit l’un soit l’autre de ces morceaux, d’abord aux Concerts du Châtelet [1881, 1883, 1884, 1885, 1886, 1891], ensuite à ceux du Conservatoire [1875, 1878, 1880, 1884], et c’est positivement la première fois que la Société des Concerts s’attaque à la Marche funèbre d’Hamlet, la première fois qu’elle réunit ces deux pages sur un même programme. Il n’est jamais trop tard pour bien faire, et les bravos que ces compositions ont soulevés ont pu prouver au comité qu’il avait bien servi les intérêts de la Compagnie en défendant ceux de Berlioz.

    M. Félix Weingartner, le jeune chef d’orchestre allemand qui fut pendant sept ou huit ans à la tête de l’Opéra de Berlin et qui se retira, l’année dernière, afin de se restreindre aux concerts et d’avoir plus de temps pour composer, n’en est encore qu’à sa seconde visite à Paris. Il avait, dès la première, obtenu un succès considérable comme chef d’orchestre; il l’a retrouvé, plus vif encore, cette fois-ci, et j’ai plaisir à constater que les bravos qui ont salué l’excellent kapellmeister étaient de tout point mérités [5 et 12 février 1899]. Ce qui frappe chez M. Weingartner, c’est l’étendue de son intelligence artistique, c’est la souplesse avec laquelle il se plie au style des œuvres, à la pensée des différents maîtres qu’il a pour mission de mettre en lumière, au lieu de les asservir à sa nature propre; c’est la haute compréhension dont il fait preuve en dirigeant, par exemple, la symphonie en mi bémol de Mozart de la façon la plus classique et la plus châtiée avant de déployer une fougue toute romantique, une fantaisie toute shakespearienne dans les pages les plus généralement applaudies du Roméo et Juliette de Berlioz. Beethoven aussi lui a été très favorable et la symphonie en ut mineur qu’il a dirigée d’une façon très personnelle, mais sans la fantaisie débridée de M. Richard Strauss, lui a valu un très grand succès, un succès moins grand, cependant que celui qu’il a remporté avec l’ouverture de Tannhæuser et le prélude de Parsifal. Mais est-il un seul d’entre les premiers chefs d’orchestre allemands qui ne paraisse, au moment qu’on l’écoute, éclipser tous ses rivaux par sa façon de comprendre et de diriger les œuvres de Wagner?

    M. Weingartner a voulu se relever du demi-échec qu’il avait essuyé, l’année dernière, à Paris avec son Roi Lear en nous faisant connaître un autre de ses poèmes symphoniques: le Séjour des bienheureux. Il nous avait été parlé à l’avance d’une « grande fresque magistrale »; en réalité, M. Weingartner a composé là un long morceau, sinon très original d’inspiration, au moins très intéressant par la mise en œuvre et par la dextérité rare avec laquelle le musicien expose, amplifie, combine, et puis déforme et laisse s’éteindre les motifs que comporte son tableau mural. Et « tableau » est bien, ici, le mot propre, car M. Weingartner a eu la témérité grande de vouloir transcrire en musique une toile du peintre suisse Arnold Bœcklin, en supposant qu’elle se dégage lentement des brouillards confus du rêve, puis qu’elle y retombe graduellement après avoir rayonné de toute sa splendeur et nous avoir montré les hommes jouissant de l’éternelle paix, dans un paysage enchanteur, au milieu d’une lumière éblouissante. Et, vraiment, je serais curieux de voir ce que les auditeurs découvriraient sous cette musique (même sans parler des nuances et gradations de couleurs que le compositeur s’évertue à rendre), s’ils n’avaient pas devant eux un programme dont les explications portent sur chaque page et pourraient s’étendre à chaque mesure. Ils ont un grand savoir technique et une extrême habileté de main, ces chefs d’orchestre compositeurs qui nous arrivent d’Allemagne; mais ils font fausse route en s’attaquant à des sujets où la musique n’a rien à voir, en allant sur les brisées de Liszt, dont les poèmes symphoniques, absolument vides d’idées et qui ne sont que du « virtuosisme » orchestral, exercent sur leurs jeunes esprits une influence déplorable. Ecoutez plutôt cette creuse amplification musicale du Tasso (lamento e trionfo), que nous connaissions de reste et que M. Weingartner a voulu diriger, sans se douter, je veux le croire, du mauvais service qu’il allait rendre à son cher Liszt. […]

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er mars 2020.

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