pièce en 3 actes
par
© Olivier Teitgen. Tous droits de reproduction réservés.
Scène 1
Scène 2
Scène 3
Scène 4
Scène 5
Au lever du rideau, Sainton apporte les mets, que Berlioz et Wagner regardent avec une certaine retenue.
SAINTON, déposant le tout sur la table
Pour ne rien vous cacher, j’ai longtemps hésité entre un dîner allemand ou un dîner français. Mais vous avez l’un et l’autre une telle susceptibilité nationale, que j’ai finalement choisi de manger anglais.
BERLIOZ
Vous savez, je n’ai aucun préjugé contre la cuisine allemande...
WAGNER
Pour ma part, je tiens en plus haute estime la cuisine française...
SAINTON, leur servant une soupe
Enfin, j’ai choisi la cuisine anglaise. Ainsi, je ne prends aucun risque...
Un temps. Berlioz et Wagner fixent leur assiette. Sainton attaque vigoureusement, puis se rend compte soudainement que Berlioz et Wagner n’ont pas commencé.
SAINTON
Quelque chose ne va pas ?
BERLIOZ, reniflant son brouet
Ces petites coquilles noires, dites-moi, ce sont...
SAINTON
Des moules ! La traditionnelle soupe aux moules et aux poireaux. Une gloire nationale. Bon appétit messieurs !
WAGNER, après une cuillerée
Je distingue un petit goût étrange... du raisin ?
BERLIOZ, de même
Effectivement c’est curieux... du sucre ?
SAINTON
Mais non voyons ! La soupe aux moules se fait à base de lait et de cidre.
Au mot «cidre» , Berlioz et Wagner se regardent un peu effarés.
Cela vous surprend ?
WAGNER
Rien ne m’étonne plus dans ce pays.
BERLIOZ
Des moules, du cidre et du lait...
SAINTON
Mais en fait, c’est le céléri qui donne tout le goût.
BERLIOZ
Parbleu ! Je me disais bien ! Le céléri !
SAINTON
La tradition de la soupe aux moules est formelle ; si une moule est fermée, jetez-la aussitôt !
WAGNER, parcourant son assiette
Avec joie ! (désappointé). Oh ! Elles sont toutes ouvertes...
SAINTON
Richard, vous n’aimez pas les moules ?
WAGNER
Ce n’est pas la question des moules... C’est plutôt le fait de manger des animaux. Depuis quelques années, je me demande s’il n’y a pas quelque immoralité à cela.
SAINTON
Dans ce cas, il faudra quitter Londres. Les Anglais adorent le poisson et la viande. On en trouve partout dans leur cuisine.
WAGNER
Ils ont tort.
BERLIOZ
Allez leur dire.
WAGNER
Les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’est pas sain de manger trop de viande. Elle peut être malade, ce qui crée un danger pour la consommation.
BERLIOZ
Les plantes aussi peuvent être malades.
SAINTON
De la viande malade ? En Angleterre ? C’est impossible !
WAGNER
Il y a trois ans, en redescendant le glacier du Gries, au cour de l’une de mes traversées en Suisse, j’ai vu l’état d’un troupeau de vaches saisi par la fièvre aphteuse. Cela m’a donné à réfléchir sur ce que pouvaient manger les paysans...
SAINTON
Rassurez-vous, nous ne mangerons pas de vache suisse. Nous resterons dans la tradition anglaise.
BERLIOZ, fixant son assiette
La tradition ? Parce que l’on mange ces choses-là depuis longtemps ?
SAINTON
Fort longtemps. Évidemment, il y a eu des influences, en particulier de la cuisine française.
BERLIOZ, même jeu
Moi, je trouve son influence encore assez discrète.
SAINTON
Et pourtant, les plus grands chefs ont travaillé à Londres : Carême lui-même, qui est resté deux ans chef cuisinier au Pavillon Royal de Brighton...
BERLIOZ
Il a tout de même tenu deux ans...
SAINTON
Oui, mais il trouvait l’attitude anglaise envers la haute cuisine si scandaleuse qu’il est reparti.
BERLIOZ
Moi, je ne serais même pas venu.
SAINTON
Heureusement, un tas de chefs français sont venus en Angleterre, chassés par la Révolution de 1789. C’est comme cela qu’un grand nombre de restaurants français ont ouvert à Londres.
WAGNER, à Berlioz
Vous voyez que la révolution sert à quelque chose, finalement.
SAINTON
Oui, mais à la fin de la Révolution, beaucoup sont retournés en France.
BERLIOZ
À la fin de la Révolution.... La Restauration des Bourbons a coûté cher à la restauration des anglais….! Et qui est le chef français à la mode en ce moment ?
SAINTON
L’homme le plus célèbre de Londres : Alexis Soyer, l’inventeur des truffes aux ortolans braisées au Lachrima Christi.
BERLIOZ, chantant
SAINTON
Allons, chers amis, buvons. (Berlioz coupe son vin d’eau). Vous ne buvez jamais votre vin pur ?
BERLIOZ
Rarement. Avec ma névralgie intestinale...
WAGNER
Ah, la santé...
BERLIOZ
La santé, oui... Vous vous portez bien, vous ?
WAGNER
En général, oui. Mais je souffre souvent d’une nervosité excessive que je n’explique pas. Elle inquiète beaucoup mon agent d’assurances.
BERLIOZ
Votre agent d’assurances ?
WAGNER
Oui, ces gens-là se méfient des nerveux. Il y a dix ans, j’étais criblé de dettes et je cherchais à emprunter de l’argent. La Caisse des Pensions du théâtre de Dresde accepta de me prêter la somme, à condition de garantir le capital versé en contractant une assurance sur la vie.
BERLIOZ
Tous pareils.
WAGNER
Mes soucis étaient tels que ma condition physique inspira aux commis d’assurances les remarques les plus pessimistes sur ma longévité.
SAINTON
Ces hommes-là ne prennent aucun risque. S’ils soupçonnent le moindre mal en vous, ils vous refusent tout service.
WAGNER
Heureusement qu’un médecin qui me connaissait bien réussit à donner sur mon état de santé des informations suffisantes pour que ma vie soit enfin assurée à trois pour cent.
BERLIOZ
Rien que çà ! Eh bien ils font des affaires ! Car je vous trouve en pleine santé, Richard.
WAGNER
Oui, mais il ne faut pas que je m’attarde à Londres.
SAINTON, à Wagner et Berlioz
Je vous laisse terminer votre soupe. Ne vous dépêchez-pas. En Angleterre la soupe se mange tiède, presque froide... (Il sort).
WAGNER
Je l’aurai dit différemment : Ici quand un liquide se mange tiède ou presque froid, alors c’est de la soupe.
BERLIOZ
Et quand il est tiède mais presque chaud ?
WAGNER
C’est de la bière.
BERLIOZ
Je vois que vous commencez à connaître le pays. Bon appétit tout de même. De toute façon, et pour son malheur, l’homme est forcé de manger. La nécessité reste le plus souvent son seul moteur...
WAGNER
Le plus souvent ? Vous voulez dire toujours !
BERLIOZ
Toujours est excessif.
WAGNER
Mais non, Hector ; la nécessité est à l’origine de la nature, donc à l’origine de toute la création.
BERLIOZ
À l’origine de la nature, dites-vous ?
WAGNER
Hector, la nature ne crée que le nécessaire. Les plantes sont nécessaires aux animaux, les animaux aux plantes. L’homme lui-même n’existe qu’en accord avec la nature. Tous les systèmes arbitraires qu’il a construit : L’État, la religion, la science, la société, que sais-je, ne sont que des mensonges...
BERLIOZ
Rien que ça ! L’art est alors également un mensonge ?
WAGNER
Non, précisément, car l’art n’obéit pas aux même lois. Quand je vous parle de l’État, de la religion, de la science, je parle de systèmes que l’homme a construit avec sa pensée, avec sa conscience.
BERLIOZ
Sans aucun doute.
WAGNER
Justement. Moi, je ne crois pas à la conscience. Quand l’homme arrive à vivre dans un équilibre concret, physique avec la nature, alors seulement il atteint son état véritable.
BERLIOZ
Le bon sauvage...
WAGNER
Si vous voulez. Mais un bon sauvage qui s’est réfugié dans l’action et qui est guidé par sa seule sensibilité. C’est ce sauvage-là que j’appelle un artiste.
BERLIOZ
Donc, pour vous, religion, philosophie, théologie...
WAGNER
....ne sont que des erreurs fondamentales que l’homme développe dans sa rage de vouloir penser à tout prix, au lieu de vouloir simplement sentir.
BERLIOZ
Richard, vous êtes un vrai allemand...
WAGNER
Et pourquoi cela ?
BERLIOZ
Parce qu’en chaque allemand sommeille un Faust en train de chercher un Méphisto qui lui dise:
Il chante
WAGNER
Elle est de vous, cette traduction ?
BERLIOZ
De Gérard de Nerval, plutôt.
WAGNER
Retouché par Hector Berlioz, n’est ce pas ? (Berlioz sourit). L’adaptation est assez libre... mais vous avez raison, Hector ; il y a du Faust en moi, avec une différence, toutefois.
BERLIOZ
Laquelle ?
WAGNER
C’est que je suis aussi Méphisto.
BERLIOZ
Voilà qui est fort. Vous faites aussi Marguerite ?
WAGNER
Pas encore.
BERLIOZ
Mais comment Méphisto peut-il vous inspirer ? Il est un menteur, un mystificateur, un escroc !
WAGNER
Non ! Il est la révolte, le refus de l’arbitraire de la société, le retour aux valeurs du peuple....
BERLIOZ
Comment peut-il être contre la société et pour le peuple ?
WAGNER
Parce qu’il n’y a rien de commun entre le peuple et la société.
BERLIOZ
Voila qui est singulier.
WAGNER
C’est évident, au contraire. Qu’est-ce que c’est, la société ? Une construction arbitraire ! Le peuple lui existe, guidé par la seule force vitale, par cette nécessité permanente...
BERLIOZ
Encore la nécessité ! Décidément vous aimez bien ce mot !
WAGNER
Il est très clair. La nécessité originelle de croître, de manger, de dormir et de chanter, tout simplement. C’est la faute aux gouvernants, d’avoir volé au peuple sa volonté originelle et de l’avoir substituée à la sienne, pour le guider sur des chemins artificiels qu’on appelle savoir, langue, religion, état...
BERLIOZ
Il faut bien que des hommes pensent pour les autres, cependant...
WAGNER
Je n’en suis pas si sûr.
BERLIOZ
Pourtant, c’est précisément ce que vous êtes en train de faire.
WAGNER
Mais la pensée est par nature limitée ! La mienne comme la vôtre ou celle des autres. S’il existe un savoir, une langue, une religion ou un état, ils ne peuvent être que d’origine populaire. Le peuple se passe des penseurs. Et c’est le peuple qui sera à l’origine de l’œuvre d’art qui répondra à tous ces besoins.
BERLIOZ
Vous parlez un peu comme Rousseau.
WAGNER
Je prends cela comme un compliment.
BERLIOZ
Vous aimez Rousseau ?
WAGNER
Je l’aime bien, surtout quand il estime que la propriété est à l’origine de tous les maux. Pour ma part, je préfère le mot d’égoïsme, qui est inscrit dans la nature humaine, plutôt que propriété.
BERLIOZ
Mais Rousseau n’a pas parlé de l’Œuvre d’Art comme remède philosophique.
WAGNER
Il a tout de même écrit un opéra.
BERLIOZ
Un opéra ? Vous voulez parler du Devin du village ?
WAGNER
Précisément.
BERLIOZ
Voilà une bien plate production ! Quand je pense qu’il croyait fermement avoir écrasé Rameau tout entier avec les petites chansons, les petits flonflons, les petits rondeaux, les petits solos, les petites bergeries, les petites drôleries de toute espèce... Quelle prétention ! Rousseau était un hardi penseur, mais... qu’il doit être difficile, mon cher Richard, de se vouloir à la fois penseur et musicien !
WAGNER
Même en tant que penseur, Rousseau est incomplet. Il n’a pas mis le peuple à l’origine de toute création.
BERLIOZ
Toujours le peuple ! On l’a vu à l’œuvre en 48, le peuple ! Richard, vous êtes un idéaliste. Je suis fort triste de vous dire que l’art entre les mains du peuple est une noble idée, mais enfin cela ne s’est jamais vu...
WAGNER
Si, mon cher Hector, cela s’est vu...
BERLIOZ
Allons donc ! Où cela ?
WAGNER
Chez les Grecs.
BERLIOZ
Les Grecs ?
WAGNER
Eux-mêmes. Leur religion, avec tous ses Dieux à visages humains était d’origine entièrement populaire. C’est pourquoi leur théâtre, quand il représente la religion, représente simplement l’homme et la nature. C’est pourquoi je considère que l’art hellénique est à la base de l’art humain.
BERLIOZ
Voilà qui est tentant. Mais les Grecs ne se sont pas exclusivement nourris de religion. Ils ont eu leur société, leur gouvernement, leur philosophie...
WAGNER
Oui, mais leur religion justement était basée sur l’homme et la nature ! Et c’est elle qui était à l’origine de toute leur organisation, de tout leur système de gouvernement.
BERLIOZ
La Grèce est tombée.
WAGNER
Hélas ! C’est bien cette chute qui marque le début de la décadence : Goût du faste, satisfaction de ventre, horribles édifices bassement utiles...
BERLIOZ
Utiles, cependant.
WAGNER
L’utile est souvent horrible. Prenez les aqueducs. Quoi de plus laid qu’un aqueduc chez un peuple qui a fait des temples et des théâtres ?
BERLIOZ
Leurs aqueducs ont tout de même une certaine majesté...
WAGNER
Vous l’avez dit. De la majesté. Mais aucune beauté.
BERLIOZ
Vous êtes dur.
WAGNER
Il en va de même pour nos églises et nos cathédrales. Très impressionnantes, sans aucune beauté formelle, sans aucun sens du juste nécessaire... Vous-même, savez-vous bien pourquoi vous êtes allés chercher chez Virgile le sujet de votre prochain opéra ? N’est ce pas en réaction contre la décadence de notre époque ?
BERLIOZ
C’est surtout la beauté du poème qui m’a fait concevoir une grande composition.
WAGNER
Justement ! Cette beauté, n’a-t-elle pas son origine dans la simple harmonie entre la nature et les hommes ?
BERLIOZ
Avec tout de même une petite guerre au passage.
WAGNER
Une anecdote. C’est Didon et Enée qui sont les héros, c’est-à-dire la voix de l’amour.
BERLIOZ
Peut-être... Vous êtes un hardi penseur, Richard. Et en même temps un ennemi de la pensée…
WAGNER
La pensée nous permet d’évoluer, Hector, de sortir de nos horribles tendances bassement matérielles, tournées vers l’argent et le luxe…
BERLIOZ
Le luxe ?
WAGNER
Le luxe, oui, ce besoin sans besoin qui guide le peuple et rend languissant son esprit et son cœur...
BERLIOZ
Mais je vous comprends fort bien, Richard. Seulement le luxe est dans l’esprit de l’homme. Il ne sert finalement qu’à suivre la mode du temps.
WAGNER
Je tiens la mode pour absurde et hideuse. Je n’y vois à la longue qu’un système machinal, qui utilise bassement la faiblesse humaine. Elle est tout à l’opposé de l’art.
BERLIOZ
Pourquoi à l’opposé ?
WAGNER
Parce que la mode trouve son origine dans le superflu tout comme l’art trouve son origine dans le nécessaire.
BERLIOZ
Le nécessaire, c’est-à-dire la nécessité.
WAGNER
Vous m’avez brillamment compris.
BERLIOZ
Vos idées sont très attachantes (Un temps). Mais enfin, je ne suis pas un penseur, un philosophe. J’observe les événements, je ne les explique pas. J’éprouve même une certaine admiration devant votre capacité à construire des systèmes et des raisonnements. Mais à quoi bon ? Nous ne changerons pas ce siècle...
WAGNER
Ce siècle, comme vous dites, ne sera changé que par le peuple, une fois que sa volonté originelle s’exprimera librement.
BERLIOZ
Et elle s’exprimera sous quelle forme selon vous ?
WAGNER
Sous la forme d’une œuvre d’art, que j’appelle l’Œuvre d’Art de l’Avenir. J’ai écrit d’ailleurs un livre à ce sujet, mais je crains, mon cher Hector, qu’il ne soit jamais traduit en français.
BERLIOZ
Une œuvre d’art ! Vous me faites rire ! Alors que le peuple ne songe qu’à se livrer à la fête ou au massacre selon son humeur, comme nous l’avons vu en 48. Une œuvre d’art ! Au son de la Carmagnole, des hallebardes, dans le sang et les vociférations ?
WAGNER, lentement
J’éprouve beaucoup de douleur, mon cher Hector, quand un artiste éminent, un critique intelligent, instruit et honnête tel que vous, je dis même un ami, peut se méprendre sur mes idées. Cette œuvre d’art de l’avenir est une aspiration, tournée vers un avenir bien lointain.
BERLIOZ
Vous avez un goût marqué pour l’utopie. Cet avenir est plus que lointain.
WAGNER
Aucun de nous ne vivra assez vieux pour voir ce jour.
BERLIOZ
L’œuvre d’art du peuple ! Les révolutionnaires de 48 affichaient un total mépris pour l’art. Nous en souffrons encore aujourd’hui.
WAGNER, exalté
Ce mépris se transformera en triomphe le jour où nous construirons l’œuvre d’art totale où se réalisera dans une forme de communion amoureuse l’alliance parfaite de la danse, de la musique et de la poésie.
BERLIOZ
Rien que çà !
WAGNER
Vous devenez un peu agaçant avec vos éternels “ Rien que çà ! ”
BERLIOZ
Je suis navré. Cela m’est resté de mon dernier voyage en Russie.
WAGNER
En Russie ?
BERLIOZ
Oui. J’étais arrivé à Tilsitt, sur le bord du Niémen à l’extrême frontière de la Prusse. Je demandais le maître de poste. Je connaissais son nom, car il m’avait été recommandé par Balzac.
WAGNER
L’écrivain ?
BERLIOZ
Lui-même. On m’indique le cabinet du maître de poste. J’entre, je vois un gros homme coiffé d’une casquette de drap. Il était assis sur un siège élevé, qu’il ne quitta pas à mon entrée.
– Monsieur Nernst ? Dis-je en le saluant.
– C’est moi monsieur, à qui ai-je l’honneur de parler ?
– À M. Hector Berlioz.
– Ah! Rien que ça ! S’écrie-t-il en bondissant hors de son siège et retombant debout devant moi sa casquette à la main. Cette anecdote m’est restée. Quand je la racontai plus tard en famille, le fameux “ Rien que çà ! ” fit beaucoup rire mon père. C’est un souvenir ému que je garde de lui... (Un temps) Mais revenons à votre grand programme : Danse, musique et poésie ! Communion amoureuse ! Vous êtes superbe d’ardeur et de chaleur ! Les réalités de la vie artistique ne vous ont pas encore brisé. Je vous envierais presque.
WAGNER
Croyez-vous... J’ai aussi mes moments de détresse.
BERLIOZ
Mais pourquoi voulez-vous à tout prix associer danse, musique et poésie ?
WAGNER
La Danse, parce que la vue est indispensable à la communication artistique. C’est par l’expression physique que nous transmettons nos sentiments, nos besoins, nos désirs. La vue est la perception extérieure, l’audition la perception intérieure et la parole l’organe de l’intelligence. Danse, musique et poésie sont indissociables.
BERLIOZ
Voilà une construction bien discutable. La musique existe par elle-même et n’a aucun besoin de la poésie. Pour moi, une symphonie de Mozart constitue une œuvre d’art pleine et entière.
WAGNER
Mon cher Hector, le but de l’alliance de la poésie, de la danse et de la musique, c’est le drame. Et les dernières symphonies de Mozart sont riches d’éléments dramatiques. Vous remarquerez d’ailleurs que Mozart n’a abordé la symphonie qu’après avoir élargi et élevé la capacité d’expression de la musique d’opéra, qui lui avait précisément enseigné le drame.
BERLIOZ
Cela est vrai. Mais chez Mozart, l’opéra n’est que musique. La poésie et l’élément dramatique ne jouent pas un grand rôle.
WAGNER
Pas du tout, au contraire...
BERLIOZ
Bien sur que si ! Et je vous donne un exemple : Rappelez-vous cet air de Donna Anna au deuxième acte de Don Juan, cet air d’une tristesse profonde, où toute la poésie de l’amour se montre éplorée et en deuil et où l’on trouve néanmoins vers la fin du morceau des notes ridicules et d’une inconvenance tellement choquante...
WAGNER
Choquante ?
BERLIOZ
Au plus haut point. Ne voilà-t-il pas que vers la fin de son air, Donna Anna essuie ses larmes et se livre à d’indécentes bouffonneries ! Rappelez-vous le passage : Forse un giorno il cielo ancora sentirà a-a-a-a (Il vocalise de manière ridicule) pietà di me. Il faut avouer que c’est une singulière façon, pour la noble fille outragée d’exprimer l’espoir que le ciel aura un jour pitié d’elle !
WAGNER
Disons tout simplement que Mozart a écrit une musique que vous n’aimez pas sur un texte qui vous émouvait. Mais permettez-moi d’inverser la question : Avez-vous déjà fait à Mozart le reproche de mettre une musique divine sur un poème médiocre ?
BERLIOZ
Voilà une question singulière... Une musique divine sur un médiocre poème ne donnerait lieu à aucun reproche adressé au compositeur. Tout au contraire serait-il l’objet de notre admiration.
WAGNER
L’objet de notre admiration ! Surtout pas ! Quelle honte ce serait pour la musique !
BERLIOZ
Pourquoi une honte ?
WAGNER
Parce que cela prouverait que la musique est une bonne fille à qui tout mauvais poème convient. Mozart nous prouve le contraire. Et justement, j’aime et je vénère profondément Mozart parce qu’il n’a pas réussi à trouver pour la Clémence de Titus une musique comme celle de Don Juan et aussi parce qu’il n’a pas trouvé pour Cosi fan tutteune musique comme celle de Figaro. Mozart était incapable de produire des effets ravissants et enivrants sur un poème plat et insignifiant.
BERLIOZ
Cela est vrai. Ce qui me fatigue chez Mozart, c’est cette beauté inaltérable, toujours calme et sûre d’elle-même, qui vous oblige à un hommage incessant du début à la fin.
WAGNER
Les hommages aux autres nous fatiguent énormément.
BERLIOZ
Enfin, les hommages à un compositeur disparu, cela va encore. Mais les hommages à un contemporain...
WAGNER
Voilà un exercice exténuant.
BERLIOZ
Je dirai même dangereux.
WAGNER
Les hommages, il vaut mieux les recevoir.
BERLIOZ
C’est déjà plus difficile. Il faut se lever matin.
WAGNER
Oui, il est beaucoup plus facile de recevoir des reproches.
BERLIOZ, très gai
Oh, le plus grave, c’est de ne rien recevoir du tout, d’être l’objet de l’indifférence... C’est arrivé un jour à mon vieil ami Chérubini. Il était allé rendre visite à Duplautys, le directeur de l’opéra d’alors. Après que Chérubini s’est présenté, figurez-vous que ce brave directeur lui a demandé quelle était sa profession, s’il faisait partie du personnel de l’Opéra, et s’il était attaché au service des ballets ou des machines.
WAGNER
Savez-vous que quand j’ai entendu pour la première fois votre symphonie de Roméo et Juliette, j’ai regretté que vous ne l’ayez pas soumise à l’examen de Chérubini ?
BERLIOZ, bondissant, le rire coupé net
À l’examen de Chérubini ! Roméo et Juliette ! Richard, vous êtes fou !
WAGNER
Je n’ai pas voulu vous vexer...
BERLIOZ
Vous vous moquez ! Allez donc demander au concierge de votre immeuble de corriger votre Vaisseau Fantôme !
WAGNER
Il n’y a pas de concierge dans mon immeuble.
BERLIOZ
Voilà qui est fort dommage ! Votre Vaisseau restera entaché d’erreurs.
WAGNER
Remettez-vous, Hector. Je n’ai pas pensé à mal. Nous ne tenons pas Chérubini dans la même estime, voilà tout...
BERLIOZ
Oui, pour le moins...
WAGNER
Pour moi, il est le digne continuateur de Glück.
BERLIOZ
Figurez-vous que je revendique ce titre bien plus que lui !
WAGNER
Je connais votre immense respect pour Glück.
BERLIOZ
Quand j’étais jeune, il était mon modèle...
WAGNER
Quels mérites lui prêtez-vous ?
BERLIOZ
Il était doué d’un sentiment d’expression extraordinaire et d’une rare connaissance du cœur humain. Il a été l’un des premiers à donner aux passions un langage vrai, profond et énergique, en employant toutes les ressources musicales dans cette direction.
WAGNER
Pour moi, il a surtout été l’un des premiers à ne pas tricher, à agir sur les auditeurs par la communication d’un sentiment réel. D’une certaine manière, il a appris à la musique à éprouver le drame. Mais tout de même, il s’est perdu dans ces sottes conventions de l’Opéra français.
BERLIOZ, courroucé
Quelles sottes conventions ?
WAGNER
Le goût de l’amourette douceâtre, le mariage obligatoire à la fin... Quand j’ai dirigé Iphigénie en Aulide à Dresde en 1845, j’ai dû apporter un grand nombre de modifications, relier des airs et des chœurs qui étaient juxtaposés, introduire des récitatifs en forme d’arias de mon propre cru.
BERLIOZ, terrible
Vous avez osé retoucher Glück ?
WAGNER
Il le fallait.
BERLIOZ
Je comprends maintenant pourquoi on n’entend plus Glück en Allemagne...
WAGNER
Vous êtes cruel.
BERLIOZ
Je comprends maintenant cette ignorance incroyable des œuvres de Glück, qui m’avait péniblement affecté à Vienne. À combien de musiciens et d’amateurs n’ai-je-pas demandé s’ils connaissaient Alceste ou Armide ou Iphigénie, toujours la réponse a été la même : “ On ne représente jamais à Vienne ces ouvrages ; nous ne les connaissons pas. ” « Mais, malheureux, qu’on les représente ou non, vous devriez les savoir par cœur ! »
WAGNER
Vienne n’est pas en Allemagne . Quant à vous, si je ne me trompe, vous avez bien retravaillé le Freyschütz.
BERLIOZ
Je n’ai rien retravaillé du tout ! Seulement, les usages de l’Opéra de Paris exigent que tout soit chanté. Il fallait donc transformer le texte parlé du Freyschütz en récitatifs. J’ai accepté ce travail à la condition expresse que le Freyschütz soit joué absolument tel qu’il est sans rien changer dans le livret ni dans la musique.
WAGNER
Et vous n’avez jamais su que j’avais écrit de chauds éloges sur vos récitatifs.
BERLIOZ
Non, je l’ignorais.
WAGNER
Vous recherchez davantage ce qui vous blesse que ce qui vous encense.
BERLIOZ, caustique
Je n’ai pas été encensé très souvent.
WAGNER
C’est vous qui le dites.
BERLIOZ
Au reste les hommages ne devaient revenir qu’au seul Weber.
WAGNER
N’exagérez rien. Weber est à la fois un homme nouveau dans la musique, mais uniquement parce qu’il a puisé dans la mélodie primitive de la chanson populaire. Il a compris que l’instinct de la liberté venait d’abord et que la politique ne s’exprimait qu’ensuite. Mais il s’est arrêté en chemin.
BERLIOZ
Pourquoi parler de politique ou de liberté ? La mélodie populaire est à la base de la musique, tout simplement et Weber fut l’un des premiers à le comprendre.
WAGNER
La musique n’est pas que mélodie.
BERLIOZ
Mélodie, harmonie et rythme. D’ailleurs, le sentiment de la mélodie se montre immédiatement après celui du rythme, chez les peuples incultes comme chez les peuples civilisés. Mais, chez le sauvage ou le paysan, on trouve déjà à un très haut degré le sentiment de l’expression. Vous qui vivez à Zürich, avez-vous déjà entendu des airs de bergers suisses ?
WAGNER
Oui, à plusieurs reprises.
BERLIOZ
Ces airs sont empreints d’un caractère de simplicité naïve et tendre parfaitement analogue aux mœurs des pasteurs de l’Helvétie.
WAGNER
Eh bien, Hector, vous abondez dans mon sens, si vous liez la musique aux mœurs.
BERLIOZ
En aucune manière. Je prétends simplement que dans nos campagnes, le sentiment de l’expression musical est demeuré fort alors qu’il s’est affadi dans nos villes. Connaissez-vous l’air du clan Mac-Gregor We are Scots ?
WAGNER
Non.
BERLIOZ
Mon cher Richard, cet air se passe de danse et de poésie. Il n’est même nul besoin d’en comprendre les paroles pour reconnaître les accents d’une fierté sauvage et la mâle énergie de l’habitant des hautes terres s’accomplissant dans sa force et dans sa liberté.
WAGNER, souriant
Vous choisissez mal vos exemples. Un chant qui s’appelle We are Scots est par nature un champ politique.
BERLIOZ
C’est un champ de fierté, auquel toutes sortes de fâcheux imperméables à l’art pourront trouver une signification politique.
WAGNER
Non. C’est bel et bien un champ politique... Il y a et il y a toujours eu un sentiment musical national, allemand, français, ou italien...
BERLIOZ
Je suis prêt à tomber d’accord avec vous sur grand nombre de points, mais en ce qui concerne le sentiment musical italien...
WAGNER
Vous n’aimez pas la musique italienne ?
BERLIOZ
Disons que je conserve des souvenirs très particuliers de mon séjour en Italie. (Un temps) À Milan j’ai essayé d’assister à une représentation de l’Élixir d’Amour de Donizetti. La salle était pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au théâtre. On soupait, on jouait dans les loges... Vous aimeriez que l’on joue aux cartes au parterre pendant une représentation de votre Tannhaüser ?
WAGNER
Ah non !
BERLIOZ
Milan n’est qu’un aperçu. Il est impossible de nier que le peuple italien n’apprécie de la musique que son effet matériel, ses formes extérieures.
WAGNER
Et c’est un Français qui dit cela !
BERLIOZ
Un français forcé de poursuivre sa carrière hors de France. Le goût du public pour l’aspect clinquant de la musique n’est hélas pas l’apanage des Italiens.
WAGNER
Mais enfin, il s’agit de leur sentiment musical national.
BERLIOZ
Et quel artiste a, selon vous, eu la faveur de l’exprimer ?
WAGNER
Rossini, plus que tout autre.
BERLIOZ, surpris
Richard vous aimez Rossini ?
WAGNER
On ne peut pas dire que je l’aime . Mais je reconnais l’importance qu’il a eue dans notre évolution musicale. Il a montré le pouvoir formidable de la mélodie.
BERLIOZ
Les mélodies de Rossini ressemblent souvent à des solfèges !
WAGNER
Oui, mais elles expriment bien la sensualité italienne, le caractère voluptueux de ce peuple.
BERLIOZ
Ce caractère est stérile !
WAGNER
Je ne dis pas le contraire. Mais c’est grâce à ce solfège comme vous dites, que nous avons compris que la source de la mélodie était d’origine populaire. Si Weber est devenu ce qu’il est, c’est en réaction par rapport à Rossini. Grâce à Rossini, nous savons mieux comment un homme habile peut atteindre la gloire en flattant les instincts du peuple.
BERLIOZ
La gloire ? Dites plutôt le fanatisme. (Un temps). Il possédait tout Paris. C’était pour moi le sujet d’une colère d’autant plus violente que cette nouvelle école se présentait naturellement comme l’antithèse de celle de Glück.
WAGNER
Vous avez tout de même dirigé du Rossini à votre concert d’Exeter Hall.
BERLIOZ
Oh, une babiole ! Un air de Mahomet II. Vous avez bien dirigé Mendelssohn pour les Londoniens.
WAGNER
Oui, mais en échange, ils ont eu droit à sept symphonies de Beethoven.
BERLIOZ
Et aussi à un peu de votre musique....
WAGNER
Fort peu de choses... Quelques extraits de Lohengrin et le prélude de Tannhaüser.
BERLIOZ
Vous écrivez toujours vous-mêmes vos livrets ?
WAGNER
Oui, toujours. Un livret d’opéra est d’une nature si particulière qu’un poète ou un homme de lettres n’est pas en mesure d’y réussir.
BERLIOZ
Il me semble que c’est au poète d’inspirer le compositeur.
WAGNER
Je vous le répète : Un poète individuel ne représente rien. La vraie poésie est l’œuvre du peuple !
BERLIOZ
Encore le peuple !
WAGNER
Oui, encore et toujours lui. Et quand l’œuvre d’art populaire est confrontée à la vie publique, à la politique, alors nous assistons à la naissance de la tragédie. Les poètes d’aujourd’hui se divisent facilement en deux groupes : les intellectuels qui défigurent le langage populaire, et les égoïstes qui cherchent en eux-mêmes l’essence du drame et ne savent parler que d’eux-mêmes.
BERLIOZ
Les intellectuels et les égoïstes... Vous êtes cruel, Richard. Où rangez-vous Goethe là-dedans ?
WAGNER
Plutôt parmi les égoïstes. Et pourtant je l’admire. Je connais peu d’hommes dont le regard fut aussi vaste et aussi sûr dans la connaissance de la vie. Mais lorsqu’il chercha à traduire ses drames en musique, ce fut l’échec. Le poète égoïste peut, à son idée, faire se mouvoir mécaniquement des pantins, mais non créer des hommes qui s’expriment de manière totale, par la parole, la danse et la musique.
BERLIOZ
On ne danse pas beaucoup dans Faust.
WAGNER
C’est là tout le problème.
BERLIOZ
Vous ne connaissez pas ma Damnation de Faust ?
WAGNER
Hélas, non, je ne l’ai jamais entendue.
BERLIOZ
J’y ai fait figurer un ballet des Sylphes et un menuet des Follets.
WAGNER
Vous voyez que l’œuvre d’art ne peut se passer de la danse...
BERLIOZ
Elle s’en passe parfaitement. Il n’y a aucun pas de deux dans Roméo et Juliette. Simplement, dans la Damnation, les sylphes et les follets sont les créatures agissantes de Méphisto et leur importance dramatique est réelle.
WAGNER
Et pour le livret, Goethe vous a convenu ?
BERLIOZ
Pas entièrement. Il est impossible de mettre en musique un poème de quelque étendue qui ne soit pas écrit pour être chanté.
WAGNER
Parce que le poète ne parle pas la langue du peuple.
BERLIOZ
Non, simplement parce que poésie et musique n’obéissent pas aux mêmes lois. Pour Faust, je me suis basé sur la traduction de Gérard de Nerval et celle de Gandonnière, que j’ai retouchée moi-même par endroits.
WAGNER
Vous avez fait cela, Hector, qui êtes si intransigeant, si furieux, quand on se permet de changer une virgule à une œuvre !
BERLIOZ
Il s’agit ici d’œuvres littéraires.
WAGNER
Évidemment, cela excuse tout...
BERLIOZ
Que voulez-vous ! D’autres l’ont fait avant moi. Si toutes les adaptations étaient interdites, nous serions privés de Don Juan de Mozart, pour lequel Da Ponte a modifié le Don Juan de Molière. De même nous serions privés du Mariage de Figaro, et du Barbier de Séville.
WAGNER
Vous voyez qu’il est plus aisé de composer soi-même le poème. On évite ainsi de brusquer les susceptibilités littéraires.
BERLIOZ
On n’indispose que les crétins. Les excellents esprits voient tout de suite le fond des choses.
WAGNER
Les excellents esprits, comme vous dites, se font rares.
BERLIOZ
Hélas ! Je le sais bien ! Il y a toujours les autres, ces sceptiques à qui il faut patiemment démontrer qu’on n’a absolument pas l’intention d’assécher la mer Caspienne ni de faire sauter le Mont-Blanc.
WAGNER
Composez vous-même vos livrets, Hector.
BERLIOZ
Figurez-vous que j’y viens. Dans les Troyens, je suis moi-même l’auteur du poème.
WAGNER
Hector Berlioz, poète français !
BERLIOZ
Vous vous moquez, Richard Wagner, philosophe allemand.
WAGNER
Mais je ne me moque pas. J’ai pour la poésie française bien plus de considération que pour sa sœur allemande...
BERLIOZ
Voilà qui est surprenant. Vous avez tout de même Goethe, Schiller, Heine... Et malgré ces grands noms, vous prétendez préférer nos poètes français.
WAGNER
Ce que je reproche aux Allemands, c’est d’avoir cédé à la tentation de l’intellectualisme, qui les écarte du peuple.
BERLIOZ
Vous l’avez déjà dit. Et votre discours est un modèle d’intellectuel allemand.
WAGNER
Écoutez-le alors du moins jusqu’au bout.
BERLIOZ
Parbleu ! Si vous couvrez de louanges nos poètes, je ne demande qu’à vous écouter.
WAGNER
Il ne faut rien exagérer. Ce que j’aime chez les Français, c’est qu’ils sont heureusement hostiles à toute abstraction. Ils ont approché l’art dramatique de manière très directe. (Un temps) Le problème c’est l’immoralité française.
BERLIOZ
L’immoralité ?
WAGNER
Oui. Les sujets abordés traitent toujours de spéculation, de trafics, d’intrigues... La poésie française ne s’est pas relevée de son attache à la cour et aux mondanités.
BERLIOZ
Vos références datent un peu, Richard. La cour.... Nous avons eu nombre d’écrivains depuis Louis XIV.
WAGNER
Bien sûr. Mais le goût français pour l’anecdote, l’intrigue, le refus de toute recherche philosophique reste entier et ne disparaîtra pas de sitôt.
BERLIOZ
Voilà qui est assez innocent.
WAGNER
Et malgré cela, vous avez pu asseoir la domination de la civilisation française par la suprématie du goût français, de la mode française. Il n’est pas besoin de lire Balzac pour voir une gravure de mode. Et c’est ainsi que le journal de modes de Paris dit à la femme allemande comment il faut s’habiller, car, en de telles matières, les Français se sont acquis le droit absolu de nous dire quelle est la chose convenable.
BERLIOZ
Je ne vois pas grand-mal à cela.
WAGNER
Le mal est grand, Hector, il est immense ! Pensez que depuis deux cent ans, le goût français, c’est-à-dire l’esprit de Paris et de Versailles a été le seul ferment créateur de la culture européenne. Encore aujourd’hui l’esprit français réussit à imposer la forme extérieure de la société.
BERLIOZ
Je me soucie fort peu de la forme extérieure.
WAGNER
Mais pourtant, c’est elle qui nous opprime ! Cette pauvreté de la vie musicale française, cette dégénérescence du goût et des valeurs de l’art qui vous force à quitter votre propre pays et à parcourir l’Europe, c’est à cette maudite forme extérieure que vous le devez !
BERLIOZ
Voilà qui ne me paraît pas très clair.
WAGNER
Savez vous ce que fit le Français quant il se vit incapable de créer une œuvre d’art ?
BERLIOZ
Non, mais je gage que vous allez me le dire.
WAGNER
Faute de créer, il s’est lui-même transformé en œuvre d’art par le seul moyen de son comportement. Et ainsi il créa l’art si particulier de s’exprimer, de se mouvoir et de s’habiller. Faute de créer une œuvre, il créa la loi du goût. Le goût ! Ce mot, qui désigne une des fonctions les plus inférieures des sens et qui, par la faute des Français devint une tendance de l’esprit ! Et c’est par ce mensonge que le Français put même sembler même supérieur à l’Italien de la Renaissance.
BERLIOZ
Et à vous en croire, que devient la musique, dans notre civilisation décadente ?
WAGNER
La musique ? Avec le temps j’ai compris que le Français n’est pas fait pour traduire entièrement ses sentiments en musique. Quand son inspiration s’élève jusqu’au désir de l’expression musicale, il a besoin de parler ou tout au moins de danser en même temps. C’est ainsi que la musique est devenue un sujet secondaire, un objet de chronique.
BERLIOZ, gaiement
Allons, cela me va, je suis chroniqueur.
WAGNER
Vous raillez perpétuellement. J’aimerais assez qu’un jour les forces s’inversent et qu’un autre pays, plus fort et plus grand que la France, lui dicte ses lois en matière de mode et de culture.
BERLIOZ
Il n’y a pas de pays plus grand et plus fort que la France en Europe.
WAGNER
Dépassons l’Europe. Peut-être en Asie ou aux Amériques.
BERLIOZ
Les Américains ? Avec leurs Indiens, leurs plumes et leurs guitares ? Voilà qui est tordant !
WAGNER
Cela ne vous fera peut-être pas toujours rire.
BERLIOZ
Vous vous moquez, Richard ! Les Américains ! Imposer leur culture à la France ! Pourquoi pas les Japonais ?
WAGNER
Ne traitez pas les Américains comme des sauvages. Les hommes qui ont essayé de faire une nouvelle Allemagne se sont grandement inspirés de la constitution américaine.
BERLIOZ
On sait comment l’affaire a tourné. (Un temps) Non, je pense que le mal immense qui menace la culture française vient et viendra toujours des Français eux-mêmes.
WAGNER
Mais il n’y a pas de culture française. Il n’y a qu’une civilisation française.
BERLIOZ
Votre discours est d’une telle violence ! En deux mots vous réglez le sort de l’art et de la culture française ! Mon cher Richard, une vieille expression bien de chez nous indique qu’avant de critiquer autrui, il est parfois bon de balayer devant sa porte. Je ne doute pas que votre admirable connaissance du français ne vous permette de comprendre pleinement cette expression.
WAGNER
Je la comprends fort bien.
BERLIOZ
Me direz-vous que les goûts du public allemand brillent par leur élévation, leur sens de l’art ?
WAGNER
Hélas non ! Vous touchez au point sensible. Le théâtre allemand possède un fonds très riche mais qui demeure inexploité parce qu’il manque la tradition d’un style capable de guider avec sûreté le goût artistique du public.
BERLIOZ
C’est un problème de forme.
WAGNER
Tout à fait... À l’inverse du public français, le public allemand n’a pas le sens de la forme, et seul son tempérament lui dicte ses impressions. Il est vraiment décourageant de se rendre compte que nos gens même les plus cultivés ne savent réellement pas distinguer une bonne représentation d’une mauvaise.
BERLIOZ, inquiet
Ils applaudissent n’importe quoi ?
WAGNER
À peu près.
BERLIOZ
Quand je pense aux succès que j’ai eu en Allemagne...
WAGNER
Mon cher Hector, j’ose espérer que vous avez eu un public de connaisseurs, et non un public traditionnel qui applaudit uniquement aux outrances du style, aux débordements, enfin à tous les effets antiartistiques.
BERLIOZ
Vous voulez dire que ces effets abondent dans ma musique ?
WAGNER, évasif
Je prétends simplement que le public allemand obéit hélas à des impressions plutôt psychiques qu’artistiques. Faites-moi la grâce de croire que l’impression que suscite en moi votre musique s’exprime avec plus de subtilité. En 1840, je voyais les compositeurs parisiens isolés les uns des autres, courant à leurs propres affaires, uniquement préoccupés par l’argent et la renommée. Tout de suite, j’ai reconnu en vous une intelligence musicale extraordinaire, un tempérament d’artiste, qui ne fait pas de la musique pour l’argent.
BERLIOZ
C’est le moins que l’on puisse dire...
WAGNER
Mais ce qui m’a le plus frappé c’est votre dévotion pour Beethoven, la profonde compréhension que vous aviez de ses œuvres et l’influence qui en résultait. L’esprit de Beethoven avait véritablement soufflé sur vous.
BERLIOZ
Il souffle toujours.
WAGNER
Vous êtes certainement son continuateur immédiat le plus énergique, même dans ses faiblesses.
BERLIOZ
Même dans ses faiblesses ?
WAGNER
Cela vous surprend ?
BERLIOZ
Oui, quelque peu. Des faiblesses chez moi, j’en conviens. Mais chez Beethoven...
WAGNER
Mais si, des faiblesses... Beethoven nous fait la plupart du temps l’impression d’un homme qui a quelque chose à nous dire, mais qui n’arrive pas toujours à l’exprimer clairement alors que ses successeurs modernes, au contraire, apparaissent comme des hommes qui nous font savoir d’une manière prolixe qu’ils n’ont rien à nous dire.
BERLIOZ
Et vous me rangez parmi ces hommes-là ?
WAGNER
Tout au contraire, Hector, je ne vous compte pas parmi ses successeurs, mais parmi ses continuateurs. (Un temps) N’avez vous jamais désiré être allemand ?
BERLIOZ
Jamais. Aucun pays n’est plus inhospitalier à mes œuvres que la France, mais je continue à l’aimer, cependant.
WAGNER
N’êtes-vous pas responsable de cette situation ?
BERLIOZ
Que voulez-vous dire ?
WAGNER
J’ai été frappé de voir qu’à Paris, vous n’entreteniez pas de relations flatteuses, et que vous n’aviez rien à faire avec ces établissements de Paris, fastueux et exclusifs que sont l’Opéra et le Conservatoire.
BERLIOZ
Parbleu, je le crois bien. Ils m’ont fermé leurs portes.
WAGNER
Il n’est pas facile d’entendre votre musique à Paris, vous savez...
BERLIOZ
À qui le dites-vous...
WAGNER
Mais je trouve que vous vous complaisez dans votre isolement. Il n’y a pas d’ami que vous jugez digne de vous donner un conseil, et qui puisse se permettre de vous signaler dans vos œuvres tel ou tel défaut de forme.
BERLIOZ
Je suis moi-même le critique le plus intransigeant de mes œuvres.
WAGNER
Il est bon parfois de s’entourer de conseils. Me permettez-vous d’être franc, Hector ?
BERLIOZ
Parbleu ! Je vous y invite.
WAGNER
Eh bien.... votre musique à toujours eu sur moi un effet curieux. Il m’arrive aussi bien d’être transporté d’enthousiasme que d’être franchement rebuté (mouvement de Berlioz). Quand j’ai entendu pour la première fois la Symphonie Fantastique, je me suis senti en présence d’une imagination, riche, monstrueuse, d’une fantaisie d’un caractère épique.... tout me paraissait excessif, audacieux, mais il faut le dire extrêmement blessant.
BERLIOZ
Rien que çà ! Vous parlez un peu comme Mendelssohn.
WAGNER
Merci pour la comparaison. Mendelssohn connaissait-il votre Roméo et Juliette ?
BERLIOZ
Seulement quelques extraits, je crois.
WAGNER
Me permettez-vous de donner mon impression sur Roméo, avec des mots que Mendelssohn n’aurait certes pas employés ?
BERLIOZ
Avec joie. Mais prenez garde, Richard. Roméo est mon enfant préféré. Si je devais quitter ce monde en n’emportant qu’une de mes pages, je choisirais la scène d’amour de Roméo.
WAGNER
Eh bien justement : Pour moi Roméo accumule d’un côté des moments si captivants qu’ils interdisent toute critique, et de l’autre côté des... excusez-moi...
BERLIOZ
Parlez sans crainte.
WAGNER
Des lacunes... Des faiblesses. À l’audition de la scène d’amour, précisément – tant pis, je prends le risque – , la très grande impression que m’avait faite le développement du motif principal s’est évanouie et s’est calmée pour se changer en un indéniable malaise.
BERLIOZ
Rien que çà ! Avez-vous trouvé d’où venait ce malaise ?
WAGNER
Pour moi, le fil musical s’était rompu. J’étais alors forcé de me souvenir des motifs de la fameuse scène du balcon de Roméo et Juliette et d’y faire coller, un peu de gré ou de force, la musique. Vous aviez sacrifié la composition musicale à la composition dramatique de Shakespeare. Votre musique s’est efforcée de rester près du texte alors qu’elle aurait dû le dépasser, le sublimer...
BERLIOZ
Voilà qui me surprend. Je me suis précisément servi de langue musicale pure dans la scène d’amour, pour échapper au sens positif des paroles chantées. Il s’agit d’une peinture. Pourquoi chercher le sens ou l’explication ? Votre imagination musicale ne saurait-elle suffire ?
WAGNER
Et Shakespeare là-dedans ?
BERLIOZ
Un inspirateur. Plus par la noblesse des passions et la sublimité de l’amour que par les détails de la scène du balcon que vous avez laborieusement cherché derrière mes clarinettes et mes bassons. Le plus incroyable du reste est que vous y êtes parvenu.
WAGNER
Je comprends mieux maintenant mon impression passée sur Roméo. En fait, vous ne suiviez pas le texte. Vous suiviez plutôt votre seule imagination musicale. Mon cher Hector, vous ne servez pas le poète, vous vous en servez.
BERLIOZ
Vous raisonnez comme si Roméo et Juliette était un opéra. Mais c’est une symphonie.
WAGNER
Une symphonie... Je comprends assez que l’alibi de la symphonie vous autorise à vous servir du poète. Vous accommodez ce poète à votre fantaisie musicale et vous arrangez à votre gré, tantôt Shakespeare, tantôt Goethe. Vous avez besoin du poète, mais vous n’êtes pas le poète.
BERLIOZ
Je vous vois venir, Richard : L’alliance éternelle du poète, du musicien et du danseur dans le drame de l’avenir.
WAGNER
C’est un peu cela.
BERLIOZ
Mon cher Richard, je vous l’ai dit et je le répète : La musique pure, délivrée du texte reste une œuvre à part entière. Le poète m’inspire, il donne la main au musicien, mais ensuite je le laisse et continue ma route seul.
WAGNER
Oui, effroyablement seul. Dans une solitude presque égoïste.
BERLIOZ
Le musicien est et restera seul.
WAGNER
Tristement seul quand il saisit un poète au hasard pour donner corps à la pensée musicale. Le fondement littéraire n’est alors qu’un prétexte. Je suis sûr que vous aviez en vous l’exigence intérieure d’une Symphonie Fantastique et c’est cette exigence qui a créé Harriet Smithson.
BERLIOZ
Ma pauvre Harriet était bien réelle, je vous l’assure...
WAGNER
Peut-être, mais le thème de l’idée fixe remonte à plus loin. Je vous l’assure, Berlioz. La Symphonie Fantastique existait avant Harriet.
BERLIOZ
Oh vous savez… Qui, de la poule ou de l’œuf...
WAGNER
Vous êtes galant.
BERLIOZ
Vous avez vraiment un goût prononcé pour rechercher l’origine des choses. Comment devient-on musicien ? D’où nous naissent les impressions musicales ? Voilà des sujets fort ardus qui nous dépassent... Aucun discours ne jettera autant de lumière que l’œuvre elle-même.
WAGNER
Hector, il y a chez vous une imagination sonore énorme. Vous percevez le monde extérieur comme un ensemble de bruits. Certains doivent venir de très loin, de votre passé. Ensuite, ces images sonores, vous les transformez en musique. Toujours sans la moindre signification. Puis soudainement, vient à passer un poète. Vous vous jetez sur lui, comme la misère sur le paysan, rien que pour donner une espèce de signification à vos rêveries.
BERLIOZ
Rien que ça ! Et qu’en concluez-vous ?
WAGNER
Vous et vos “ Rien que ça ! ” ! J’en conclus qu’il ne faut chercher dans votre œuvre aucun lien entre musique et littérature.
BERLIOZ
Ainsi ma musique serait un déluge de rêves sonores, venu de l’enfance ?
WAGNER
Allez savoir, de l’enfance, de l’adolescence, des premiers émois... C’est le domaine du rêve conscient. Il y a chez vous, Hector, une obsession du passé, une fixation sur les souvenirs, sur une forme de paradis perdu qui est fort étonnante. Cette obsession vous défend même d’oser être heureux au présent.
BERLIOZ
Allons bon ! Où allez-vous prendre cela ?
WAGNER
Oh, je n’ai pas à chercher longtemps. J’ai eu cette impression en écoutant le premier thème de votre symphonie d’Harold en Italie...
BERLIOZ
Le premier thème exposé à l’alto ?
WAGNER
Celui-là même.
On entend les 4 mesures du thème suivant.
Ce thème, Hector, vous décrit parfaitement. Les cinq premières notes sont descendantes, nostalgiques. Elles se tournent vers le passé et les souvenirs.
On entend ces 5 premières notes.
Puis ensuite vous vous ressaisissez et dites : Allons ! Il faut tenter de vivre !
On entend la troisième mesure du thème.
Puis votre enthousiasme retombe légèrement, pour se terminer sur une double-corde.
On entend la quatrième mesure du thème.
J’ai toujours été frappé par ce repos sur une double-corde. Deux sons... Un pour le présent, un pour l’avenir, les deux unis dans l’équilibre du repos... En tout cas ce thème illustre bien pour moi votre personnalité : Un regard constamment tourné vers le passé, avec des frissons impétueux pour s’arracher à la torpeur et aller de l’avant.
BERLIOZ
Voilà qui est fort savant. Je suis incapable de vous donner tort ou raison sur cette analyse. Enfin, si vous avez raison, c’est à mon insu, car je n’ai aucun souvenir d’une telle volonté en écrivant ce thème. Il m’est apparu un beau matin, venant d’on ne sait où...
WAGNER
C’est justement à ce « on ne sait d’où » que je m’intéresse.
BERLIOZ
Moi, je m’en moque bien.
WAGNER
Vous avez tort. Je me souviens assez bien de ce que dit Heine de vous, dans Lutèce quand il compare votre musique à quelque chose d’antidéluvien, de primitif, qui le fait songer à de gigantesques espèces de bêtes éteintes, à des mammouths, à de fabuleux empires aux péchés fabuleux, à Babylone et à Ninive.
BERLIOZ
Parlons-en ! Après la représentation de L’Enfance du Christ, Heine m’envoyait précisément une lettre où il se confondait en expressions de regret de m’avoir mal jugé.
WAGNER
Oh, il ne vous avait pas si mal jugé. Dans ses tableaux préhistoriques, il y a le cri des premières heures de l’humanité, le premier cri de l’enfant, que je retrouve dans vos œuvres. Vous traitez plus de la matière musicale que de la musique.
BERLIOZ
Rien que ça ! Qu’entendez-vous par matière musicale ?
WAGNER
Je parle de votre goût prononcé pour l’instrumentation, presque à vos yeux plus importante que l’harmonie ou la mélodie.
BERLIOZ
Vous allez encore prétendre qu’il n’y a pas de mélodie dans ma musique.
WAGNER
Bien sûr que si. Mais je vois dans cette importance donnée aux timbres une expression de cette imagination sonore, avant même de parler de musique. C’est dans la nature et dans elle seule que les timbres préexistent à la musique.
BERLIOZ
Eh bien ! Voilà qui doit vous réjouir, vous qui ne jurez que par l’alliance de l’homme et de la nature. Vous avez en face de vous l’homme naturel.
WAGNER
Oui, vous auriez été parfait en grand singe. Le problème est que l’homme a évolué.
BERLIOZ
Je trouve cette remarque charmante. Mais vous devriez être plus prudent, Richard.. Les secrets de la création nous demeurent inconnus et le resteront sans doute longtemps. Il y a en vous une force, une rage presque à démontrer, à analyser, à mêler histoire, politique et je ne sais quoi encore pour expliquer ce qui vous guide, ce que vous faites, en un mot qui vous êtes. Tous ces efforts ne sont-il pas inutiles ? Plus un homme explique et démontre et moins il convainc. Vous voulez être un homme supérieur, Richard et ces vérités qui vous sont apparues, vous voulez en faire profiter les autres. L’idée peut paraître louable, mais n’y aurait-il pas quelque prétention ?
WAGNER
Quelle prétention ?
BERLIOZ
Un homme qui a compris l’art et la musique n’a besoin de nul discours. L’artiste est sur terre pour faire ressentir le beau aux autres, non pour le lui enseigner. Et puisque vous avez commenté ma musique, je pense pouvoir à mon tour vous dire quelles impressions m’inspirent vos œuvres.
WAGNER
J’en serais ravi. Mais vous ne les connaissez pas.
BERLIOZ
Je connais Rienzi et le Vaisseau Fantôme.
WAGNER
J’ai fait bien autre chose depuis...
BERLIOZ
Certes, mais enfin les caractères généraux viennent assez tôt. Votre ouverture du Vaisseau, que j’ai entendue à plusieurs reprises m’a toujours fait l’effet d’un morceau remarquable. Son début est un foudroyant éclat d’orchestre où l’on croit reconnaître tout d’abord les hurlements de la tempête, les cris des matelots, les sifflements des cordages et les bruits de la mer en furie.
WAGNER
Je n’ai fait que raconter ma propre traversée de la mer du Nord, en 1839.
BERLIOZ
Le public s’en moque bien. Enfin, voilà qui est amusant : Il m’arrive dans cette ouverture ce qui semble vous arriver quand vous écoutez ma symphonie de Roméo et Juliette. À un moment donné, je ressens une sorte de malaise.
WAGNER
Vous aussi ?
BERLIOZ
Eh oui ! Ce qui me gêne, c’est que le même procédé de composition, que je louais si fort une minute auparavant, est ensuite constamment employé : Le trémolo succède au trémolo, les gammes chromatiques aboutissent à d’autres gammes chromatiques, sans qu’un seul rayon de soleil vienne se faire jour au milieu de ces sombres nuées gorgées de fluide électrique et versant sans fin ni trêve leurs torrents.
WAGNER
Vous êtes un vrai poète.
BERLIOZ
Enfin, aucun dessin mélodieux ne vient colorer ces sourdes harmonies. L’attention de l’auditeur se lasse, se décourage et finit par succomber. Et là je vois, mon cher Richard, une tendance que je ne prise guère.
WAGNER
Quelle tendance ?
BERLIOZ
Celle qui vous amène à insister, à répéter, comme si l’auditeur n’était pas un homme sensible, mais un mauvais élève à qui il faut tout répéter cent fois ; cette même tendance qui vous oblige à ne pas tenir compte de la sensation, à ne voir que l’idée poétique ou dramatique qu’il s’agit d’exprimer à tout prix sans se soucier de la musique.
WAGNER, ébahi
Voila qui est singulier ! C’est précisément le reproche que je vous faisais sur Roméo.
BERLIOZ
Il y a une différence. Dans Roméo vous me reprochiez de suivre Shakespeare pas à pas, ce que je ne faisais du reste pas. Ici, je vous reproche de suivre non pas un texte, mais une idée dramatique.
WAGNER
Ce que vous appelez idée, n’est rien d’autre qu’un climat.
BERLIOZ
Un climat ? Je préfère qu’on me décrive la nature que le climat. Il y a du reste un certain orgueil à imposer son climat à l’auditeur à force de répétitions en tous genres. Vous n’avez pas à imposer votre vue.
WAGNER
Vous en parlez à votre aise.
BERLIOZ
Je n’abuse pas de répétitions, moi. Ce que vous appelez climat, je l’esquisse discrètement. Il n’en faut pas plus aux auditeurs doués de sens musical et certainement pas plus à ceux qui ne l’ont pas.
WAGNER
Mais le sens musical n’est pas isolé ! Je ne pense pas de même qu’un musicien peut être seul dans sa tour et n’avoir que distance pour le poète, le philosophe, le politique et l’historien. Car je vous le dis, Hector, l’artiste est le peintre du monde.
BERLIOZ
Non. Pour moi, il est le peintre de l’âme. Et l’âme humaine ne dépend certes pas de la politique ou de l’histoire.
WAGNER
L’âme n’existe pas, mon cher Hector.
BERLIOZ
Je crois bien en posséder une, cependant.
WAGNER
Non l’âme est une invention de la religion. Son seul but est de tenir les chrétiens dans un état hypocrite d’humilité, dans l’espoir d’un rachat. Moi, je crois en l’homme et justement, Berlioz, vous vous réfugiez dans l’âme pour ne pas croire en l’homme !
BERLIOZ, gêné
Mes raisonnements ne vont pas si loin.
WAGNER
Vous connaissez les Dieux scandinaves ?
BERLIOZ
Pas le moins du monde. J’ai par ailleurs fort à faire avec les Dieux grecs pour l’instant.
WAGNER
Dans les mythes scandinaves, il y a quatre groupes : Les Dieux, les nains et les géants.
BERLIOZ
Cela fait trois.
WAGNER
Je garde le quatrième en réserve. Les Dieux sont les garants de l’ordre établi, de la morale, de la religion...
BERLIOZ
...de l’âme.
WAGNER
Si vous voulez... Les Dieux ont tout le pouvoir. Les nains, eux, sont cupides, avaricieux. Ils ne s’intéressent qu’à l’or. Ils sont même prêts à renoncer à l’amour pour étancher leur soif d’or. Enfin les géants sont les industrieux. Ils ne s’intéressent ni à l’or, ni à l’amour mais ils veulent produire, transformer...
BERLIOZ
Les géants ont lu tout Saint-Simon.
WAGNER
Et savez-vous quel est le quatrième groupe ?
BERLIOZ
Je brûle de le savoir.
WAGNER
L’homme, tout simplement, qui ne cherche que l’amour, qui ne s’intéresse ni à l’or, ni à la morale, ni a la religion, ni aux biens matériels. Il n ’y a pas d’âme là-dedans, uniquement la pulsion d’amour.
BERLIOZ
Rien que çà ! Cette représentation du monde est fort belle, mais elle me paraît bien fragile.
WAGNER
Elle l’est. Il faut qu’elle le soit. Un jour, les Dieux commettent la faute originelle. Ils volent l’or aux nains. Dès lors tout ce système va s’écrouler. Un Dieu qui vole de l’or, c’est la morale qui se prostitue, c’est la victoire du luxe et de la mode. Et hors des débris du paradis perdu, seul doit survivre l’homme et son amour universel, l’homme qui s’est fait lui-même. Vous, Hector, vous êtes peut-être encore dans la catégorie des Dieux.
BERLIOZ
Voilà qui est fort aimable.
WAGNER
Mais peu confortable. Car les Dieux qui croient en l’âme comme vous, sont faibles devant l’or, mais surtout faibles devant l’amour de l’homme. Tenez, vous me faites penser à mon Wotan.
BERLIOZ
Qui est-ce ?
WAGNER
Le maître des Dieux du Walhalla. Il est Dieu , mais faible.
BERLIOZ
Un Dieu faible... Voilà qui aurait plu à Bakounine.
WAGNER
Il ne s’agit pas de Bakounine. Il s’agit de vous. Wotan à beau être Dieu, il souffre, il passe sa vie à souffrir.
BERLIOZ
Effectivement, c’est tout moi.
WAGNER
Eh bien, un Dieu qui souffre n’est qu’un pauvre diable.
BERLIOZ
Un pauvre diable... Vous êtes dur.
WAGNER
Allons Hector, ne le prenez pas au tragique ! On peut sortir de cette question si l’on a choisi le risque de vivre constamment entre la souffrance et l’ennui.
BERLIOZ
...entre la souffrance et l’ennui.
WAGNER
Oui. Vous ne l’avez jamais remarqué ? Si nous ne faisons rien, nous nous ennuyons. Mais si nous voulons sortir de notre ennui et agir nous nous trouvons confrontés aux forces néfastes, aux oppositions, et nous sombrons dans la souffrance... Alors nous renonçons et retombons dans l’ennui. Et tout recommence.
BERLIOZ
Votre philosophie est tragique.
WAGNER
C’est la tragédie même qui est à la base du drame. D’ailleurs cette philosophie n’est pas la mienne. Je l’ai empruntée à l’un de nos plus grands penseurs allemands : Arthur Schopenhauer. Vous le connaissez ?
BERLIOZ
Absolument pas.
WAGNER
Il est le plus grand philosophe depuis Kant. Son balancier de la souffrance et de l’ennui qui porte en lui la négation de la volonté de vivre a été pour moi l’idée salvatrice. Enfin surtout, c’est grâce à Schopenhauer que j’ai compris Beethoven.
BERLIOZ
Un artiste tel que vous, Richard, avait-il besoin d’une aide pour comprendre Beethoven ?
WAGNER
Que voulez-vous ! L’homme n’accède pas seul à la connaissance.
BERLIOZ
Et que vous a appris votre Schopenhauer ?
WAGNER
C’est assez long et assez difficile. Je ne sais, mon cher Hector, si vous saurez m’écouter avec attention et sérieux, ou si vous ne vous sentirez obligé d’ironiser constamment.
BERLIOZ
Pas pour Beethoven, Richard.
WAGNER
Eh bien écoutez-moi alors. Mais, je le répète : Donnez-moi toute votre attention et votre compréhension.
BERLIOZ
Je vous promets tout cela.
Ils se taisent gravement. Entre Sainton en coup de vent.
Sainton porte la soupière et un autre plat.
SAINTON
Qui veut encore de la soupe aux moules ?
BERLIOZ, saisi
Ah !
WAGNER, découragé
Prosper, vous êtes, et vous demeurerez à jamais un vrai français.
BERLIOZ
Dans la bouche de Richard, je crains qu’il ne s’agisse d’un compliment.
SAINTON
Richard, vous n’aimez pas la France ?
BERLIOZ
Pensez-vous ! Il l’adore ! Sauf en ce qui concerne la mode, bien sûr. Nous sommes assommants, à toujours dicter aux femmes allemandes comment elles doivent se vêtir.
WAGNER, sombrement
C’est un détail. Par contre, ce que j’adore chez les Français, c’est leur goût des transitions délicates, ce passage imperceptible d’un climat à un autre, d’une scène à la suivante...
BERLIOZ
Justement, ce que les critiques me reprochent le plus, ce sont mes modulations paraît-il sauvages, mes changements abrupts...
WAGNER
C’est précisément ce qui me fait dire que vous êtes du même pays tous les deux.
BERLIOZ
Mon Dieu ! J’aime autant une modulation franche, une honnête rupture, qu’un long cheminement chromatique à n’en plus finir...
SAINTON
Ce que je vous apporte est une modulation hardie par rapport à la soupe aux moules.
BERLIOZ
À la bonne heure. Ca s’appelle ?
SAINTON
Le hot pot.
WAGNER
Vous traduisez cela comment en français ?
SAINTON
Ça ne se traduit pas.
BERLIOZ
La cuisine anglaise est par essence intraduisible. Au moins nous direz-vous ce qu’il y a là-dedans ?
SAINTON
Oh ! Rien que des choses très simples. C’est un plat très connu ici, qui vient du Lancashire, mais on le trouve un peu partout. C’est un collier de mouton cuit avec des oignons et des pommes de terres.
BERLIOZ
Voilà qui est rassurant : mouton, oignons, pommes de terre...
SAINTON
Et bien sûr quelques huîtres.
BERLIOZ et WAGNER
Des huîtres ?
SAINTON
Il y a toujours quelques huîtres dans le hot pot. Le Lancashire n’est pas loin de la mer et les huîtres ne coûtent pas cher là-bas.
WAGNER
Tout de même, des huîtres avec du mouton...
BERLIOZ
Oui, mais après les moules. Nous restons en progression chromatique. Voilà qui doit vous faire plaisir, Richard.
WAGNER
Vous me voyez ravi.
SAINTON
Cela surprend parfois. Remarquez, il y a des variantes. À la limite du Lancashire, dans le port de Liverpool, le hot pot s’appelle le lobscouse. On y rajoute des biscuits de mer et de l’orge, mais jamais d’huîtres.
WAGNER
Je soutiens Liverpool.
SAINTON
Par contre ça n’est pas de la soupe, ça se mange plutôt chaud. Bon appétit, Messieurs (Il s’en va).
BERLIOZ, appelant Sainton
Prosper !
SAINTON, revient
Oui ?
BERLIOZ
Je me reproche de ne pas vous remercier davantage. Vraiment, vous nous gâtez.
WAGNER, même jeu
Ah oui, absolument. On ne trouve cela ni à Zürich ni à Dresde.
SAINTON
Espérons que votre dur séjour londonien en sera adouci, mon cher Richard (il sort).
WAGNER
Curieux tout de même, la vitesse à laquelle un pur français de Toulouse s’est plié aux mœurs locales.
BERLIOZ
Rassurez-vous. En ce qui concerne la musique, il est resté un pur produit de l’école française : Dans ses exécutions des quatuors de Beethoven, il ne se serait jamais permis de changer un seul coup d’archet.
WAGNER
On peut dire que vous professez le culte des anciens.
BERLIOZ
Que voulez-vous... Nous avons de tels modèles de perfection dans le passé que les singeries du temps présent nous paraissent insupportables.
WAGNER
Méfiez-vous du passé, Hector. Je ne cesse de vous le dire.
BERLIOZ
Mais comment un homme pourrait-il oublier ses premières révélations ? Les symphonies de Beethoven ! Beethoven m’ouvrait un monde nouveau en musique. Combien j’ai souffert d’être l’un des seuls à m’en apercevoir ! Richard, il y a des talents plein de charme, d’éclat et de puissance, destinés, sinon au bas peuple, au moins au tiers-état des intelligences : les génies de luxe, tels que Beethoven, furent créés par Dieu pour les cœurs et les esprits souverains.
WAGNER
Hélas, je retrouve ici votre individualisme, votre arrogance.
BERLIOZ
Vous préférez le populisme hypocrite ? Ce que je vous dis, Richard n’est que la dure réalité. Si vous estimez que Beethoven est à la portée de tous, vous faites preuve d’un grand optimisme.
WAGNER
Merci, Hector. Je sais fort bien ce que l’on dit des optimistes en France.
BERLIOZ
Eh bien, apprenez-le moi, car je l’ignore.
WAGNER
On dit qu’ils sont des imbéciles heureux.
BERLIOZ
À la bonne heure. Et les pessimistes ?
WAGNER
Des imbéciles malheureux.
BERLIOZ
Je suis donc un imbécile malheureux. Car si je demeure d’accord que la Symphonie en ut mineur ou la Symphonie pastorale s’adressent d’un large cœur à toute l’humanité, je reste infiniment sceptique sur les quatuors et les sonates. Voilà des œuvres d’un génie inégalé ! Ici on n’entend plus la voix humaine. On a coupé la langue du philosophe allemand. Seule la musique pure parle. Le compositeur n’étant plus obligé de se restreindre à la voix humaine, donne à ses mélodies beaucoup plus d’action et de variété. Là on est en présence de l’humanité avec ses passions, détachée de tout académisme et de toute politique. Seule parle l’imagination…. Rappelez-vous ces adagio, ces méditations extra-humaines où le génie panthéiste de Beethoven aime tant à se plonger. Plus de passions, plus de tableaux terrestres, plus d’hymnes à la joie, à l’amour, à la gloire, plus de chants enfantins, de doux propos, de saillies mordantes ou comiques, plus de ces terribles éclats de fureur, de ces accents de haine. Il n’a même plus de mépris dans le cœur, il n’est plus de notre espèce, il l’a oubliée, il est sorti de notre atmosphère ; calme et solitaire, il nage dans l’éther.
WAGNER, pâle, saisissant les mains de Berlioz
Mais, Hector, cet éther, cette absence de souffrance, ce cœur qui ne connaît plus le mépris, c’est...
BERLIOZ
C’est ?
WAGNER
C’est la compassion, c’est Schopenhauer ! Il faut vraiment que je vous parle de cet homme.
BERLIOZ, regardant vers la porte
Nous pouvons essayer cette fois-ci : Prosper semble loin.
WAGNER
Schopenhauer a caractérisé avec clarté la position de la musique à l’égard des autres beaux-arts, en lui attribuant une nature absolument différente de celle des arts plastiques et poétiques.
BERLIOZ
À la bonne heure !
WAGNER
Il part de ce fait admirable que la musique parle un langage immédiatement compréhensible, qui ne nécessite aucun concept particulier, ce qui n’est pas le cas de la poésie.
BERLIOZ
Je vous suis parfaitement.
WAGNER
Mais il va plus loin. Comme pour lui les idées du monde sont l’objet des beaux-arts ...
BERLIOZ
Les idées du monde. Qu’entend-il par là ?
WAGNER
Toutes les représentations que nous pouvons avoir des objets de ce monde, si vous voulez.
BERLIOZ
Effectivement, l’objet des Beaux-Arts est de représenter le monde. Il n’y a rien de bien nouveau là-dedans.
WAGNER
Ce qu’il y de nouveau, c’est que Schopenhauer prétend que la contraire est vrai aussi.
BERLIOZ
C’est-à-dire ?
WAGNER
Non seulement, l’objet des Beaux-Arts est de représenter le monde, mais le monde lui-même existe uniquement par la représentation qu’en donnent les Beaux-Arts.
BERLIOZ
Volià qui est fort.
WAGNER
Et comme la musique est l’art par excellence, il en déduit qu’il faut reconnaître dans la musique même une représentation du monde.
BERLIOZ
À quoi cela le mène-t-il ?
WAGNER
Il prétend que l’homme qui saura un jour expliquer la musique saura également expliquer le monde.
BERLIOZ
Rien que çà ! Il va loin...
WAGNER
En fait, il ne va pas plus loin. Il aurait pu en tirer des conclusions merveilleuses sur la musique de Beethoven. Mais Schopenhauer n’était pas un spécialiste de Beethoven.
BERLIOZ
Mais, heureusement, vous l’êtes Richard, et ce lien magique, vous l’avez réalisé.
WAGNER
Disons plus simplement que j’ai essayé et que ce problème m’a échauffé l’imagination pendant plusieurs années. Mais avant de parler de Beethoven, il faut que je vous entretienne de ce que Schopenhauer nous disait de notre représentation du monde.
BERLIOZ
Je vous écoute.
WAGNER, tout de go
Comment trouvez-vous le ragoût de Prosper ?
BERLIOZ
Voilà une curieuse question. Pas trop mauvais, mais un rien trop salé. En outre, il abuse des oignons...
WAGNER
Donc pour vous, l’idée de ce ragoût s’exprime de deux façons : la sensation qu’il vous procure par son goût, et contre laquelle vous ne pouvez rien d’une part et, d’autre part la volonté qui vous est propre et qui est votre conception personnelle du ragoût, dont nous dirons qu’elle est généralement moins salée.
BERLIOZ
Et avec moins d’oignons...
WAGNER
Tout à fait. Eh bien, pour Schopenhauer, toutes les perceptions que nous avons du monde ont deux faces, comme votre ragoût : La première nous est donnée par la manifestation extérieure des choses, c’est-à-dire en gros la contemplation, le goût...
BERLIOZ
Et la deuxième...
WAGNER
La deuxième, c’est ce que nous voulons voir dans les choses, parce qu’en tant qu’hommes nous nous manifestons toujours spontanément par la volonté.
BERLIOZ
Donc, si je vous suis, et si je contemple ce candélabre...
WAGNER
Hector, ce candélabre vous le voyez de manière double.
BERLIOZ
Dites tout de suite que j’ai bu.
WAGNER
Si vous ironisez, j’arrête tout.
BERLIOZ
Richard, ce que vous dites m’intéresse sincèrement. Je vous demande de poursuivre.
WAGNER
Ce candélabre est à la fois tel que son image se présente à vous et aussi tel que vous auriez aimé qu’il soit dans votre perception personnelle des candélabres.
BERLIOZ
Donc, si je vous entends, ce monde est une association de la Représentation...
WAGNER
...et de la Volonté. Mais c’est cette volonté qui représente notre moi propre. Et c’est seulement du choc de la représentation et de la volonté que naissent les excitations émotives.
BERLIOZ
Voilà qui est fort intéressant. Mais ce que vous appelez volonté, je l’appellerais plutôt imagination. Car enfin, ce que je veux voir dans ce candélabre est un fruit de mon imagination.
WAGNER
Je n’y vois pas de contradiction. Peut-être l’imagination n’est-elle qu’une forme de la volonté. La forme artiste, en quelque sorte.
BERLIOZ
Voilà qui me va mieux. Et que vient faire Beethoven là-dedans ?
WAGNER
Ne soyez pas impatient. J’y arrive. Schopenhauer considère que cette volonté, cette conscience intérieure est plus puissante dans la connaissance du monde que celle que nous tirons de nos yeux. Il appelle souvent cette volonté l’organe du rêve.
BERLIOZ
Nos rêves illustrent souvent ce que nous voudrions voir arriver le lendemain. Il n’y a rien de bien nouveau là-dedans.
WAGNER
Ce qu’il y a de nouveau c’est que ce demain, comme vous dites est le demain du monde et que Schopenhaueur, du coup, croit à la possibilité de rêves fatidiques et prophétiques.
BERLIOZ
Et cet organe du rêve, tout le monde en est doué ?
WAGNER
Plus ou moins. Les hommes sont plus enclins à voir qu’à vouloir.
BERLIOZ
Voilà qui ne m’étonne guère.
WAGNER
Mais nous arrivons au plus important. L’organe du rêve, c’est l’oreille.
BERLIOZ
L’oreille ?
WAGNER
Oui. Il y a un monde de la lumière et des choses visibles, qui est tel que nous le voyons et un monde des sons que nous créons en nous et qui est l’expression de notre moi de notre volonté...
BERLIOZ
Ou de notre imagination.
WAGNER
Si vous voulez. Quelle expression plus directe de notre volonté que le cri de l’angoisse ou la plainte la plus douce du désir ? Quel discours plus immédiat que le cri de désir de l’enfant auquel répond la caresse apaisante de la mère, que la plainte des animaux et du vent, que le hurlement furieux de la tempête ?
BERLIOZ
Aucune, en effet.
WAGNER
Et de cette volonté ne pouvait naître qu’un seul art.
BERLIOZ
La musique...
WAGNER
La musique, précisément. La musique du dehors qui parle avec notre musique intérieure, nos cris, nos plaintes, et qui sans aucun intermédiaire, sans aucun concept, nous fait comprendre la détresse ou la joie. La musique est l’art issu de la volonté humaine.
BERLIOZ
Cela est finalement fort simple.
WAGNER
C’est pourquoi le musicien ne parle jamais de l’image du monde mais de l’essence même du monde.
BERLIOZ
Disons plutôt que c’est ce qu’il devrait faire.
WAGNER
Hélas ! C’est tout le drame : On a émis sur la musique des opinions tirées exclusivement du jugement des arts plastiques. On a exigé d’elle une action analogue à celle de la peinture ou de la sculpture, c’est à dire l’excitation du plaisir des belles formes...
BERLIOZ
Exactement ce que Boieldieu voulait : De la musique qui berce.
WAGNER
Mais le monde est plein de Boieldieu ! Mais un jour est venu un homme qui ne s’est pas arrêté à la représentation des choses. Il a pénétré au plus profond de la substance de la musique pour en renvoyer vers l’extérieur sa lumière originelle.
BERLIOZ
Et cet homme c’est Beethoven.
WAGNER
Lui-même. Il y a chez Beethoven une domination de la volonté et de l’écoute intérieure.
BERLIOZ
Voilà qui est intéressant. Mais si Beethoven est ce voyant qui perce le vrai sens de la musique au travers de sa volonté et non d’une représentation conventionnelle, comment expliquez-vous qu’il se soit coulé dans le moule sévère de la sonate, du quatuor, de la symphonie ?
WAGNER
Voilà une remarque bien française.
BERLIOZ
Je fais ce que je peux.
WAGNER
Quand un français est tourmenté par les formes extérieures, en politique comme en art, il se croit obligé de les détruire, de tout faire sauter, dans l’illusion que des formes plus commodes se créeront ensuite d’elles-mêmes : Rien de tel chez les Allemands. Ils ne sont pas révolutionnaires mais réformateurs ; ils conservent une richesse de formes telle que n’en possède aucune autre nation. Il leur suffit de partir d’un matériau brut, mal dégrossi, que leur intelligence créatrice parvient seule à apprivoiser.
BERLIOZ
À digérer, tout simplement !
WAGNER, outré
Digérer !
BERLIOZ
Ma foi, oui.
WAGNER, même jeu
Hector, vous me désespérez. Je vous entretiens des effets de la volonté originelle du créateur, qui a choisi la musique, art suprême, pour moyen d’expression. Je vous parle de la philosophie de Schopenhauer et le génie de Beethoven, et vous me résumez cela par un mot trivial : digérer !
BERLIOZ
Ne vous mettez pas dans un tel état.
WAGNER
Vous me décevez, Hector... Digérer !
Entre Sainton.
Sainton porte un plateau sur lequel se trouvent plusieurs bouteilles.
SAINTON
Je peux entrer ?
WAGNER
Mais bien sûr, Prosper, venez !
BERLIOZ
Vous voilà bien timide tout d’un coup.
SAINTON
C’est que, tout à l’heure, j’ai craint de vous avoir dérangé.
BERLIOZ
En aucune manière. Nous apportez-vous encore quelque chose à manger, cette fois-ci?
SAINTON
Non, pas cette fois.
BERLIOZ
Alors, vous êtes le bienvenu.
SAINTON
Dois-je comprendre que vous n’aimez pas le hot pot ?
BERLIOZ
Non, tout au contraire ! Donnez-moi la recette, je la transmettrai à Marie.
SAINTON
Avec plaisir. Mais prenons un verre. Richard, sherry ou brandy ?
WAGNER
Sherry.
SAINTON, le servant
Et vous, Hector ?
BERLIOZ
Brandy.
WAGNER
J’en étais sûr. Si j’avais choisi le brandy, vous auriez pris le sherry. Le Français doit toujours faire autrement.
BERLIOZ
Et l’Allemand voit le mal partout. Je préfère le brandy, voilà tout.
SAINTON
Je vois que l’entente règne.
BERLIOZ
L’entente cordiale, vous pouvez le dire.
SAINTON
Enfin, sherry ou brandy, quelle importance ? L’important, mon cher, Richard, l’important c’est...
WAGNER
C’est ?
SAINTON
De bien di-gé-rer !
WAGNER, excédé
Lui aussi !
BERLIOZ
Prosper, vous n’avez pas raté votre entrée !
SAINTON
Je vous demande pardon ?
BERLIOZ
Laissez tomber, Prosper. En tout cas, Richard, si vous avez quelque chose à faire passer, le Brandy serait mieux indiqué. C’est tout de même plus fort.
WAGNER
Je vais essayer. J’ai tant de choses à faire passer (Il se sert un grand verre de brandy).
Petit à petit, Wagner et Berlioz vont se griser. Jusqu’à la fin de l’acte, ils videront verre sur verre.
SAINTON
Vous ne craignez pas les mélanges ?
BERLIOZ
Allons donc ! Quand on associe brillamment philosophie, musique et histoire, on peut boire un brandy sur un sherry.
WAGNER, furieux recrache tout, dont une partie sur sa cravate
Hector, vous... Ah, c’est intelligent ! J’ai taché ma cravate. Vous vous croyez vraiment forcé de me provoquer !
SAINTON
Mais ce n’est rien, mon cher, ce n’est rien. Un peu d’eau chaude... L’alcool, ça ne tache pas. Donnez-moi votre cravate, je cours à la cuisine (Wagner lui donne sa cravate. Sainton y jette un coup d’œil discret) Mode de Paris ! Vous avez du goût, Richard.
BERLIOZ, éclatant de rire
Mode de Paris ! Voila qui est plaisant !
WAGNER
Je vous en prie...
BERLIOZ
Tout de même ! Après avoir assassiné la dictature de la mode française et vous être répandu en imprécations contre notre impérialisme vestimentaire, voilà que vous arborez une cravate Mode de Paris !
WAGNER
C’est un cadeau.
BERLIOZ
Un cadeau d’une allemande éprise de la mode parisienne ?
WAGNER
Non, un cadeau d’une française, si vous voulez savoir.
BERLIOZ
Richard, vous n’aimez guère Paris, mais vous acceptez des cadeaux des Parisiennes. Méfiez-vous, cela mène loin.
WAGNER
Elle n’était pas de Paris mais de Bordeaux, si vous voulez savoir. Et puis en voilà assez ! Je n’ai pas à vous raconter ...
SAINTON, le coupant sec
Un autre brandy ?
WAGNER
Oui, volontiers.
SAINTON
Et vous Hector, ne goûterez-vous pas ce sherry ?
BERLIOZ
Ma foi, si. (Il se sert un grand verre de sherry). Délectable, mon cher Sainton… Délectable ! (Un temps). On dit que seule la musique peut décrire l’amour, mais finalement, le vin vous crée aussi de belles images.
SAINTON
N’exagérons rien. Je ne vais pas comparer une gorgée de sherry avec le thème d’amour de Roméo.
WAGNER
Le thème d’amour de Roméo. Tiens au fait…
Il va au piano et joue le thème 1
Cela évoque bien l’amour...
BERLIOZ
Merci bien.
WAGNER
Mais tout de même...
BERLIOZ
Tout de même quoi ?
WAGNER
Quelque chose me choque. Je l’aurais peut-être fait un peu différemment.
SAINTON, conciliant
De toute façon, le piano n’est pas très indiqué. Pour évoquer l’amour il faut des violons.
BERLIOZ
Voilà bien un propos de violoniste.
WAGNER
Des violons... Mais parfaitement. Sainton, allez chercher le vôtre !
SAINTON, surpris
Le mien ? Mon quoi ?
WAGNER
Eh bien, votre violon !
SAINTON
Vous y tenez vraiment ?
WAGNER
Je vous le demande.
SAINTON
Soit. (Il sort).
WAGNER, le rappelle
Prosper ! Ramenez aussi sans vous commander du papier réglé et un crayon !
BERLIOZ
Richard, que nous préparez-vous ?
WAGNER
Vous allez voir. Une idée. Hector, votre thème m’inspire soudainement.
BERLIOZ
J’en suis fort flatté.
WAGNER
Parce que c’est un thème d’amour. Je pense en ce moment à un opéra sur Tristan et Isolde et...
Sainton revient avec violon, papier réglé et crayon.
Merci, Prosper. Hector voulez-vous noter votre thème d’amourde Roméo et Juliette ?
BERLIOZ
Si vous voulez.
Il note.
WAGNER
Je vous remercie bien.
Quand Berlioz a fini, il lui prend la partition, la regarde et barre quelque chose.
Oui... voilà... Sainton, voulez-vous me jouer ça ?
SAINTON
Attendez tout de même que je m’accorde.
Il s’accorde.
WAGNER
Allons ce n’est pas la peine. Tout est sur la corde de mi.
BERLIOZ
J’aime assez que l’on s’accorde avant de jouer ma musique.
SAINTON
Voilà qui est fait. Passez-moi la feuille.
Il la pose sur un pupitre.
Voyons comment cela va...
Il joue le thème 1.
BERLIOZ
Il manque le début du thème !
SAINTON
Je le sais bien ! C’est Richard qui l’a supprimé.
WAGNER, impatient
Ce n’est pas le début qui m’intéresse. Rejouez-le, s’il vous plaît.
Sainton s’exécute, Wagner le coupe après la première mesure.
Rejouez-le encore.
BERLIOZ
Mais il n’est pas terminé.
WAGNER
C’est le milieu, le cœur du thème, qui m’intéresse.
Sainton le rejoue.
Merci. Ce qui m’inspire, c’est le premier temps, cette charmante appoggiature.
Sainton joue le premier temps du thème 1.
En ensuite, vous montez à la tierce. Je sens le frisson annonciateur de l’amour dans l’appoggiature...
Sainton la rejoue.
...suivie de l’envol vers la concrétisation de l’amour.
Sainton joue le deuxième temps de la mesure.
BERLIOZ
Voilà une analyse qui me convient assez.
WAGNER
Merci de confirmer, Hector. Mais, c’est curieux, je ne verrais pas la concrétisation de l’amour vraiment sous cette forme.
BERLIOZ
Et de quelle manière, alors ?
WAGNER
Je ne sais pas. C’est difficile... Prosper ?
SAINTON
Oui ?
WAGNER
Passez-moi le papier et le crayon, s’il vous plaît.
Sainton lui donne, il s’en empare, et réfléchit.
BERLIOZ
Nous assistons à la naissance de quelque chef-d’œuvre.
WAGNER
Ne vous moquez pas, Hector.
BERLIOZ
Mais bien au contraire.
WAGNER
C’est curieux votre goût pour les mesures ternaires. Je sais que cela accentue le caractère légendaire, mais enfin l’amour n’est pas un sentiment légendaire...
BERLIOZ
L’amour est plus facile à traiter dans une atmosphère de légende.
WAGNER
Une atmosphère ! Et vous me reprochez le climat (Il écrit). Moi, je le verrai en binaire.
BERLIOZ
Faites à votre guise.
Wagner tend la feuille à Sainton.
Prosper, voulez-vous nous jouer cela ?
SAINTON
Avec plaisir. Voyons...
Il joue le thème 2
BERLIOZ, sautant sur sa chaise
Sacrebleu !
WAGNER
Vous dites ?
BERLIOZ
Pourquoi ce saut de sixte démesuré entre le
« frisson » et la « concrétisation » ?
Refaites-le-nous deux ou trois fois, Prosper.
Sainton s’exécute.
SAINTON
C’est délicieux...
WAGNER, à Berlioz
Vous n’aimez pas ?
BERLIOZ
Ce n’est pas que je n’aime pas mais il y en a trop... Ce grand saut de sixte (il le chante) me semble un peu... vulgaire.
WAGNER
Justement, chez vous, le saut de tierce (il le chante) me semble timoré, étouffé...
SAINTON, joyeux
Alors, on choisit ? Celui-ci ou Celui-là ?
Sainton joue alternativement les thèmes 1 et 2, coupés chacun après la première note du deuxième temps.
BERLIOZ
Pour moi le choix est fait depuis dix-sept ans.
WAGNER
Je préfère la sixte.
BERLIOZ
Richard, vous demeurez égal à vous-même. Vous en faites trop. Cette sixte est trop démonstrative (Sainton rejoue le thème 2), trop exagérée. Cela me rappelle votre ouverture du Vaisseau Fantôme. Vous faites la leçon à votre public, vous lui expliquez ce qu’est la musique, ce qu’est l’amour. Encore une fois, j’y vois beaucoup de prétention.
WAGNER
Le public a besoin de couleurs expressives.
BERLIOZ
L’expression doit s’effacer devant la sensation.
WAGNER
Pour moi c’est le contraire. C’est l’expression qui cause la sensation.
BERLIOZ
Voilà toute notre différence. Dans mon thème (Sainton rejoue le thème 1). Je me contente d’une petite tierce, suffisante pour amorcer chez l’auditeur une sensation. L’expression réelle, c’est à lui, c’est à l’auditeur de la trouver, ce n’est pas a moi de l’imposer.
WAGNER
Vous trouvez que mon thème impose le sentiment de l’amour ?
BERLIOZ
Oui absolument. Vous en faites trop.
WAGNER
C’est plutôt vous qui n’en faites pas assez.
BERLIOZ
La sensation, vous dis-je, la sensation !
WAGNER
L’expression, Hector, l’expression !
SAINTON, les contrefaisant
Le poumon, le poumon ! Messieurs, Nous n’en sortirons pas. Chacun peut bien repartir d’ici avec ses convictions. Richard, allez jusqu’au bout de votre idée, composez un Tristan et Isoldeet nous verrons si les accents de Roméo nous émeuvent davantage que Tristan. Allez, réglons tous cela devant un verre.
Il les sert largement
BERLIOZ, complaisant
Prosper a raison. Et quand Tristan sera écrit, envoyez-moi la partition.
WAGNER
Avec plaisir. Mais je compte aussi sur vous pour m’envoyer les Troyens.
BERLIOZ
Cela sera fait.
SAINTON, penché vers la porte
Excusez-moi, je crois que l’on me demande.
Il sort
WAGNER
Fameux, ce sherry. Dommage, la bouteille est vide.
BERLIOZ
Il reste du brandy.
WAGNER
Les mélanges ...
BERLIOZ
Au point ou nous en sommes...
WAGNER
C’est vrai, oui.
Sainton revient
SAINTON
Richard, Mr Wilkins, l’intendant de l’orchestre est là. Je lui avais du reste dit que vous passiez la soirée chez moi. Il a une question à vous poser pour votre concert d’après-demain.
WAGNER
Nous ne serons jamais tranquille. Excusez-moi un instant, Hector.
BERLIOZ
Je vous en prie. Je sais ce que c’est.
WAGNER
Accompagnez-moi, Prosper. Votre anglais ne sera pas de trop (Ils sortent tous les deux).
BERLIOZ, seul
Ce pauvre Richard... Il en fait toujours trop... progressions chromatiques, trémolos, exagérations ... S’il s’agit de la musique de l’avenir... Non définitivement, je n’en suis pas.
Il prend la partition.
Voyons cela.
Il s’assied au piano.
Ce n’est pas un thème d’amour, cela. Bien trop acrobatique... plutôt un thème de volupté.
Il joue lentement le thème 2 au piano.
Pour être expressif, c’est expressif... Il y a pourtant de l’idée là-dedans. Mais....
Il rejoue le thème.
Il y aurait trop de choses à dire... Tout de même...
On entend la Mort d’Yseult pour grand orchestre à partir de la mesure 19 (cf partition Heugel P.H 52)
Trop recherché... trop affecté... Non vraiment aucun avenir... aucun avenir.
La scène devient noire.
Rideau