Site Hector Berlioz

L'Entente Cordiale

pièce en 3 actes

par

Olivier TEITGEN

© Olivier Teitgen. Tous droits de reproduction réservés.

ACTE I

Scène 1
Scène 2
Scène 3
Scène 4

Avant le lever de rideau, on entend le début de la symphonie en sol mineur KV 550 de Mozart.

Scène 1 : SAINTON, WAGNER

Le décor représente la salle à manger de Sainton, intérieur bourgeois cossu, meubles anglais. Un canapé côté jardin et une table dressée pour deux couverts côté cour occupent l’essentiel de la Scène. Sur le mur du fond, un portrait de Beethoven, contre le mur côté jardin, un piano droit.

SAINTON, s’affairant autour de la table

Donc, en un mot, mon cher Richard, une déception ?

WAGNER

Si vous voulez, Sainton... Une déception, une soirée perdue, un ennui continu.

SAINTON

À ce point ?

WAGNER

Oui, vraiment... Berlioz battait la mesure platement, comme s’il s’ennuyait, lui qui dirige d’habitude ses propres œuvres avec tant d’énergie. Même dans Roméo et Juliette, qui est une musique si captivante, ses insuffisances étaient.... indéniables.

SAINTON

Qu’a-t-il dirigé d’autre ?

WAGNER

Beaucoup de choses.... Un air de Rossini, deux airs de Mozart et une valse de Venzano. Il y avait aussi l’ouverture de la Flûte Enchantée, qui était presque passable et le 5ème Concerto pour piano de Beethoven, qui a été à peu près sauvé par Mme Oury...

SAINTON

Une grande artiste !

WAGNER

Elle n’était pas de trop, je vous assure. Enfin il a dirigé une symphonie de Mozart...

SAINTON

Laquelle ?

WAGNER

La sol mineur.

SAINTON, blasé

Évidemment ! La Quarantième ! Toujours la même ! À se demander pourquoi Mozart a composé toutes les autres. Comment Berlioz s’est-il débrouillé avec ce monument ?

WAGNER

J’ose à peine vous le dire.

SAINTON

Allons donc !

WAGNER

C’était inimaginable. Il a laissé l’orchestre s’emballer à un tel point que j’en étais presque mort.

SAINTON

Oh, c’est assez dans son style...

WAGNER

Vous le connaissez depuis longtemps ?

SAINTON

Berlioz ? C’est une vieille connaissance. À sa dernière tournée à Londres, j’ai joué l’alto solo dans Harold en Italie. Le public anglais aime beaucoup sa manière de diriger.

WAGNER

Effectivement, ils ont beaucoup applaudi. (Un temps) Je me demande finalement si les Anglais aiment la musique...

SAINTON

Peut-être pas, mais ils aiment beaucoup le bruit que ça fait...

WAGNER

Enfin, Berlioz a donné trois extraits de son Roméo et Juliette : La Fête, la Scène d’amour et la Reine Mab. Heureusement, j’avais entendu ces morceaux il y a quinze ans à Paris sous sa direction et je sais ce qu’ils valent.

SAINTON

Richard, vous ne critiquerez pas Roméo et Juliette devant moi. C’est une œuvre admirable !

WAGNER

Si vous voulez. Moi, je la trouve parfois géniale, parfois bizarre. En tout cas, c’est très au-dessus de ce que font les compositeurs français aujourd’hui. Mais, ce qui est dommage, c’est que Berlioz ne songe plus désormais qu’à gagner de l’argent et à plaire au public. J’ai l’impression qu’il n’y a plus aucune profondeur dans ce qu’il fait.

SAINTON

Mon cher Richard, je me demande si vous n’êtes pas jaloux.

WAGNER

Jaloux de quoi ?

SAINTON

Du succès de Berlioz...

WAGNER, vivement

Non, quelle idée ! Mais il est clair que Berlioz est bien vu ici. La critique lui est acquise. Davison, qui est tout de même le critique musical le plus influent, me trouve mauvais à chacun de mes concerts, tandis qu’il couvre Berlioz de louanges.

SAINTON

Davison et Berlioz se connaissent depuis longtemps. Berlioz en est à sa troisième saison à Londres.

WAGNER

Oui, alors que la seule chose que connaît Davison de moi, c’est mon article sur les Juifs dans la musique.

SAINTON

C’est une mauvaise entrée en matière.

WAGNER

Ce n’est pas une raison pour me couvrir d’injures ! À mon deuxième concert, quand j’ai donné la Neuvième symphonie de Beethoven, on m’a reproché de diriger par cœur ! Cela ôte du sérieux à la musique, à ce qu’il paraît ! J’ai dû alors m’encombrer d’une partition pour les concerts suivants, rien que pour faire plaisir à ces messieurs !

SAINTON

Elle ne vous a pas beaucoup encombré ... Vous l’aviez posée à l’envers ! Et sans tourner les pages !

WAGNER, bougon

On ne m’avait pas demandé de tourner les pages.

SAINTON

Richard, vous cherchez les ennuis ! À Londres il faut plaire avant tout. Les conventions sont ici toutes-puissantes. Faites votre cour à Anderson, à Davison et à Costa et tout se passera au mieux.

WAGNER

Anderson m’est acquis. Davison reste intransigeant. Quant à Costa il n’y a rien à espérer. C’est un homme qui ne sait pas ce qu’il veut. Il est le chef en titre, c’est un fait. Mais enfin, il m’a cédé sa baguette oui ou non ?

SAINTON

Disons qu’il vous l’a cédée sans la céder.

WAGNER

Il faudrait savoir...

SAINTON

Essayez donc de comprendre. Quand Costa a déclaré qu’il ne voulait plus diriger, ce n’était qu’une coquetterie. Il faisait son numéro, voilà tout.

WAGNER

Anderson aurait du me prévenir.

SAINTON

Je connais bien Costa. Ce qu’il voulait, c’est que les musiciens le supplient de rester à son poste, qu’ils lui fassent la grande scène des remords, avec adjurations pathétiques, "Restez !, restez !"... Manque de chance, ils étaient ravis de son départ ! Ils ne lui ont rien demandé !

WAGNER

Effectivement il a du être vexé.

SAINTON

Horriblement. Il ne restait plus qu’à trouver un nouveau chef. Mais enfin, il était clair que ce remplaçant était par avance un ennemi personnel de Costa.

WAGNER, soupirant

Il fallait que ça tombe sur moi...

SAINTON, étourdiment

Oh, ce n’était pas vous...

WAGNER, surpris

Que voulez-vous dire par : " Ce n’était pas vous " ?

SAINTON, essayant de se rattraper

Comment ? Anderson ne vous avait pas dit ?

WAGNER, s’emportant un peu

Ne m’avait pas dit quoi ?

SAINTON

C’est-à-dire que... Enfin voilà : Quand Costa a renoncé à diriger, le choix s’est d’abord porté sur quelqu’un d’autre...

WAGNER, piqué

Un autre homme que moi ?

SAINTON

Un autre homme que vous.

WAGNER

Cela est impossible.

SAINTON

Pourtant, si.

WAGNER

Anderson, quand il est venu me voir à Zürich, m’avait formellement déclaré que j’étais le seul digne de diriger ces concerts ! « Ce sera vous ou personne ! » a-t’il dit !

SAINTON

Richard, ne le prenez pas mal... Anderson n’a rien négligé pour arracher votre accord.

WAGNER

Non, il a juste négligé de dire la vérité (Un temps). Pourquoi cet autre n’a-t-il pas accepté ?

SAINTON

Il avait d’autres engagements.

WAGNER

Donc, je joue les remplaçants. Et qui est cet autre ?

SAINTON

Je ne sais si je dois vous le dire...

WAGNER

Vous le devez absolument.

SAINTON

Au risque de gâcher cette belle soirée ?

WAGNER

Gâcher cette belle soirée ? (Un temps) Berlioz !

SAINTON

Lui-même...

Entre Berlioz

Scène 2 : SAINTON, WAGNER, BERLIOZ

BERLIOZ, va vers eux

Bonsoir Sainton, Bonsoir mon cher Wagner. Je vous prie d’excuser ce retard....

SAINTON, avec un rien de déférence

Bonsoir, cher maître. (À Wagner) Richard, voici l’homme qui fait de la musique pour cinq cents musiciens !

BERLIOZ

Pas toujours, mon cher, pas toujours. Parfois j’en fais aussi pour quatre cent cinquante.... Content de vous revoir, Sainton. Pas trop de nostalgie de Covent Garden ?

SAINTON

C’est du passé.....

BERLIOZ

Je n’en ai rien oublié, cependant... La cabale, le cadeau des musiciens... (À Wagner) Mon cher Wagner, comme nous nous retrouvons !

WAGNER

Bonsoir, cher maître.

BERLIOZ

Je vous en prie, ne dites pas « cher maître » entre nous. (Un temps) D’ailleurs vous non plus, Sainton. (À Wagner). Je ne vous avais pas vu depuis fort longtemps. Vous vous souvenez de ma tournée dans votre belle ville de Dresde, de Lipinsky, de Tischatschek, de la Schröder-Devrient ?

WAGNER

Mais mon cher Hector, nous nous sommes vus à Paris il y a deux ans, avec Liszt et ses enfants !

BERLIOZ

Oui, bien sûr, mes excuses, Richard. Où avais-je la tête ?

WAGNER

J’ai toujours pensé que cette soirée vous avait grandement ennuyé. Mais ce n’est pas votre faute. (À Sainton) Il a dû écouter la lecture de toute la scène de la Mort de Siegfried, au dernier acte du Crépuscule des Dieux.

BERLIOZ

En allemand !

WAGNER

En allemand. Croyez bien que je vous pardonne d’avoir oublié cette soirée. D’ailleurs le plus fort souvenir que je garde de ce séjour n’est pas non plus cette soirée, mais un concert du quatuor Morin-Chevillard où j’ai pu entendre les quatuors en mi bémol majeur et en ut dièse mineur de Beethoven.

BERLIOZ

Des œuvres de génie !

WAGNER

Encore si mal comprises en Allemagne !

BERLIOZ

Nul n’est prophète dans son pays, Richard (Un temps). Sinon, que ferions-nous à Londres, vous et moi ?

WAGNER

Nous n’y sommes pas pour la même raison. Moi, je suis expulsé d’Allemagne.

BERLIOZ

Parbleu oui, j’oubliais ! Cela dit, je me rappelle parfaitement de votre séjour. Le lendemain de votre lecture, vous avez déjeuné chez moi avec Liszt et nous avons chanté des extraits de Benvenuto Cellini.

SAINTON, malicieux, à Wagner

Ça, c’est vous qui l’aviez oublié....

BERLIOZ

Comment se porte Madame Wagner ?

WAGNER

Minna se porte bien, mais je m’inquiète pour quelques malaises du cœur qu’elle éprouve parfois... Et comment va Madame, euh... enfin...

BERLIOZ

Vous pouvez dire Madame, Richard... Je l’ai épousée en octobre dernier.

WAGNER

Ah ! Je l’ignorais. Liszt m’avait seulement parlé de la mort d’Harriet.

BERLIOZ

Il m’a envoyé à cette époque une lettre admirable, une lettre de consolation et d’apaisement, où l’on sentait l’homme, l’artiste et l’ami.

WAGNER

Voilà qui ne m’étonne pas de lui. Vous savez qu’une grande amitié nous unit. Nous nous écrivons de longues lettres.

BERLIOZ

Il a organisé toute une semaine Berlioz à Weimar, qui a vu le triomphe de Benvenuto Cellini.

WAGNER, plus haut

Il a dirigé Lohengrin au théâtre de Weimar.

BERLIOZ, même jeu

Il a été témoin à mon mariage.

WAGNER, même jeu

Il m’a procuré des papiers pour fuir en Suisse.

BERLIOZ, même jeu

Il a réduit au piano ma Symphonie Fantastique.

WAGNER, même jeu – il crie presque

Il m’a plus d’une fois témoigné sa grande générosité.

SAINTON

Messieurs ! (Ils se retournent vers lui, comme surpris). Eh bien.... Je vous laisse (Il sort).

 

Scène 3 : BERLIOZ, WAGNER

BERLIOZ

Pourquoi est-il sorti ?

WAGNER

Je ne sais pas. Peut-être pour s’occuper de la cuisine. Il a renvoyé les domestiques.

BERLIOZ

Sainton est un excellent camarade. Il y a sept ans, lors de ma première tournée à Londres, il était venu me manifester personnellement son soutien. Il était le premier musicien à se rallier à moi. C’est encore lui qui a magnifiquement tenu la partie de l’alto solo dans Harold et, dès que la place de Costa s’est retrouvé vacante, il a pensé à moi. De telles conduites sont rares dans notre monde musical.

WAGNER

Pourquoi ne l’avez-vous pas acceptée, cette place ?

BERLIOZ

Hélas, trois fois hélas! Quand Sainton m’a écrit, figurez-vous que j’étais par malheur déjà engagé à de très modestes conditions depuis quinze jours avec Wilde pour deux concerts de la New Philharmonic Society. J’ai écrit à Wilde pour obtenir de lui qu’il me rende ma liberté. Il n’y a pas consenti. Il faut alors que je m’exécute. C’est ainsi que la place vous est revenue, Richard. Pour un peu, vous pourriez me remercier.

WAGNER

Justement, j’y pensais. Au moins, avez-vous un bon orchestre ?

BERLIOZ

L’orchestre est bon, mais l’exécution à beaucoup souffert de l’absence des premiers sujets qui avaient été engagés ailleurs et s’étaient fait remplacer par des médiocrités.

WAGNER

C’est presque une tradition en Angleterre.

BERLIOZ

Néanmoins l’ensemble a été satisfaisant pour tout ce qui n’était pas de ma composition. Mozart et Beethoven n’ont rien eu à souffrir. En outre, mon morceau de la Fête chez les Capulets a été rendu avec une telle verve, une si incroyable inspiration qu’on l’a bissé au milieu de cris et d’applaudissements que je n’avais jamais vus à Paris.

WAGNER

Je sais tout cela mon cher Hector. J’y étais...

BERLIOZ

Vous y étiez ? Votre présence m’honore. Avez-vous partagé la fièvre du public ?

WAGNER

Ce concert restera gravé dans ma mémoire.

BERLIOZ

Croyez bien que je prenne à sa juste valeur le jugement d’un musicien de votre valeur, Richard. Il semble par contre qu’une fatalité m’empêche d’entendre rien de vos dernières compositions. Le jour où vous avez dirigé l’Ouverture de votre Tannhaüser à Hanover Square Rooms...

WAGNER

...À la demande expresse du Prince Albert !

BERLIOZ

Rien que çà ! Eh bien, mon cher Richard, ce jour-là , j’étais, à la même heure, forcé d’assister à une affreuse répétition des chœurs pour le concert d’hier soir.

WAGNER, finement

Nous manquons toujours cruellement de répétitions, pour arriver à un résultat acceptable...

BERLIOZ

Mais je vous promets, mon cher Richard d’aller assister à votre prochain concert.

WAGNER

La fatalité vous poursuivra. Je ne dirige aucune de mes œuvres. Vous pourrez entendre la 3ème Symphonie de Spohr et la Quatrième Symphonie de Beethoven.

BERLIOZ

Je joue de malchance.

WAGNER

Oh, vous êtes plus heureux que moi. Le public vous acclame, la critique est de votre coté....

BERLIOZ

Le public vous acclame aussi.

WAGNER

Oui, mais la critique...

BERLIOZ

Vous y êtes si sensible ?

WAGNER

J’aime faire plaisir à tout le monde, mais j’ai toujours éprouvé une répugnance à accorder une attention particulière à la critique. Avec le temps, j’en suis arrivé à une brusquerie presque systématique, qui me vaut la rancune la plus tenace des journalistes. Mais ici, il ne s’agit pas de cela. J’étais la victime de Davison, bien avant de donner mon premier concert.

BERLIOZ

Davison n’est pas un mauvais homme. Vous avez dû le mécontenter. Qu’avez-vous fait ?

WAGNER

Je ne sais pas.

BERLIOZ

Cherchez encore...

WAGNER

Il n’a certainement pas apprécié mon article sur les Juifs et La Musique

BERLIOZ

Je ne l’ai pas lu. Vous attaquiez les musiciens juifs dans ce texte ?

WAGNER

Mais il ne s’agit d’attaquer personne ! Chaque fois que nous donnons cours à notre aversion pour l’élément israélite, nous nous taxons nous-mêmes d’immoralité ! Nous sommes sensés traiter les Juifs avec sympathie ! J’estime qu’il est plus raisonnable d’examiner de sang-froid l’objet de cette fausse sympathie. Ainsi, nous pourrons nous expliquer cette aversion qui persiste, Hector, qui persiste malgré notre volonté de la cacher.

BERLIOZ

Pourquoi mêler la religion avec la musique ? Vous connaissez le livre de Guillaume de Lenz sur les trois styles de Beethoven ?

WAGNER

Oui, je l’ai lu.

BERLIOZ

Un livre plein d’intérêt, d’ailleurs. Enfin, je vous en parle parce que, comme vous, il mélange bizarrement religion et musique. Il va même jusqu’à prétendre que l’élément hébraïque qu’on connaît à la pensée de Mendelssohn empêchera sa musique de devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieu.

WAGNER

Guillaume de Lenz a pleinement raison.

BERLIOZ

Il a pleinement tort. Il y a du préjugé dans cette manière d’apprécier Mendelssohn. De Lenz eût-il écrit ces lignes s’il eût ignoré que l’auteur du Songe d’une nuit d’été descendait du célèbre israélite Moïse Mendelssohn ? J’ai peine à le croire. D’ailleurs quelle est la musique qui pourra jamais devenir l’acquisition du monde entier, sans distinction de temps ni de lieu ?

WAGNER

Beethoven, Mozart...

BERLIOZ

Certainement pas. Les œuvres de Glück, Haydn, Mozart, Beethoven, qui tous appartenaient à la religion catholique, c’est-à-dire universelle, n’y parviendront pas plus que les autres si admirablement belles, saines et puissantes qu’elles soient.

WAGNER

Hector, les Juifs n’ont pas de patrie.

BERLIOZ

Et alors ? Cela ne les empêche pas d’avoir une musique.

WAGNER

Si, justement. Les Juifs ne parlent les langues européennes modernes que comme des langues apprises et non comme une langue maternelle. Toute notre civilisation et tout notre art sont restés pour le Juif une langue étrangère.

BERLIOZ

Quel rapport y a-t-il avec la musique ?

WAGNER

Comment voulez-vous parler en poète ou créer des œuvres d’art dans une langue qui n’est pas la vôtre ? Vous ne pouvez que répéter ou imiter. Comme les Juifs possèdent la fortune ils peuvent acheter l’art. Mais, n’ayant rien à dire, le quoide l’art leur restera étranger. Seul le comment les attirera. Or, la faculté de parler pour ne rien dire, aucun art ne l’offre finalement avec une aussi belle générosité que la musique.

BERLIOZ

Donc, si je vous suis, ce pauvre Mendelssohn n’a rien à dire ?

WAGNER

Mendelssohn ? C’est un homme très doué, mais il ne parvient jamais à produire sur notre cœur aucune impression saisissante. Il ne sait créer aucune forme, et quand il s’adresse à l’oratorio, par exemple, il est si impuissant qu’il en est réduit à imiter Bach.

BERLIOZ

Le fait de parler pour ne rien dire se retrouve chez beaucoup de musiciens, mon cher Richard, qu’ils soient Juifs ou non. Quant à Mendelssohn, je le considère comme un maître. Et quand un maître a toujours et partout honoré et respecté l’art, il faut l’honorer et le respecter aussi.

WAGNER

Je ne vous savais pas partisan enthousiaste de Mendelssohn.

BERLIOZ, souriant

J’en parle d’autant plus librement que Mendelssohn n’a jamais fait grand cas de mes œuvres. Il prétendait que j’étais une vraie caricature, sans une étincelle de talent, et qu’il fallait se laver les mains après avoir lu mes partitions.

WAGNER

Voilà qui n’est pas charitable.

BERLIOZ

Eh bien ! Cela ne m’empêche pas de considérer la Nuit de Walpurgis et le Songe d’une nuit d’été comme des partitions d’un grand maître. De toute façon, vous êtes ici à Londres et pour beaucoup de gens, Mendelssohn est un Mozart et demi ! En plus, il est le compositeur préféré de la reine Victoria. Le peu de cas que vous en faites ne pourra que vous nuire auprès des critiques.

WAGNER

Donc, pas un mot désobligeant sur Mendelssohn à Londres.

BERLIOZ

Le public ne vous le pardonnerait pas.

WAGNER

Le public anglais est antimusical et les compositeurs ne songent qu’à faire de l’argent en flattant la mode.

BERLIOZ

Même en flattant la mode ils en gagnent fort peu. Londres paie fort mal.

WAGNER

Oui fort mal. Mais c’est presque la richesse, quand je repense à mes années de grande misère à Paris.

BERLIOZ

Tout est difficile à Paris. Mais vous exhumez de vieilles histoires. C’était vers 1840, il me semble...

WAGNER

Précisément. À cette époque, j’ai connu la honte de vendre mes meubles, de marcher avec des souliers troués, de devoir accepter des tâches humiliantes : écrire une méthode pour cor à pistons, réduire pour le piano la partition de la Favorite ...

BERLIOZ

Les créanciers ne sont guère sensibles à l’éclosion de l’art.

WAGNER

Ils m’ont poursuivi toute ma vie. (Un temps) Encore aujourd’hui, je m’attends chaque jour à recevoir la facture d’allaitement de ma nourrice... À Paris ce fut pire que tout..

BERLIOZ

Pire que tout ?

WAGNER

Quelques semaines de prison pour dettes. Eh oui, mon cher Hector, vous allez dîner avec un ancien prisonnier. Mais voyez-vous, quoique pauvre j’étais peut-être plus heureux qu’aujourd’hui à Londres. J’étais ivre de jeunesse et d’ambitions et quand j’ai quitté Paris, j’ai béni les souffrances que j’y avais enduré car elles avaient été fructueuses.

BERLIOZ

Fructueuses ?

WAGNER

Oui. J’avais écrit le Vaisseau Fantôme. L’Opéra de Paris m’avait même acheté le livret.

BERLIOZ

Mais il ne vous a pas confié la musique.

WAGNER

Je vois que vous connaissez la maison...

BERLIOZ

Hélas...

WAGNER

Je vous laisse deviner quelle fut mon amertume.

BERLIOZ

Richard, ne parlons pas de l’Opéra de Paris, cela m’irrite. À l’époque du Vaisseau, vous étiez un compositeur étranger, personne ne vous connaissait... Mais moi, qui suis un compositeur français connu, lauréat du prix de Rome, croyez-vous que je remporte plus de succès à forcer les portes de l’Opéra ?

WAGNER

Je sais, Hector, je sais... Nous restons subordonnés à la corruption de la musique organisée par les directeurs de théâtre.

BERLIOZ, furieux

Les directeurs de théâtre !... Vous les connaissez, ces drôles. Ils aiment avant tout les choses qui leur valent promptement de bonnes paroles, des regards satisfaits de leurs administrés ; les choses que chacun sait sans les avoir apprises, qui ne blessent aucun amour-propre, en ne dévoilant aucune incapacité ; les choses surtout qui ne demandent pas trop de temps pour les mettre en œuvre. Ils chérissent les compositions qui ne résistent pas, les compositions bonnes filles, et même un peu filles.

WAGNER

Carrément filles, voulez-vous dire.

BERLIOZ

Le Vaisseau Fantôme et Tannhaüser ne sont pas filles ?

WAGNER

Senta ? Elisabeth ? Elles sont tout le contraire. Exigeantes et vertueuses.

BERLIOZ

Aucune chance à Paris dans ce cas.

WAGNER

Où faites-vous représenter vos ouvrages ?

BERLIOZ

Le Te Deum a été exécuté à Saint-Eustache, et l’Enfance du Christ à la salle Herz.

WAGNER

Je n’ai jamais entendu ces œuvres.

BERLIOZ

Peut-être ne les entendrez-vous jamais. L’hostilité des milieux parisiens est si grande, l’indifférence de l’Empereur pour la musique si évidente et les chances d’une bonne exécution si minces, que je n’espère que donner quelques extraits, et encore Dieu sait dans quelle ville, dans quel pays et à quel moment.

WAGNER

C’est terrible. Nous sommes condamnés à ne jamais voir nos œuvres. J’ai achevé l’esquisse de mon dernier opéra, La Walkyrie, à la fin de l’année dernière, alors que je n’ai jamais entendu Lohengrin, que j’ai écrit en 1846.

BERLIOZ

En 1846 ! Presque dix ans !

WAGNER

En tout cas, si je meurs sans avoir fait exécuter mes œuvres, je les léguerai à Liszt. Et si Liszt meurt sans avoir pu les faire donner d’une manière digne d’elles, qu’il les brûle. Telle est la décision que j’ai prise.

BERLIOZ

C’est une idée... Je devrais peut-être remettre à Liszt la partition de mon prochain opéra, si jamais je l’écris.

WAGNER

Vous avez un opéra en projet ?

BERLIOZ

Je songe à mettre en musique les troisième et quatrième livres de l’Eneïde de Virgile. Mais je sais trop quels chagrins une pareille entreprise me causerait nécessairement pour que j’en vienne jamais à la tenter.

WAGNER

Il faut tenter Hector. Notre œuvre nous survit toujours. Et au diable le public, les directeurs de théâtre...

BERLIOZ

Les Osrick, les Guildenstern, les Rosencranz...

WAGNER

Et les critiques...

BERLIOZ

Vous avez la dent dure avec les critiques ! Songez-vous bien que c’est également mon métier ? (Entre Sainton portant plusieurs journaux). Tiens, quand on parle de critique ! Vous voilà justement avec les journaux !

 

Scène 4 : Les mêmes, SAINTON

SAINTON

Messieurs, la presse ! La presse que vous aimez tant, qui vous le rend si bien, qui vous acclame, vous honore, vous déchire et finalement vous nourrit.

WAGNER

Elle nourrit davantage Hector que moi. Quels journaux nous ramenez-vous ?

SAINT

Le Morning Herald, le Morning Post, le Times.

BERLIOZ, raflant les journaux sous le nez de Wagner, et saisissant le Morning Herald

Voyons cela... La guerre.... La guerre..... Ah... Concert of Mr Berlioz ... Oui... Oui. Que veut dire encored ?

SAINTON

Encored, ça veut dire bissé.

BERLIOZ

Bissé, très bien (donnant le journal à Wagner). Prenez, mon cher Richard. Vous verrez qu’on m’aime assez ici... (saisissant le Morning Post). La guerre... La guerre... La guerre et encore la guerre.... Ah tout de même... Hector Berlioz in Exeter Hall... Oui... Oui... Prosper, que veut dire lacking in precision ?

SAINTON

Ça veut dire : Manque de précision.

BERLIOZ

Manque de précision ?

SAINTON

Oui.

BERLIOZ

Vous êtes sûr ?

SAINTON

Certain.

BERLIOZ, jetant le journal sur la table, du côté opposé à Wagner

Ces journalistes, quels gredins !

WAGNER

Vous ne me le donnez pas, ce journal ?

BERLIOZ

Prenez-le si vous voulez. Je préfère me consacrer au Times. Qu’a pu bien écrire Davison ?

WAGNER

Votre ami Davison.

BERLIOZ

James Davison est un critique impartial (mouvement de Wagner), intelligent et sincère... Voyons... La guerre... La guerre... Encore la guerre... Ce n’est pas possible, on ne parle que de la guerre... À moins que... Prosper ?

SAINTON

Oui ?

BERLIOZ

War, ça veut bien dire...

SAINTON

Guerre, oui.

BERLIOZ

Eh bien, on ne parle en aucun endroit de mon concert à Exeter Hall.

WAGNER

Ça, c’est la plus mauvaise des critiques.

SAINTON

Mais c’est la guerre, mon cher Hector. Nous sommes en plein dans le bourbier de Sébastopol. L’Angleterre et la France sont dans une fichue situation, alors votre concert...

BERLIOZ

Sans doute, mais dans ce monde c’est toujours la guerre quelque part. De là à oublier tout le reste...

SAINTON

C’est que la situation est préoccupante.... Napoléon et l’impératrice Eugénie se sont même déplacés pour voir Victoria et le Prince Albert.

BERLIOZ

Le neveu du vainqueur d’Austerlitz dans les terres de Wellington !

SAINTON

Incroyable, n’est ce pas ? Le neveu de Boney à Trafalgar Square...

BERLIOZ

Boney ?

SAINTON

C’était son surnom, ici…

BERLIOZ

Voilà qui est ridicule ! Enfin, Prosper, dites-moi : Vous qui êtes un grand voyageur, qui lisez les journaux, même quand ils méprisent l’art, dites-moi : Quelle folie nous a pris de déclarer la guerre à la Russie ?

WAGNER

Les Français revanchards voulaient peut-être se venger de la campagne de 1812...

SAINTON

Mais non, voyons.... cette guerre était inévitable.

BERLIOZ

Aucune guerre n’est inévitable.

SAINTON

Cette guerre-là, tout le monde la voyait venir. La Turquie est en pleine décomposition ! La Russie ne pouvait qu’en profiter pour s’assurer un protectorat sur les Balkans et, surtout, ce fameux débouché sur la Méditerranée.

BERLIOZ

Si le tzar veut un petit port en Méditerranée, je ne m’y oppose pas. Mais ne peut-on pas laisser les Russes étriper les Turcs et les Turcs étriper les Russes sans se mêler de rien ?

SAINTON

Hector, vous êtes tellement artiste que vous ignorez tout de la grande politique.

BERLIOZ

Les politiques qui ignorent tout de l’art me posent bien plus de problèmes. Au reste, vous êtes également un artiste mon cher.

SAINTON

Oh ! Bien moins absolu que vous, Hector. Mais aujourd’hui... Tout le monde se mêle de tout : À Londres, le gouvernement protège les intérêts des Turcs et fait la guerre à la Russie.

BERLIOZ

Les Français pouvaient bien rester chez eux.

SAINTON

C’est difficile. D’une part, la France est la protectrice des chrétiens d’Orient. D’autre part Nicolas 1er, tzar de toutes les Russies, ne supporte que les gouvernement légitimes. Alors évidemment, le plébiscite de Louis-Napoléon, il n’a pas trop aimé....

BERLIOZ

Et nous voilà plongés dans une guerre horrible ! Encore du sang, des larmes... J’en suis malade. Il y a eu 1830, les journées de 1848, le coup d’état de décembre 1851. Je pensais que c’était fini. Mais voilà qu’il nous prend la fantaisie de défendre les chrétiens d’Orient !

SAINTON

Enfin on essaie... Si j’en crois les journaux, l’armée est complètement désorganisée.

BERLIOZ

Complètement. Sur place, la situation est tragique.

WAGNER

Vous y êtes allé ?

BERLIOZ

Non, évidemment. Mais mon fils y était.

SAINTON

Parbleu c’est vrai, Hector, que votre fils est marin. Il sert dans la marine impériale ?

BERLIOZ

Eh non, pour son malheur ! Il appartient à la marine marchande. Il s’est engagé comme aspirant volontaire à bord du Fleurus et il a vu la prise de Bomarsund, la déroute complète de l’armée anglaise. Il me racontait avec horreur la charge de la brigade légère à la Balaklava qui aurait été un désastre si l’armée française n’était venu secourir les Anglais.

SAINTON

Ce n’est pas comme cela que l’on a raconté la chose, ici.

BERLIOZ

Parbleu, à Londres, on met tout sur le dos des Français ! En tout cas Louis essaie d’entrer dans la marine impériale, mais sans redevenir simple matelot. J’agite les ministères, j’écris à l’Empereur, mais en vain...

SAINTON, à Wagner

Et les Allemands, que faites-vous ? Vous observez, vous comptez les points ?

WAGNER

Comment cela, les Allemands ? Demandez-leur. Je suis un exilé, moi. Cela fait sept ans que je n’ai pas vu l’Allemagne.

SAINTON

Excusez-moi, Richard, j’oubliais...

WAGNER

De toute façon, l’Allemagne a assez de mal à devenir l’Allemagne pour s’occuper des Russes et des Turcs. En plus, l’opinion est partagée : les petits états allemands préfèrent rester neutres car ils se méfient de la France. Quant au prince de Prusse, il penche du coté de l’Occident, forcément. Il n’a pas apprécié l’affaire d’Olmütz.

BERLIOZ

L’affaire d’Olmütz ?

SAINTON

Vous ne lisez pas les journaux ? Olmütz est une petite ville où a été signé entre la Prusse et l’Autriche, et avec l’aide des diplomates russes, un accord qui reste pour les Prussiens un cauchemar, une humiliation. Avez-vous entendu parler du Schleswig-Holstein, mon cher Hector ?

BERLIOZ

Oui, les journaux en parlent souvent. Je vous avoue ne rien y comprendre.

SAINTON

Le Schleswig-Holstein, ce n’est pas très grand, mais c’est toujours sur les petits terrains que naissent les grandes guerres. Ce sont deux petits duchés que la Prusse et le Danemark se disputent depuis des années. Tous ceux qui redoutent la constitution d’un empire allemand commandé par la Prusse prennent position pour la restitution des duchés au Danemark.

WAGNER

Uniquement pour le plaisir de s’opposer à la grande Allemagne. Évidemment ce sont les Anglais qui ont tout manipulé avec le protocole de Londres, qui défend le maintien de l’État danois.

BERLIOZ

Les Anglais se mêlent toujours de ce qui ne les regarde pas. Qui l’a signé, ce fameux protocole ?

WAGNER

Le Danemark, bien sûr, la Grande-Bretagne, la France....

SAINTON

...La Russie, la Suède.

WAGNER

Et les Autrichiens, mon cher Hector, qui sont les ennemis enragés de la Prusse y ont adhéré eux aussi. Ainsi ils se sont concilié les bonnes grâces des Russes. À Olmütz, on s’est entendu pour que la question des duchés soit réglée par tout le monde, c’est à dire la Prusse, mais aussi l’Autriche et la Russie. Cet accord est vécu par la Prusse comme une humiliation et une honte à cause de la perte des duchés, qui signifie la perte de l’unité allemande.

BERLIOZ

Le tableau est complet.

WAGNER

Non, pas encore. Vous oubliez les libéraux. Ils sont pour la guerre, mais c’est uniquement pour ébranler les gouvernements légitimes qui les ont écrasés en 1849. Je sais bien de quoi je parle, moi qui suis toujours en exil.

BERLIOZ

C’est vrai, Richard, que vous êtes chassé d’Allemagne...

WAGNER

Je serai bientôt le seul allemand à n’avoir jamais entendu Lohengrin.

BERLIOZ

Vous ne pouviez donc vous contenter de faire de la musique ?

WAGNER

Mais c’est de votre faute ! C’est la France qui a enflammé l’Allemagne avec les journées de février 48. Vous étiez à Paris à cette époque ?

BERLIOZ

Non, j’étais à Londres. Quand je suis revenu en France en juillet, Paris était un champ de bataille. Ensuite c’est l’Allemagne qui s’est enflammée, c’est vrai...

WAGNER

Pour moi, c’était un grand rêve, cette révolution ...

BERLIOZ

Vous y avez cru ?

WAGNER

Oui, de toute mon âme. Je me souviens des grandes réunions des états du Sud à l’église Saint-Paul de Francfort... Je croyais, comme tout le monde, à une grande réforme libérale. Une Assemblée Nationale avait été constituée, mais à l’été, les choses sont devenues terribles, quand l’Assemblée a accepté l’armistice avec le Danemark.  Nous avons cru à une trahison. Une émeute de tout le peuple a éclaté à Francfort et deux députés ont été lynchés.

BERLIOZ

Ces révolutionnaires sont une infâme racaille humaine ! Plus stupide et cent fois plus féroce dans ses soubresauts et ses grimaces révolutionnaires que les babouins et les orangs-outangs de Bornéo !

WAGNER

Vous plaisantez. Il s’agissait pour la plupart de généreux idéalistes comme on en trouve dans tout le sud-ouest de l’Allemagne.

BERLIOZ

Généreux idéalistes qui tuent et massacrent ! Cette stupide révolution n’a servi à rien...

WAGNER

Si, bien sûr. Les trônes ont bougé.

BERLIOZ

Bougé, bougé... Vacillé tout au plus. Combien reste-t-il de dynasties régnantes en Allemagne ?

WAGNER

Cinquante-cinq.

BERLIOZ

Cinquante-cinq ! Rien que çà ! Et vous avez cru pouvoir faire sauter cinquante-cinq dynasties ?

WAGNER

Nous sommes des millions à l’avoir cru.

BERLIOZ

Vous ne doutez de rien.

WAGNER

Au début, je n’y croyais pas. Quand j’ai appris que Louis-Philippe avait pris la fuite et que la République avait été proclamée à Paris, j’étais très étonné, mais je ne pensais pas que cela avait de l’importance. Mais petit à petit, les idées françaises ont passé la frontière.

BERLIOZ

Un beau cadeau que nous vous avons fait ! Vous êtes vraiment nos obligés !

WAGNER

Décidément, vous n’aimez pas la République, Hector.

SAINTON

Dites plutôt qu’il n’y comprend rien (mouvement de Berlioz).

WAGNER

Je n’y comprenais pas grand-chose peut-être moi non plus mais je sentais que les choses devaient bouger. Aussi, j’ai rejoint l’Union des Patriotes, et peu après, je faisais une lecture publique d’un appel en faveur de la monarchie républicaine. Du jour au lendemain, j’étais connu de tous comme un révolutionnaire et j’avais tous les fonctionnaires de la cour contre moi.

BERLIOZ

Qu’avaient-ils contre vous ?

WAGNER

Pour moi, ils n’étaient en fait que des flagorneurs de la cour et je leur avais fait savoir en termes clairs.

BERLIOZ

Vous êtes aussi doué pour vous faire des amis à Dresde qu’à Londres.

WAGNER, regardant Berlioz dans les yeux

Et même à Paris, Hector... Il est bien difficile de se faire de vrais amis. Enfin, les choses ont semblé s’arrêter là. Les vacances sont arrivées et je suis rentré à Dresde. Mais la Révolution ne m’a pas quitté : Juste après l’exécution de la 9ème symphonie de Beethoven pour le dimanche des Rameaux, j’ai reçu la visite de Bakounine.

SAINTON

Bakounine ?

WAGNER

Lui-même, Michel Bakounine, recherché par la police autrichienne et qui se faisait appeler le docteur Schwarz. Il déclara, après le concert, que le jour où le monde viendrait à s’embraser, il faudrait nous unir pour conserver au moins la Neuvième de Beethoven.

BERLIOZ

Il a dit cela ?

WAGNER

Ce sont ses propres termes.

BERLIOZ

Je retire tout ce que j’ai dit sur les socialistes. Nous porterons un toast à Bakounine.

WAGNER

Quelle personnalité singulière ! ! Il avait dans les trente ans et tout en lui était colossal, massif. Il préférait les natures énergiques aux hommes doués intellectuellement. Pour lui, après avoir lu Rousseau et Hegel, il ne voyait de salut que dans la destruction de toute notre civilisation.

SAINTON

Richard, vous avez eu des drôles de fréquentations.

WAGNER

Avec lui, on passait de l’effroi involontaire à l’irrésistible attrait. Il avait l’art de jeter dans le désarroi ses interlocuteurs en déclarant que ce ne sont pas les soi-disant tyrans qui sont à redouter, mais les philistins satisfaits.

BERLIOZ

Les philistins satisfaits, mais bien sûr ! Deuxième toast pour Bakounine.

WAGNER

Hector, je ne vous savais pas adepte du socialisme.

BERLIOZ

Je lutte pour Beethoven, et contre les philistins, voilà tout. Il croyait en Dieu, votre Bakounine ?

WAGNER

À sa manière. Quand il a su que j’avais fait le plan d’une tragédie intitulée Jésus de Nazareth, il m’a souhaité bonne chance, mais il a insisté pour que Jésus soit un caractère faible. Pour la musique, il m’a conseillé de composer un texte unique. Le ténor chanterait “Coupez-lui la tête !”, la soprano “Pendez-le !” et la basse continue “Brûlez-le, brûlez-le! !”

BERLIOZ, à Sainton

C’est tout à fait charmant. Les Allemands modernes, ceux qui aiment la musique sans mélodie, goûteront fort cette œuvre.

WAGNER, souriant

J’avais plutôt pensé que cet opéra fournirait une magnifique suite à votre Enfance du Christ.

BERLIOZ, piqué

Vous l’avez entendu ?

WAGNER

Non, pas encore.

BERLIOZ

Je vous inviterai au prochain concert où elle sera donnée, avec un billet pour deux personnes.

WAGNER

Pour deux personnes ?

BERLIOZ

Oui, vous inviterez Bakounine. Ensuite vous jugerez de la suite à donner à mon oratorio. Puisque la France protège les Chrétiens d’Orient, elle saura tenir compte de la délicatesse de leurs goûts musicaux.

SAINTON

Chers amis, laissons Bakounine où il est...

BERLIOZ

Justement où est-il ?

WAGNER

Je l’ignore. Il a quitté Dresde, y est revenu... Depuis, je n’ai aucune nouvelle.

SAINTON

Votre amitié pour lui n’a pas dû arranger votre situation...

WAGNER

Elle était de toute façon si mauvaise... Après que le théâtre a refusé de monter Lohengrin je m’acquittais de ma tâche de Kapellmeister comme un automate, en fournissant l’effort minimum. Je me suis jeté dans la révolution, aussi parce que je n’avais rien à faire d’autre.

BERLIOZ

C’est souvent le cas des plus grands révolutionnaires… Vous avez espoir de retourner en Allemagne ?

WAGNER

J’attends. J’ai pensé très fort à mon pays quand la reine Victoria m’a officiellement reçu. Elle voulait entendre un morceau de ma composition et je lui ai fait entendre l’ouverture de Tannhaüser. Elle s’est ensuite montrée si cordialement aimable dans une conversation privée que nous avons eue que j’en ai été sincèrement touché. C’est la première personne qui ait osé se prononcer franchement, ouvertement pour moi. Un beau camouflet pour l’Allemagne !

SAINTON

Victoria s’est juste servi de vous pour montrer que l’Angleterre ne prend pas l’Allemagne au sérieux.

BERLIOZ

Comment prendre au sérieux des révolutionnaires qui tuent pour mettre sur pied une odieuse République ?

WAGNER

Pourquoi détestez-vous si fort la République ?

BERLIOZ

Elle ne créée que souffrances et douleurs. Moi je suis tout à fait impérialiste. Je n’oublierai jamais que notre empereur nous a délivré de la sale et stupide République. Tous les hommes civilisés doivent s’en souvenir.

WAGNER

Je crois en effet qu’ils s’en souviendront.

BERLIOZ

Vous vous souvenez du coup d’État de décembre 1851 ?

WAGNER

Hélas !

BERLIOZ

Pourquoi hélas ? J’ai crié de joie et d’admiration ce jour-là à la lecture des ordonnances de notre admirable Président.

WAGNER

Admirable Président ! Au moins s’intéresse-t-il à la musique ?

BERLIOZ

Hélas non ! Il a le malheur d’être un barbare en fait d’art ; mais quoi ! C’est un barbare sauveur, – et Néron était un artiste – il y a des esprits de toutes les couleurs. Enfin, grâce à ces ordonnances, il a non seulement anéanti ces misérables ambitieux qu’on appelait représentants, mais il les a rendus ridicules. Tout est fini pour eux, fini pour les rouges et le choléra républicain...

WAGNER

Hector, vous n’avez jamais rêvé d’un monde différent, où l’art serait la seule œuvre, où les privilèges seraient effacés ?

BERLIOZ

Si, quand j’étais jeune et naïf lauréat du Prix deRome. J’allais aux réunions des Saint-Simoniens.

WAGNER

Et que disait-il, votre Saint-Simon ?

BERLIOZ

Plus rien, car à cette époque il était déjà mort.

WAGNER

Hector, laissez-là votre piquant esprit français. Quelles étaient ses idées ?

BERLIOZ

Attendez, je vous ai dit qu’il était mort (mouvement de Wagner) parce que sa mort mérite qu’on s’y arrête. En 1823, fatigué de lutter et de souffrir, Saint-Simon tenta de s’arracher la vie. Il se tira un coup de pistolet, qui, heureusement ne lui causa qu’une blessure à l’os du front. Il vit dans l’insuccès de sa tentative une preuve que son rôle n’était pas fini et il composa son Nouveau Christianisme.

WAGNER

Et que dit-il, ce nouveau Christianisme ?

BERLIOZ

Vous savez, Richard, je n’ai jamais été un grand Saint-Simonien. Enfin, sans entrer dans les détails, il pensait améliorer par la science le sort de l’humanité.

WAGNER

Par la science ? Profonde erreur. La science n’est qu’une preuve de l’impuissance de l’homme face à la nature. La nature, elle sait parfaitement ce qu’elle fait sans s’encombrer d’aucune science. Ce n’est pas la science qui améliorera le sort de l’humanité, c’est l’art.

BERLIOZ

Voilà une idée attachante. Mais, pour Saint-Simon, l’humanité c’était la classe la plus nombreuse et la plus pauvre qu’il fallait enrichir sur le plan moral, physique et intellectuel. Il fallait réorganiser la société en prenant le travail pour base de toute hiérarchie.

WAGNER

Le travail... Il croyait à l’industrie, cet homme ?

BERLIOZ

Il ne croyait qu’en l’industrie. Il a même écrit un catéchisme des industriels.

WAGNER

L’industrie.... mais c’est elle qui a corrompu l’art en le transformant en métier.

BERLIOZ

Mais l’art est un métier ! Saint-Simon pensait que l’oisiveté est le seul fléau et que seuls les producteurs avaient leur place dans la société nouvelle.

WAGNER

Les producteurs... Mais que faisait-il des artistes ?

BERLIOZ

Les artistes pour lui étaient également des producteurs. Des producteurs d’un niveau supérieur, tout comme les savants et les industriels. Mais ils ne devaient pas obtenir un traitement de faveur. Pour Saint-Simon, toutes les ressources devaient être généralisées.

WAGNER

Et vous vous êtes rangé à ces idées ?

BERLIOZ

Oui, un temps quand j’étais jeune. Maintenant je ne crois plus à grand-chose. Surtout pas à la république.

WAGNER

Et vous n’avez jamais été inquiété, pour votre ralliement à Saint-Simon ?

BERLIOZ

Si, justement. Mais pas à Paris, à Rome. J’ai failli avoir les plus gros ennuis avec Metternich.

SAINTON

Metternich ?

BERLIOZ

Lui-même. Un ami m’a fait récemment porter une copied’une lettre secrète adressée par Metternich à l’ambassadeur autrichien à Rome. J’avais écrit, justement de Rome où je me trouvais à l’époque, une lettre enthousiasme à Duveyrier, un des grands Saint-Simoniens de Paris à l’époque. Mais la censure autrichienne avait lu ma lettre.

WAGNER

Metternich s’est inquiété de votre lettre ?

BERLIOZ

Je le crois bien. Tellement inquiété qu’il priaitl’ambassadeur d’avertir le gouvernement pontifical de mes fâcheuses opinions et de prévenir les jeunes artistes de mon contact dangereux. Le plus plaisant c’est qu’il enjoignait l’ambassadeur à me refuser tout visa, si par extraordinaire, j’envisageais de me rendre en Autriche.

WAGNER

Voilà qui a du vous inquiéter.

BERLIOZ

Tout au contraire, cela m’a beaucoup fait rire.

WAGNER

Que pouvait donc-t-il craindre des Saint-Simoniens ?

BERLIOZ

Je l’ignore. Peut-être avait-il peur de l’Europe ?

WAGNER

De l’Europe ?

BERLIOZ

Oui, Saint-Simon voulait réorganiser la société européenne, et rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique, tout en conservant à chacun son indépendance nationale.

WAGNER, lentement

Rassembler les peuples de l’Europe en un seul corps politique en conservant à chacun son indépendance nationale ?

BERLIOZ

Précisément. Cela n’a pas dû être du goût de Metternich : Mêler les fils de Napoléon avec les Autrichiens...

WAGNER

Une Europe unie, unifiée... Quand je pense à toutes les difficultés que nous avons à faire l’Allemagne...

BERLIOZ, débonnaire

Enfin, ça ne coûte rien d’essayer. J’ai chez moi un exemplaire du livre de Saint-Simon. Je me ferai un plaisir de vous l’offrir...

WAGNER

Volontiers. Mais je demeure sceptique. L’unification de 1848 a été un échec. La seule chose qui ait finalement eu du succès, c’est l’Union Douanière.

BERLIOZ

L’Union Douanière ?

WAGNER

Oui. La Prusse avait essayé de régner sur l’économie de l’Allemagne, en créant une union douanière, qui assurait le libre trafic des marchandises entre les principautés.

BERLIOZ

Le succès a couronné l’opération ?

WAGNER

Oui, mais lentement. L’Autriche, qui avait été écartée du système, a cherché à le faire éclater.

BERLIOZ

De toute manière, vous ne vous entendrez jamais avec les Autrichiens.

WAGNER

Mais nous n’avons pas besoin des Autrichiens ! Le système fonctionne sans eux. Presque tout le monde se rallie. Évidemment, il nous manque toujours les deux duchés.

SAINTON

Le Schleswig et le Holstein.

WAGNER

Tout juste, Prosper . En tout cas vous pourrez dire à votre Saint-Simon...

BERLIOZ

Je vous ai dit qu’il était mort.

WAGNER, tourné vers le public

Eh bien vous le direz à ses descendants. Y-a-t’il des descendants de cet homme qui cherchent à faire une Europe politique ?

BERLIOZ, également tourné vers le public

Il y en a certainement.

WAGNER, alors que la scène est progressivement plongée dans le bleu européen

Eh bien, vous leur direz ceci : Notre époque est tombée sous l’emprise de l’industrie et des marchands. Tant qu’il s’agira d’échanger des légumes et des vaches, nous pourrons ouvrir les frontières et les douanes et peut-être qu’un jour, l’Europe douanière existera comme l’union douanière allemande existe aujourd’hui. Mais de là à avoir une communauté européenne unie, marchant d’un même pas dans une même politique, mon cher Hector, mon cher Prosper et vous les descendants des Saint-Simoniens, il faudra beaucoup plus de temps... Oui, beaucoup plus de temps...

La scène est bleue

Rideau

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