Par
HECTOR BERLIOZ
On s’occupe beaucoup des Chinois, depuis quelque temps, et c’est toujours d’une façon peu flatteuse pour eux. Nous ne nous contentons pas de les battre, de tout bousculer dans leurs boutiques, de mettre en fuite leur empereur, de prendre le palais de sa céleste Majesté, de nous partager ses lingots, ses diamants, ses pierreries, ses soieries, il faut encore que nous nous moquions de ce grand peuple, que nous l’appelions peuple de vieillards, de maniaques, peuple de fous et d’imbéciles, peuple amoureux de l’absurde, de l’horrible, du grotesque. Nous rions de ses croyances, de ses mœurs, de ses arts, de sa science, de ses usages familiers même, sous prétexte qu’il mange son riz grain à grain avec des bâtonnets, et qu’il lui faut presque autant de temps pour apprendre à se servir de ces ridicules ustensiles que pour apprendre à écrire (chose qu’il ne sait jamais complétement), comme si, disons-nous, il n’était pas plus simple de manger du riz avec une cuiller. Et de ses armes, et de ses armées, et de ses étendards à dragons peints, pour effrayer l’ennemi, et de ses vieux fusils à mèche, et de ses canons dont les boulets vont dans la lune, nous en moquons-nous ! et de ses instruments de musique, et de ses femmes aux pieds contrefaits, et de tout enfin ! Pourtant il a du bon, le peuple chinois, beaucoup de bon, et ce n’est pas tout à fait sans raison qu’il nous appelle, nous autres Européens, les diables rouges, les barbares. Par exemple : soixante mille Chinois sont mis en déroute complète par quatre ou cinq mille Anglo-Français, c’est vrai ; mais leur général en chef, voyant la bataille perdue, se scie le cou avec son sabre, très-bien, lui-même, sans recourir pour cela à son domestique, comme faisaient les Romains, et il n’est content que quand sa tête est à bas. C’est courageux cela ; essayez donc d’en faire autant.
Il écrase les pieds de ses femmes de façon à les empêcher de marcher, mais de façon aussi à les empêcher bien plus encore d’aller au bal, de danser la polka, de valser, de rester, par conséquent, des nuits entières aux bras de jeunes hommes qui leur serrent la taille, respirent leur haleine, leur parlent à l’oreille, sous les yeux des pères, des mères, des maris et des amants.
Il a une musique que nous trouvons abominable, atroce, il chante comme les chiens bâillent, comme les chats vomissent quand ils ont avalé une arête ; les instruments dont il se sert pour accompagner les voix nous semblent de véritables instruments de torture. Mais il respecte au moins sa musique, telle quelle, il protége les œuvres remarquables que le génie chinois a produites ; tandis que nous n’avons pas plus de protection pour nos chefs-d’œuvre que d’horreur pour les monstruosités, et que chez nous le beau et l’horrible sont également abandonnés à l’indifférence publique.
Chez eux, tout est réglé suivant un code immuable, jusqu’à l’instrumentation des opéras. La grandeur des tam-tams et des gongs est déterminée d’après le sujet du drame et le style musical qu’il comporte. Il n’est pas permis d’employer pour un opéra-comique des tam-tams aussi grands que pour un opéra sérieux. Chez nous, au contraire, pour le moindre opuscule lyrique maintenant, on emploie des grosses caisses aussi vastes que les grosses caisses du grand Opéra. Il n’en était pas ainsi il y a vingt-cinq ans, et c’est encore une preuve des avantages de l’immutabilité du code musical chinois.
Malgré les désastreux résultats de nos mœurs changeantes et déréglées, nous l’emportons néanmoins en musique, sous certains rapports, sur les habitants du Céleste-Empire. Ainsi, de l’aveu même des mandarins directeurs de la mélodie, les chanteurs et chanteuses de la Chine chantent souvent faux, ce qui prouve à quel point ils sont inférieurs aux nôtres, qui chantent si souvent juste. Mais les chanteurs chinois savent presque tous leur langue ; ils n’en violent pas l’accentuation, ils en observent la prosodie. Il en était aussi de même chez nous, il y a vingt-cinq ans ; aujourd’hui, par suite de notre manie de tout bouleverser selon le caprice de chacun, il semble que la plupart des chanteurs d’Europe chantent du chinois.
Ce que l’on doit trouver maintenant beau et digne d’admiration, ce sont les règlements et les lois en vigueur dans l’Empire-Céleste depuis un temps immémorial pour protéger les chefs-d’œuvre des compositeurs. Il n’est pas permis de les défigurer, de les interpréter d’une façon infidèle, d’en altérer le texte, le sentiment ou l’esprit. Ces lois ne sont pas préventives, on n’empêche personne d’essayer l’exécution d’un ouvrage consacré, mais l’individu convaincu de l’avoir dénaturé est puni d’une façon d’autant plus sévère que l’auteur est plus illustre et plus admiré. Ainsi les peines encourues par les profanateurs des œuvres de Confucius paraîtront cruelles à nous autres barbares habitués à tout outrager impunément. Ce Confucius est appelé par les Chinois Koang-fu-tsée ; c’est encore une jolie habitude que nous avons d’arranger les noms propres, comme on arrange les ouvrages que l’on traduit d’une langue dans une autre, ou que l’on transporte seulement d’une scène sur une autre scène. Nous ne pouvons conserver intégralement, ni le nom des grands hommes, ni celui des grandes villes des peuples étrangers. En France, nous appelons Ratisbonne la ville d’Allemagne que les Allemands nomment Regensburg, et les Italiens nomment Parigi la ville de Paris. Cette syllabe ajoutée, gi (prononcez dgi), leur plaît infiniment, et leur oreille serait choquée s’ils disaient, comme les Français, Paris tout court. Il n’est donc pas surprenant que nous disions en France Confucius pour Koang-fu-tsée, d’abord parce que la désinence latine en us est fort en honneur dans la langue philosophique ; ensuite parce que nous avons pour principe de ne pas nous gêner quand il s’agit d’un nom difficile à prononcer. De là cette précaution tant admirée d’un artiste d’origine allemande, qui, dans la crainte de voir substituer à son nom tudesque un autre nom qui ne lui plairait pas, mit sur ses cartes de visite : Schneitzhoeffer, prononcez Bertrand. Donc Koang-fu-tsée, ou Confucius, ou Bertrand, fut un grand philosophe, on le sait, et il unit à sa philosophie un grand fonds de science musicale ; tellement qu’ayant composé des variations sur l’air célèbre de Li-po, il les exécuta sur une guitare ornée d’ivoire, d’un bout à l’autre du Céleste-Empire, dont il moralisa ainsi l’immense population. Et c’est depuis ce temps que le peuple chinois est si profondément moral. Mais l’œuvre de Koang-fu-tsée ne se borne pas à ces fameuses variations pour la guitare ornée d’ivoire ; non, le grand philosophe musicien écrivit en outre bon nombre de cantates morales et d’opéras moraux dont le mérite principal, au dire de tous les lettrés et de tous les musiciens de la Chine, est une simplicité et une beauté de style mélodique unies à la plus profonde expression des passions et des sentiments. On cite ce fait remarquable d’une femme chinoise qui, assistant à un opéra dans lequel Koang-fu-tsée a peint avec la plus touchante vérité les joies de l’amour maternel, se prit, dès le septième acte, à pleurer amèrement. Comme ses voisins lui demandaient la cause de ses larmës : « Hélas ! répondit-elle, j’ai donné le jour à neuf enfants, je les ai tous noyés, et je regrette maintenant de n’en avoir pas gardé au moins un ; je l’aimerais tant ! » Les législateurs chinois ont donc, et avec grande raison, selon moi, prononcé des peines sévères, non seulement contre les directeurs de théâtre qui représenteraient mal les belles œuvres lyriques de Koang-fu-tsée, mais encore contre les chanteurs et les chanteuses qui se permettraient, dans les concerts, d’en chanter des fragments indignement. Chaque semaine un rapport est fait par la police musicale au mandarin directeur des arts ; et si une chanteuse s’est rendue coupable du délit de profanation que je viens d’indiquer, on lui adresse un avertissement en lui coupant l’oreille gauche. Si elle retombe dans la même faute, on lui coupe l’oreille droite pour second avertissement ; après quoi, si elle récidive encore, vient l’application de la peine : on lui coupe le nez. Ce cas est fort rare, et la législation chinoise, d’ailleurs, se montre là un peu sévère, car on ne peut pas exiger une exécution irréprochable d’une cantatrice qui n’a pas d’oreilles. Les pénalités de certains peuples ont quelque chose de comique qui nous étonne toujours. Je me rappelle avoir vu à Moscou une grande dame de l’aristocratie russe balayer une rue en plein jour au moment du dégel. « C’est l’usage, me dit un Russe ; on l’a condamnée à balayer la rue pendant deux heures, pour la punir de s’être laissé prendre en flagrant délit de vol dans un magasin de nouveautés. »
A Taïti, cette charmante province française, les belles insulaires convaincues d’avoir eu des sourires pour un trop grand nombre d’hommes, Français ou Taïtiens, sont condamnées à exécuter de leurs mains un bout de grande route plus ou moins long, pavé ou non pavé ; et la galanterie tourne ainsi à l’avantage des voies de communication. Que de femmes à Paris qui n’arrivent à rien, et qui, dans ce pays-là, feraient joliment leur chemin !
On a dû trouver fort étrange le titre de directeur des arts que j’ai employé tout à l’heure pour un mandarin. On ne peut en effet concevoir l’utilité d’une telle direction, chez nous, où l’art est si libre de s’égarer, où il peut se faire mendiant, voleur, assassin, icoglan ; où il peut mourir de faim, ou parcourir ivre les rues de nos cités ; où chanteurs et cantatrices ont tous leur nez et leurs oreilles, où la première condition requise pour être administrateur d’un théâtre musical est de ne savoir pas la musique ; où des lettrés sont les arbitres du sort des musiciens ; où les prix de composition musicale sont donnés par des peintres, les prix de peinture par des architectes, les prix de statuaire par des graveurs. Si les Chinois savaient cela ! Pauvres Chinois ! Eh bien ! pourtant, je vous l’ai dit, ils ont du bon. Ils ont des directeurs des arts qui connaissent ce qu’ils dirigent ; ils ont même des colléges entiers de mandarins artistes, dont l’influence pourrait être immense et s’exercer, pour le plus grand avantage de l’art, sur l’empire tout entier. Il ne se publie pas dans toute la Chine un livre sur la musique, la peinture, l’architecture, etc., que l’auteur ne soumette son travail à l’examen des mandarins artistes, afin, s’ils l’approuvent, de pouvoir inscrire sur la seconde édition de l’ouvrage : Approuvé par le collége. Malheureusement , les membres respectés de cette institution, qui auraient souvent le droit de faire infliger aux auteurs le supplice de la cangue, ont toujours été, à l’inverse des directeurs spéciaux de l’art musical, animés d’une telle bienveillance, qu’ils approuvent généralement tout ce qu’on leur présente. Aujourd’hui ils loueront un auteur d’avoir exposé telle ou telle doctrine, préconisé telle ou telle méthode de tam-tam, demain un autre exposera la doctrine contraire, prônera la méthode opposée, et le collége ne manquera pas de l’approuver encore. Ils en sont venus à un tel degré de bonhomie et d’indulgence, que maintenant la plupart des auteurs, dès la première édition de leurs livres, y placent la formule « approuvé par le collége » avant même de le lui avoir présenté, tant ils sont certains d’obtenir son suffrage.
Ah ! pauvres Chinois ! Il ne faut plus s’étonner de voir chez eux l’art rester obstinément stationnaire !
Mais je leur pardonne tout en faveur de leur règlement sur les tam-tams et de leurs lois contre les profanateurs.
Alors, direz-vous, s’ils coupent le nez et les oreilles aux chanteurs qui profanent les chefs-d’œuvre, que font-ils pour ceux qui les interprètent avec fidélité, avec grandeur, avec inspiration ? — Ce qu’ils font ? Ils les comblent de distinctions honorifiques de toute espèce, ils leur donnent des bâtonnets en argent pour manger le riz, ils accordent aux uns le bouton jaune, à d’autres le bouton bleu ; à celui-ci le bouton de cristal, à celui-là les trois boutons ; on voit en Chine des virtuoses qui sont couverts de boutons. Ce n’est pas comme en France, où l’on ne donne la croix à un chanteur que s’il a quitté le théâtre, s’il a perdu sa voix, s’il n’est plus bon à rien.
Les mœurs chinoises, si différentes des nôtres en tout ce qui touche aux beaux-arts en général, et à la musique en particulier, s’en rapprochent sur un seul point : pour diriger les flottes, ils prennent des marins. Si nous continuons, à la vérité, nous finirons par leur ressembler tout à fait.