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CHRONIQUE MUSICALE.

THÉATRE LYRIQUE : Les Troyens, opéra en cinq actes et un prologue ; 
paroles et musique de M. Hector Berlioz (4 novembre).

Le Monde Illustré, 14 novembre 1863, p. 319

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    Sur cet article par Albert de Lasalle et celui de Charles Yriarte, parus tous deux dans le numéro du 14 novembre 1863 du Monde Illustré, on renverra le lecteur à leur présentation sur une page séparée.

 

CHRONIQUE MUSICALE.

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THÉATRE LYRIQUE : Les Troyens, opéra en cinq actes et un prologue ;
paroles et musique de M. Hector Berlioz (4 novembre).

    Voilà bien trente ans que M. Berlioz fait parler de lui et essaie de se poser en réformateur de l’art qui a le moins besoin d’être réformé. Il est éclos au monde musical à cette heure de fièvre où la pléïade des romantiques faisait rage et tentait de changer la face du génie français. Toute l’esthétique du passé était battue en brèche, le chef-d’œuvre de la veille bafoué, les règles de l’art, prétendues immuables, violées à l’envi par cette troupe de poëtes en délire, que la postérité eût traités d’iconoclastes et de vandales si, en vertu de leur tout-puissant esprit, ils n’avaient réellement trouvé des moules inconnus où couler la pensée humaine, en un mot, fondé une école nouvelle. Leur œuvre a été œuvre de destruction et à la fois de réédification ; d’une main ils abattaient, de l’autre ils reconstituaient.

    M. Berlioz — qu’il l’avoue ou qu’il ne l’avoue pas — a voulu s’enrôler dans la phalange des romantiques, et appliquer leur doctrine à la musique. Comme eux il a méprisé le passé, mais il n’a pas comme eux inventé un art nouveau. Aussi sa musique n’est-elle qu’une négation ; on sait ce qu’elle repousse, mais on ignore ce qu’elle admet.

    Ce dont M. Berlioz a horreur — je prends sa partition des Troyens pour exemple — c’est d’abord de la coupe symétrique des morceaux, de la division logique dans le discours musical. Or, notez qu’il ne s’agit pas ici d’une convention ni d’une routine dont on puisse faire bon marché, mais bien de la condition essentielle de toute chose dont on veut saisir notre entendement. La loi du syllogisme domine l’art malgré ceux qui veulent l’éluder, et les systèmes les plus hardis, en tant qu’ils soient admissibles, ne sont que des manières plus ou moins heureuses de cacher l’aridité. La musique qui se dérobe à cette loi inflexible ne chante plus rien dont le sens soit facilement perceptible, elle se perd en divagations stériles et ceux qui veulent bien encore traiter de mélopée cet état d’alanguissement ont la politesse de ne pas dire toute leur pensée.

    L’auteur des Troyens a aussi une antipathie très-décidée pour l’accord parfait qu’il trouve probablement d’une simplicité trop primitive. Aussi donne-t-il à profusion dans les dissonnances les plus téméraires et s’aventure-t-il dans des successions harmoniques dont il retarde indéfiniment la conclusion ; c’est presque de la taquinerie. On dirait que tout son système de musique est basé sur l’accord de « septième diminuée, » l’accord le moins tonal donc le plus vague, un accord dont il faut user avec sobriété comme du gris en peinture.

    M. Berlioz n’aime pas non plus les rythmes précis — qui sont d’ailleurs un des éléments de la mélodie franche dont M. Berlioz se prive et prive ses auditeurs. — Il trouve piquant de faire porter le plus souvent les accentuations de sa musique sur les temps faibles de la mesure. Un de ses procédés les plus personnels est d’ailleurs d’abuser des licences et de préférer l’exception à la règle.

    Et puis pourquoi cette sobriété de notes brèves ? Quelle que soit la gravité du sujet, les blanches et les rondes finissent par accabler.

    L’erreur de M. Berlioz, comme réformateur, est de n’avoir pas cherché le nouveau tant rêvé dans la forme des idées, et de s’en être pris à la syntaxe de l’art qu’il a voulu bouleverser. Les romantiques de la littérature, eux, ne se sont pas mépris sur le rôle qu’ils voulaient jouer ; ils ont dit ce qu’on n’avait pas dit avant eux, mais ils l’ont dit en français ; ils se sont fait un style, et non une grammaire. Je souhaite un musicien qui me chante des mélodies neuves, mais au moins faudrait-il qu’il daigne les écrire…. En musique.

    A côté de ces immenses défauts, M. Berlioz possède une qualité que nous nous empressons de reconnaître ; il est le musicien le plus convaincu de la haute mission de son art, il a des aspirations incommensurables, il prétend contraindre la nature entière, le monde réel et le monde idéal à se refléter dans ses élucubrations. Les sujets les plus vastes sont ceux qu’il essaie d’étreindre avec un courage de lutteur qui mériterait d’être récompensé par plus de popularité. Cette fois, craignant à bon droit les librettistes (… et dona ferentes), il s’est lui-même taillé un opéra en plein drap poétique. Il a pris l’Enéide et y a trouvé cinq actes d’opéra.

    Les Troyens vaincus par les Grecs se sont enfuis de leur ville saccagée et ont pris la mer sous la conduite d’Enée. Ces choses apprises au collège nous sont rappelées par un rapsode qui remplit le prologue de sa déclamation tragique. Le premier acte se passe à Carthage au milieu de la cour de Didon (un chœur en forme de marche dans le style fugué, et un long, long, long duo entre Didon et Anna sa sœur ; ce duo, sous prétexte de conversation intime n’est qu’une mélopée languissante et dont le dessin est par trop estompé). Au deuxième acte, arrivée d’Enée et des Troyens à la cour de Didon ; musique insaisissable et par conséquent se refusant à toute tentative de description. Vient ensuite une intermède symphonique intitulée : la Chasse royale et qui est bien ce qu’on peut imaginer de plus inouï, de plus grotesque et de plus inénarrable. A cet endroit de la partition la musique cesse et le bruit commence….. On nous assure que ce tableau bizarre a été supprimé à la seconde représentation, ce qui est un véritable bienfait ; car il n’y avait certainement dans ce charivari qu’une mystification d’un goût médiocre.

    Heureusement le troisième acte commence et tout s’éclaircit ; la musique de M. Berlioz s’éclaire subitement d’un rayon d’inspiration ; il semble qu’on sorte d’un tunnel et qu’on entre dans un passage d’une profondeur et d’un pittoresque inattendu. Ce troisième acte contient, en effet, une page plus saine que ce qui précède, un septuor écrit dans un style très-ferme ; les voix y sont disposées avec habileté, et l’ensemble du morceau respire un charme, une volupté indicibles ; le motif se balance avec une élégance rare au-dessus des harmonies les plus ingénieuses ; il est d’ailleurs maintenu fortement dans la tonalité au moyen d’une pédale aiguë qui fait entendre obstinément la dominante. On a redemandé ce morceau.

Voyez aussi sur ce site:

La première des Troyens en 1863
Le Théâtre-Lyrique Impérial

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