Par Hector Berlioz
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Euphonia est une petite ville de douze mille âmes, située sur le versant du Hartz, en Allemagne. On peut la considérer comme un vaste conservatoire de musique, puisque la pratique de cet art est l’objet unique des travaux de ses habitants.
Tous les Euphoniens, hommes, femmes et enfants, s’occupent exclusivement de chanter, de jouer des instruments, et de ce qui se rapporte directement à l’art musical. La plupart sont à la fois instrumentistes et chanteurs. Quelques-uns, qui n’exécutent point, se livrent à la fabrication des instruments, à la gravure et à l’impression de la musique. D’autres consacrent leur temps à des recherches d’acoustique et à l’étude de tout ce qui, dans les phénomènes physiques, peut se rattacher à la production des sons.
Les joueurs d’instruments et les chanteurs sont classés par catégories dans les divers quartiers de la ville.
Chaque voix et chaque instrument a une rue qui porte son nom, et qu’habite seule la partie de la population vouée à la pratique de cette voix ou de cet instrument. Il y a les rues des soprani, des basses, des ténors, des contralti, des violons, des cors, des flûtes, des harpes, etc., etc.
Il est inutile de dire qu’Euphonia est gouvernée militairement et soumise à un régime despotique. De là l’ordre parfait qui règne dans les études, et les résultats merveilleux que l’art en a obtenus.
L’empereur d’Allemagne fait tout, d’ailleurs, pour rendre aussi heureux que possible le sort des Euphoniens. Il ne leur demande en retour que de lui envoyer deux ou trois fois par an quelques milliers de musiciens pour les fêtes qu’il donne sur divers points de l’empire. Rarement la ville se meut tout entière.
Aux fêtes solennelles dont l’art est le seul objet, ce sont les auditeurs qui se déplacent, au contraire, et qui viennent entendre les Euphoniens.
Un cirque, à peu près semblable aux cirques de l’antiquité grecque et romaine, mais construit dans des conditions d’acoustique beaucoup meilleures, est consacré à ces exécutions monumentales. Il peut contenir d’un côté vingt mille auditeurs et de l’autre dix mille exécutants.
C’est le ministre des beaux-arts qui choisit, dans la population des différentes villes d’Allemagne, les vingt mille auditeurs privilégiés auxquels il est permis d’assister à ces fêtes. Ce choix est toujours déterminé par le plus ou moins d’intelligence et de culture musicale des individus. Malgré la curiosité excessive que ces réunions excitent dans tout l’empire, aucune consideration n’y ferait admettre un auditeur reconnu, par son inaptitude, indigne d’y assister.
L’éducation des Euphoniens est ainsi dirigée: les enfants sont exercés de très bonne heure à toutes les combinaisons rythmiques; ils arrivent en peu d’années à se jouer des difficultés de la division fragmentaire des temps de la mesure, des formes syncopées, des mélanges de rythmes inconciliables, etc.; puis vient pour eux l’étude du solfège, parallèlement à celle des instruments, un peu plus tard celle du chant et de l’harmonie. Au moment de la puberté, à cette heure d’efflorescence de la vie où les passions commencent à se faire sentir, on cherche à développer en eux le sentiment juste de l’expression et par suite du beau style.
Cette faculté si rare d’apprécier, soit dans l’œuvre du compositeur, soit dans l’exécution de ses interprètes, la vérité d’expression, est placée au-dessus de toute autre dans l’opinion des Euphoniens.
Quiconque est convaincu d’en être absolument privé, ou de se complaire à l’audition d’ouvrages d’une expression fausse, est inexorablement renvoyé de la ville, eût-il d’ailleurs un talent éminent ou une voix exceptionnelle; à moins qu’il ne consente à descendre à quelque emploi inférieur, tel que la fabrication des cordes à boyaux ou la préparation des peaux de timbales.
Les professeurs de chant et des divers instruments ont sous leurs ordres plusieurs sous-maires destinés à enseigner des spécialités dans lesquelles ils sont reconnus supérieurs. Ainsi, pour les classes de violon, d’alto, de violoncelle et de contrebasse, outre le professeur principal qui dirige les études générales de l’instrument, il y en a un qui enseigne exclusivement le pizzicato, un autre l’emploi des sons harmoniques, un autre le staccato, ainsi de suite. Il y a des prix institués pour l’agilité, pour la justesse, pour la beauté du son et même pour la ténuité du son. De là les nuances de piano si admirables, que les Euphoniens seuls en Europe savent produire.
Le signal des heures de travail et des repas, des réunions par quartiers, par rues, des répétitions par petites ou par grandes masses, etc., est donné au moyen d’un orgue gigantesque placé au haut d’une tour qui domine tous les édifices de la ville. Cet orgue est animé par la vapeur, et sa sonorité est telle qu’on l’entend sans peine à quatre lieues de distance. Il y a cinq siècles, quand l’ingénieux facteur A. Sax, à qui l’on doit la précieuse famille d’instruments de cuivre à anche qui porte son nom, émit l’idée d’un orgue pareil destiné à remplir d’un façon plus musicale l’office des cloches, on le traita de fou, comme on avait fait auparavant pour le malheureux qui parlait de la vapeur appliquée à la navigation et aux chemins de fer, comme on faisait encore il y a deux cents ans pour ceux qui s’obstinaient à chercher les moyens de diriger la navigation aérienne qui a changé la face du monde. Le langage de l’orgue de la tour, ce télégraphe de l’oreille, n’est guère compris que des Euphoniens; eux seuls connaissent bien la téléphonie, précieuse invention dont un nommé Sudre entrevit, au XIX siècle, toute la portée, et qu’un des préfets de l’harmonie d’Euphonia a développée et conduite au point de perfection où elle est aujourd’hui. Ils possèdent aussi la télégraphie, et les directeurs des répétitions n’ont à faire qu’un simple signe avec une ou deux mains et le bâton conducteur, pour indiquer aux exécutants qu’il s’agit de faire entendre, fort ou doux, tel ou tel accord suivi de telle ou telle cadence ou modulation, d’exécuter tel ou tel morceau classique tous ensemble, ou en petite masse, ou en crescendo, les divers groupes entrant alors successivement.
Quand il s’agit d’exécuter quelque grande composition nouvelle, chaque partie est étudiée isolément pendant trois ou quatre jours; puis l’orgue annonce les réunions au cirque de toutes les voix d’abord. Là, sous la direction des maîtres de chant, elles se font entendre par centuries formant chacune un chœur complet. Alors les points de respiration sont indiqués et placés de façon qu’il n’y ait jamais plus d’un quart de la masse chantante qui respire au même endroit, et que l’émission de voix du grand ensemble n’éprouve aucune interruption sensible.
L’exécution est étudiée, en premier lieu, sous le rapport de la fidélité littérale, puis sous celui des grandes nuances, et enfin sous celui du style et de l’EXPRESSION.
Tout mouvement du corps indiquant le rythme pendant le chant est sévèrement interdit aux choristes. On les exerce encore au silence, au silence absolu et si profond, que trois mille choristes Euphoniens réunis dans le Cirque, ou dans tout autre local sonore, laisseraient entendre le bourdonnement d’un insecte, et pourraient faire croire à un aveugle placé au milieu d’eux qu’il est entièrement seul. Ils sont parvenus à compter ainsi des centaines de pauses, et à attaquer un accord de toute la masse après ce long silence, sans qu’un seul chanteur manque son entrée.
Un travail analogue se fait aux répétitions de l’orchestre; aucune partie n’est admise à figurer dans un ensemble avant d’avoir été entendue et sévèrement examinée isolément par les préfets. L’orchestre entier travaille ensuite seul; et enfin la réunion des deux masses vocale et instrumentale s’opère quand les divers préfets ont déclaré qu’elles étaient suffisamment exercées.
Le grand ensemble subit alors la critique de l’auteur, qui l’écoute du haut de l’amphithéâtre que doit occuper le public; et quand il se reconnaît maître absolu de cet immense instrument intelligent, quand il est sûr qu’il n’y a plus qu’à lui communiquer les nuances vitales du mouvement, qu’il sent et peut donner mieux que personne, le moment est venu pour lui de se faire aussi exécutant, et il monte au pupitre-chef pour diriger. Un diapason fixé à chaque pupitre permet à tous les instrumentistes de s’accorder sans bruit avant et pendant l’exécution; les préludes, les moindres bruissements d’orchestre sont rigoureusement prohibés. Un ingénieux mécanisme qu’on eût trouvé cinq ou six siècles plus tôt, si on s’était donné la peine de le chercher, et qui subit l’impulsion des mouvements du chef sans être visible au public, marque, devant les yeux de chaque exécutant et tout près de lui, les temps de la mesure, en indiquant aussi d’une façon précise les divers degrés de forte ou de piano. De cette façon, les exécutants reçoivent immédiatement et instantanément la communication du sentiment de celui qui les dirige, y obéissent aussi rapidement que font les marteaux d’un piano sous la main qui presse les touches, et le maître peut dire alors qu’il joue de l’orchestre en toute vérité.
Des chaires de philosophie musicale, occupées par les plus savants hommes de l’époque, servent à répandre parmi les Euphoniens de saines idées sur l’importance et la destination de l’art, la connaissance des lois sur lesquelles est basée son existence, et des notions historiques exactes sur les révolutions qu’il a subies. C’est à l’un de ces professeurs qu’est due l’institution singulière des concerts de mauvaise musique où les Euphoniens vont, à certaines époques de l’année, entendre les monstruosités admirées pendant des siècles dans toute l’Europe, dont la production même était enseignée dans les Conservatoires d’Allemagne, de France et d’Italie, et qu’ils viennent étudier, eux, pour se rendre compte des défauts qu’on doit le plus soigneusement éviter. Telles sont la plupart des cavatines et finales de l’école italienne du commencement du XIX siècle, et les fugues vocalisées des compositions plus ou moins religieuses des époques antérieures au XXème. Les premières expériences faites par ce moyen sur cette population dont le sens musical est aujourd’hui d’une rectitude et d’une finesse extrêmes amenèrent d’assez singuliers résultats. Quelques-uns des chefs-d’œuvre de mauvaise musique, faux d’expression et d’un style ridicule, mais d’un effet cependant, sinon agréable, au moins supportable pour l’oreille, leur firent pitié; il leur sembla entendre des productions d’enfants balbutiant une langue qu’ils ne comprennent pas. Certains morceaux les firent rire aux éclats, et il fut impossible d’en continuer l’exécution. Mais quand on en vint à chanter la fugue sur Kyrie eleison de l’ouvrage le plus célèbre d’un des grands maîtres de notre ancienne école allemande, et qu’on leur eut affirmé que ce morceau n’avait point été écrit par un fou, mais par un très grand musicien, qui ne fit en cela qu’imiter d’autres maîtres, et qui fut à son tour fort longtemps imité, leur consternation ne peut se dépeindre. Ils s’affligèrent sérieusement de cette humiliante maladie dont ils reconnaissaient que le génie humain lui-même pouvait subir les atteintes; et le sentiment religieux, s’indignant chez eux, en même temps que le sentiment musical, de ces ignobles et incroyables blasphèmes, ils entonnèrent d’un commun accord la célèbre prière Parce Deus, dont l’expression est si vraie, comme pour faire amende honorable à Dieu, au nom de la musique et des musiciens.
Tout individu possédant toujours une voix quelconque, chacun des Euphoniens est tenu d’exercer la sienne et d’avoir des notions de l’art du chant. Il en résulte que les joueurs d’instruments à cordes de l’orchestre, qui peuvent chanter et jouer en même temps, forment un second chœur de réserve, que le compositeur emploie dans certaines occasions et dont l’entrée inattendue produit quelquefois les plus étonnants effets. Les chanteurs à leur tour sont obligés de connaître le mécanisme de certains instruments à cordes et à percussion, et d’en jouer au besoin, en chantant. Ils sont ainsi tous harpistes, pianistes, guitaristes. Un grand nombre d’entre eux savent jouer du violon, de l’alto, de la viole d’amour, du violoncelle. Les enfants jouent du sistre moderne et des cymbales harmoniques, instrument nouveau, dont chaque coup frappe un accord.
Les rôles des pièces de théâtre, les solos de chant et d’instruments ne sont donnés qu’à ceux des Euphoniens dont l’organisation et le talent spécial les rendent les plus propres à les bien exécuter. C’est un concours fait publiquement et patiemment devant le peuple entier qui détermine ce choix. On y emploie tout le temps nécessaire. Lorsqu’il s’est agi de célébrer l’anniversaire décennal de la fête de Gluck, on a cherché pendant huit mois, parmi les cantatrices, la plus capable de chanter et de jouer Alceste; près de mille femmes ont été entendues successivement dans ce but.
Il n’y a point à Euphonia de privilèges accordés à certains artistes au détriment de l’art. On n’y connaît pas de premiers sujets, de droit en possession des premiers rôles, lors même que ces rôles ne conviennent en aucune façon à leur genre de talent ou à leur physique. Les auteurs, les ministres et les préfets, précisent les qualités essentielles qu’il faut réunir pour remplir convenablement tel ou tel rôle, représenter tel ou tel personnage; on cherche alors l’individu qui en est le mieux pourvu, et fût-il le plus obscur d’Euphonia, dès qu’on l’a découvert, il est élu. Quelquefois notre gouvernement musical en est pour ses recherches et sa peine. C’est ainsi qu’en 2320, après avoir pendant quinze mois cherché une Eurydice, on fut obligé de renoncer à mettre en scène l’Orphée de Gluck, faute d’une jeune femme assez belle pour représenter cette poétique figure et assez intelligente pour en comprendre le caractère.
L’éducation littéraire des Euphoniens est soignée; ils peuvent jusqu’à un certain point apprécier les beautés des grands poètes anciens et modernes. Ceux d’entre eux dont l’ignorance et l’inculture à cet égard seraient complètes ne pourraient jamais prétendre à des fonctions musicales un peu élevées.
C’est ainsi que, grâce à l’intelligente volonté de notre empereur et à son infatigable sollicitude pour le plus puissant des arts, Euphonia est devenue le merveilleux conservatoire de la musique monumentale.
Euphonia parut d’abord dans une série de livraisons de la Revue et gazette musicale de Paris en 1844, du 18 février au 28 juillet; la description d’Euphonia se trouve dans les numéros du 28 avril et 2 juin (Critique Musicale V pp. 425-52, 473-77, 495-7, 529-34). Berlioz reprit la nouvelle dans son ensemble en 1852 dans les Soirées de l’orchestre (25ème soirée).
© Michel Austin et Monir Tayeb