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Benvenuto Cellini

Par Christian Wasselin

© 2004 Christian Wasselin

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    7 novembre 1832: Berlioz est de retour à Paris. Le voyage qu’il vient d’effectuer en Italie n’a pas été immédiatement fécond, mais il a comblé l’imagination du compositeur d’images et d’impressions qui vont le marquer durablement: nombre de ses grands ouvrages à venir, d’Harold en Italie aux Troyens, seront marqués par l’Italie. Et c’est l’Italie qui vient presque naturellement à son esprit quand il s’agit pour lui de s’imposer définitivement comme compositeur, c’est-à-dire comme compositeur lyrique. A Paris en effet, à cette époque, si on n’est pas instrumentiste virtuose comme Liszt et Paganini, ou chanteur glorieux comme Adolphe Nourrit, la seule voie sérieuse qui s’offre à un musicien pour se faire un nom et une fortune est celle de l’opéra. Donner des symphonies ne peut guère assurer que des triomphes sans lendemain, alors qu’un opéra joué avec succès pendant plusieurs semaines, voire repris d’une saison sur l’autre, est un gage de notoriété. Rossini en a fait l’expérience, Berlioz l’a compris. Sa contribution régulière au Journal des Débats et à la Revue et Gazette musicale, qui va bientôt commencer, ne doit être pour lui qu’une solution provisoire, le temps de gagner sa vie par la musique; il est loin d’imaginer que le journalisme sera au contraire sa principale source de revenus pendant trente ans.

    Alors, il se met à la recherche d’un livret. Les Brigands d’après Schiller? Hamlet? Non, ce sera un sujet pris dans Shakespeare, mais un sujet sicilien et léger, loin des brumes du Danemark. Berlioz annonce à Joseph d’Ortigue, le 19 janvier 1833: “A propos, je vais faire un opéra italien fort gai, sur la comédie de Shakespeare (Beaucoup de bruit pour rien).” Il n’en dira pas beaucoup plus par la suite, et le projet est rapidement abandonné. Car Berlioz vient de trouver un autre sujet qui l’exalte beaucoup plus: sur les conseils de Vigny, il a lu l’autobiographie (la Vita) de Benvenuto Cellini (1500-1571) qui vient de paraître dans une nouvelle traduction française, et le livre l’a captivé. “L’opéra italien fort gai” d’après Beaucoup de bruit pour rien est mis de côté, mais il reviendra près de trente ans plus tard à la surface et deviendra Béatrice et Bénédict, l’ultime partition écrite par Berlioz pour le théâtre.

    En lisant la Vita comme un roman d’aventures et comme un manifeste à la gloire de l’artiste souverain, Berlioz a trouvé l’occasion de rapprocher son propre destin de celui du sculpteur et orfèvre florentin. (On connaît sa position par rapport aux mécènes et aux politiques: “Les Médicis sont morts, ce ne sont pas nos députés qui les remplaceront.”) Aussi, il demande sans tarder à Auguste Barbier (l’auteur des Iambes) et Léon de Wailly (le traducteur du Moine de Lewis) de lui confectionner un livret à partir de quelques épisodes du livre. Les auteurs s’inspirent également d’un conte d’Hoffmann (Il Signor Formica, parfois intitulé Salvator Rosa) et se font aider par Alfred de Vigny, que Berlioz a d’abord sollicité comme librettiste à part entière mais qui est alors plongé dans la composition de Chatterton.

    Le livret d’abord conçu pour l’Opéra-Comique, est refusé en juillet 1834 par le directeur, Crosnier. Gonflé de péripéties et amplifié aux dimensions d’un drame, il est accepté l’année suivante par l’Opéra à la faveur d’un changement de directeur, Duponchel remplaçant Véron à la tête de l’établissement. Il est vrai aussi qu’Edouard Bertin, fils du propriétaire du Journal des Débats, fait partie du comité de surveillance du prestigieux théâtre. Le nouveau directeur, jugeant les auteurs inexpérimentés, les persuade néanmoins de ramener l’ouvrage à ce qu’il croit être de plus modestes proportions (deux actes et non pas quatre ou cinq) et de lui donner un ton semi seria.

    “C’est la grande affaire de ma vie”, commente Berlioz, qui a malheureusement peu de temps pour composer: le journalisme lui dévore beaucoup de ses heures, sans compter les préparatifs des différents concerts qu’il donne et les répétitions de La Esmeralda, l’opéra de Louise Bertin (sœur d’Edouard) qu’il supervise (cet ouvrage sera représenté en novembre 1836 à l’Opéra). La partition de Benvenuto Cellini est cependant achevée pour l’essentiel au début 1837, la composition du Requiem (créé le 5 décembre de cette année-là) provoquant une ultime diversion.

Une chute éclatante

    Berlioz remet sa partition aux copistes de l’Opéra en février 1838. Le 8 mars, Benvenuto entre en répétitions; la première est alors prévue pour juin. Le temps est enfin venu, pense Berlioz, de se frotter au vrai public – non plus celui, restreint et éclairé, des concerts mais celui de l’Opéra: “La grande affaire c’est le public indifférent, impartial; et c’est à l’obtenir que je vise.” Il a conscience également que son œuvre est d’une étincelante nouveauté et d’une non moins redoutable difficulté, et qu’il faudra compter avec la mauvaise volonté des uns et des autres. Habeneck notamment (qui a déjà assuré la création de la Symphonie fantastique et du Requiem), chargé de la direction musicale, n’est visiblement plus à la hauteur.

    Très vite, les contrariétés se multiplient. La censure exige que le pape Clément VII laisse la place à un cardinal (le chœur en langue latine, au premier tableau du second acte, est également à deux doigts de disparaître), la musique affole les choristes et les instrumentistes, la première représentation est plusieurs fois repoussée. Les chanteurs y vont aussi de leurs exigences: Berlioz doit remplacer l’air que chante Teresa au premier tableau (“Ah ! que l’amour une fois dans le cœur”) par une cavatine et une cabalette de coupe moins déconcertante et composer un air supplémentaire pour Ascanio, qu’il place au tout début du dernier tableau (“Tra-la-la... Mais qu’ai-je donc?”). Fieramosca, pour sa part, voit son air du deuxième tableau (“Ah, qui pourrait me résister?”) plusieurs fois modifié. Quant à Balducci, son air du premier tableau (“Ne regardez jamais la lune”) est lui aussi altéré puis supprimé. D’autres changements interviennent, notamment dans l’ouverture: celle qu’on connaît aujourd’hui est un peu plus concise que l’ouverture originale, que Berlioz n’entendit sans doute jamais.

    Gilbert Duprez, vedette incontestée de l’Opéra depuis la retraite et le suicide d’Adolphe Nourrit, multiplie lui aussi les caprices. Il écrira plus tard: “Lorsqu’on s’embrouille dans cette musique compliquée et savante, telle que la composait Berlioz, il n’est pas facile de se retrouver. Je me tirai assez mal de cette aventure.” N’a-t-il pas pourtant chanté, quelques mois plus tôt, le Sanctus du Requiem? Il prétexte une indisposition pour retarder la première d’une semaine, le temps que Berlioz lui compose in extremis une romance (“Une heure encore... La gloire était ma seule idole”) qui s’inscrit au début du second tableau du premier acte.

    Quand l’ouvrage est enfin créé, le 10 septembre, on applaudit à tout rompre deux ou trois morceaux, on siffle le reste. Deux représentations ont encore lieu les 12 et 14 septembre puis une dernière le 11 janvier, après quoi seul le premier acte est donné à trois reprises en février et mars, suivi d’un ballet. Ce sera tout. Entre temps Duprez s’est retiré: au bout de trois représentations, il a compris que la partition ne lui vaudrait pas les bravos escomptés. Et puis, il vient d’avoir un enfant, son émotion de jeune père est trop grande, il faut le comprendre! Des modifications, également, sont intervenues au fil des représentations (la scène du cabaretier et la pantomime du deuxième tableau, en particulier, ont été supprimées), mais le succès, pourtant à portée de la main, se dérobe. Berlioz tire les conséquences en écrivant au directeur de l’Opéra, le 17 mars 1839: “J’ai l’honneur de vous annoncer que je retire mon opéra de Benvenuto. Je suis intimement convaincu que vous l’apprendrez avec plaisir.”

Le voyage à Weimar

    Il ne se passera rien pendant treize ans, hormis la composition de deux pages instrumentales: Rêverie et Caprice pour violon et orchestre (ou piano), en 1841, qui reprend l’air original de Teresa, et l’Ouverture du Carnaval romain, en 1844, qui utilise deux motifs de l’opéra. Hormis également la rédaction de deux nouvelles (Révolution du ténor et Le Premier Opéra) qui, plus tard réunies dans les Soirées de l’orchestre, évoquent avec mordant les déboires du compositeur, la seconde traitant plus précisément du Requiem.

    Or, en 1848, Liszt est devenu maître de chapelle à Weimar et se fait un plaisir et un devoir de défendre la musique de ses contemporains. Au premier chef, il y a Berlioz qui est resté, malgré la distance géographique, son ami intime, et à propos duquel il a écrit fin 1838 un article intitulé “Le Persée de Benvenuto Cellini”. En 1852, Liszt décide de représenter Benvenuto à Weimar. Il le fera en deux fois: en mars et avril, puis en novembre. Au printemps 1852 malheureusement, Berlioz est retenu à Londres et doit prodiguer ses conseils par lettre à son ami sur la manière de diriger l’opéra, qui est donné dans une traduction allemande mais à peu près dans l’état où il se trouvait au moment de la création parisienne. Dès avant la fin de cette première série de représentations cependant, et d’accord avec le chef d’orchestre Hans von Bülow, Liszt se persuade qu’il faut modifier la partition et notamment la raccourcir sévèrement. Ce qu’ils vont tous deux s’employer à faire au prix de bien des contorsions dramaturgiques. Liszt propose à Berlioz des solutions, toujours par lettre, et Berlioz, qui a toute confiance en son ami les accepte en grande partie. La nouvelle version de l’opéra, dite “version de Weimar”, est mise au point pour les représentations de novembre, auxquelles Berlioz assistera. David Cairns, biographe de Berlioz, laisse entendre cependant que la représentation du 17 avril 1852 ressemblait déjà beaucoup à celles de l’automne à venir: Bülow et Liszt auraient donc imaginé et mis au point eux-mêmes en l’absence de l’auteur la version de Benvenuto qu’on appelle désormais “version de Weimar”, puis auraient feint de proposer à Berlioz les coupures et les modifications auxquelles ils auraient eux-mêmes déjà procédé sans le lui avoir dit.

    Berlioz n’est cependant pas moins acclamé à l’automne qu’au printemps. Il pense que son malheureux opéra, quatorze ans après son désastreux baptême et même s’il a perdu de son pouvoir corrosif, a trouvé là sa figure et son allure définitives: “Tel qu’il est maintenant Benvenuto est un gentil garçon”, écrit-il à Auguste Barbier. Opinion qui fera loi pendant plus d’un siècle, au hasard des représentations de l’opéra qui auront lieu de par le monde (principalement en Allemagne), jusqu’à ce que des musicologues et interprètes anglais, un siècle plus tard, imaginent de revenir au découpage et à la succession des numéros de 1838. Car la version de Weimar bouleverse encore plus la partition qu’on ne l’avait fait lors des répétitions et des représentations parisiennes de 1838-1839. Cette fois, on n’hésite pas à fondre les deux derniers tableaux (qui forment le second acte original) pour en faire le troisième acte, les deux tableaux du premier acte de Paris devenant les deux premiers actes de Weimar. Ainsi concentrée, l’action exige que Berlioz coupe certains numéros, ce qu’il fait sans trop de mauvaise grâce, quitte à déplacer ceux auxquels il tient envers et contre tout, en modifiant les paroles au risque de bousculer la cohérence dramatique de l’ensemble.

    C’est dans cet état, mais avec quelques modifications, que Benvenuto est représenté à Covent Garden (en italien!) le 25 juin 1853: nouvel échec, cette fois en raison d’une cabale menée par les fanatiques de l’opéra italien. D’ultimes changements de détail interviendront jusqu’aux dernières représentations à Weimar, en 1856. Après quoi l’opéra ne sera plus jamais représenté du vivant de Berlioz: un projet au Théâtre-Lyrique, peut-être avec des dialogues, ne verra pas le jour. C’est en s’appuyant sur ce projet avorté, et sur la première conception de l’ouvrage (un opéra-comique) qui n’exista jamais sauf dans l’esprit de Berlioz et de ses librettistes, que des Anglais passionnés, à la fin des années 1950, non seulement sont revenus au scénario original de 1838 et ont ressuscité bien des pages amputées à Weimar, ce qui est judicieux, mais ont introduit des dialogues en lieu et place des récitatifs, ce qui l’est beaucoup moins, voulant ainsi se faire plus royalistes que le roi et accomplissant à l’envers le travail effectué par Berlioz lorsqu’il composa les récitatifs du Freischütz de Weber en 1841! Ce qui explique que Benvenuto, pendant une bonne vingtaine d’années, à la fin du XXe siècle, fut souvent représenté sous cette forme, alors qu’il ne fut jamais un opéra-comique du vivant de Berlioz, ni à Paris ni à Weimar ni à Londres. Certes, le découpage parisien avec quelques dialogues vaut mieux, à tout prendre, que la concision bancale de Weimar, mais la nouvelle partition éditée par Bärenreiter en 1994-1996 règle leur sort une fois pour toutes à ces initiatives.

L’œuvre

    Si Les Troyens sont l’opéra de l’eau, Benvenuto Cellini est l’opéra du feu. Le livret, d’une cohésion serrée dans les péripéties et d’une grande animation dans les mots, mêle allégrement les registres, du bouffe au tragique. “Tout y est sérieux de manière comique, y compris le Pape”, dit Hugh Macdonald. Ce livret n’a rien à voir avec l’emphase et la mollesse de ceux de Scribe, qui donnaient leur forme au grand opéra à la manière de Meyerbeer (Robert le diable, 1831; Les Huguenots, 1836) ou d’Halévy (La Juive, 1835). C’est un livret tout entier au service non seulement de l’opéra de Berlioz, mais de Berlioz lui-même, puisqu’il exalte l’audace d’un artiste qui, au-delà des censures et des mesquineries dont il est cerné, triomphe de tous les obstacles. “Cellini est en quelque sorte une invention du XlXe siècle. Il répondait merveilleusement bien, en effet, à l’idée qu’on avait besoin de se faire, à l’époque, de la Renaissance italienne, en polémique contre l’obscurantisme clérical”, dit un personnage du film de John Lvoff La Salle de bains (1988). Le rôle de Benvenuto Cellini, ainsi, Berlioz le confie à un ténor dont le style et la technique, combinant souplesse et vaillance, doivent exprimer l’héroïsme, la mélancolie, l’ironie, l’intrepidité du personnage.

    La musique de Berlioz, bien sûr, transcende le propos. Elle puise dans des compositions antérieures (la Messe solennelle, l’opéra Les Francs-Juges, la cantate Cléopâtre, Le Ballet des ombres, la romance Je crois en vous et une Chansonette écrite sur un texte de Léon de Wailly); la chanson “Bienheureux les matelots” est quant à elle empruntée au folklore italien. “Il y a un feu du diable dans cette partition”, reconnaît le compositeur, qui dit ailleurs: “C’est empanaché, fanfaron, italo-gascon, c’est vrai!” Le feu est mis au service de la témérité. Le foisonnement mélodique, dans les airs et les ensembles, mais aussi dans des passages plus furtifs (la prière de Teresa au sein du trio du premier tableau, la phrase de cordes sur laquelle arrive Arlequin) est d’une prodigalité éblouissante, et l’écheveau des rythmes parmi les plus complexes que Berlioz ait imaginés. “Il y a des dissonances rythmiques, il y a des consonances rythmiques, il y a des modulations rythmiques”, écrivait-il en 1837. Enfin, l’orchestre est tout sauf un orchestre d’opéra qui se contenterait d’accompagner benoîtement les chanteurs. Il suffit d’écouter la toute première scène pour s’en persuader, avec le fugato des cordes, les commentaires des bois et des cors, puis les guitares et tambours de basque dans la coulisse. L’ensemble, bien sûr, est d’un éclat parfaitement maîtrisé; les pages finales du deuxième tableau, dans la nuit du carnaval, sont un modèle de précision et de clarté alors que la musique est la plus violente et endiablée qui soit et l’action en proie au plus grand tumulte. Mais le génie de la musique exige une interprétation hors pair et toutes ces difficultés, comme le remarque David Cairns, réservent encore aujourd’hui cette partition à des solistes, des choristes et des instrumentistes virtuoses.

Quelle version choisir?

    Benvenuto Cellini a été représenté quatorze fois intégralement du vivant de Berlioz, mais presque à chaque fois dans une version différente. Comme le remarque Pierre-René Serna1, “aucun ouvrage de Berlioz n’a subi une gestation aussi tumultueuse. Si le compositeur avait pour coutume de peaufiner toutes ses partitions jusqu’à l’ultime rédaction, aucune ne présentant son aspect définitif à la création, il s’agit ici de refontes profondes et continues altérant significativement son visage.” C’est l’une des raisons pour lesquelles, jusqu’à aujourd’hui, peu de chefs et peu de théâtres ont eu à cœur de défendre un ouvrage dont la partition a longtemps ressemblé à un chantier, plus inextricable encore que celui des Contes d’Hoffmann et exigeant des choix bien plus radicaux qu’Idoménéo ou Boris Godounov, choix structurels (tel découpage, tel air, etc.) mais aussi choix de détail innombrables. La situation s’est considérablement éclaircie avec l’édition publiée par Bärenreiter sous la direction de Hugh Macdonald. Cette nouvelle édition fait état des transformations variées qu’eut à subir l’ouvrage mais en propose trois états successifs qui aident à clarifier la situation:

– une première version, dite “Paris 1”, qui correspond à la partition telle que Berlioz la livra aux copistes de l’Opéra début 1838, en vue des répétitions et de la création;

– une deuxième version, dite “Paris 2”, qui correspond à la partition copiée à l’Opéra, comme l’était alors de coutume, à l’issue des dernières soirées de 1839, et qui tient évidemment compte des nombreuses modifications intervenues au cours des répétitions et des représentations;

– une troisième version, dite “Weimar”, qui prend en compte la redistribution en trois actes, les bouleversements imaginés par Liszt et Bülow (avalisés par Berlioz, on l’a vu), et les changements mineurs intervenus par la suite.

    Tout chef d’orchestre soucieux de monter Benvenuto Cellini doit maintenant choisir entre l’une de ces trois versions, quitte à modifier celle qu’il a retenue au gré de sa propre conception de l’ouvrage: on peut certes considérer que Paris 1 correspond à la volonté première de Berlioz, non encore mise à mal par les contingences, les caprices des uns ou l’incapacité des autres; on peut aussi estimer que Berlioz, devant le succès obtenu par son opéra à Weimar, pensait que la version représentée à l’automne 1852 (et un peu modifiée mais non plus bouleversée par la suite) était définitive. Mais rien ne dit qu’en son for intérieur il ne regrettait pas l’ampleur des quatre tableaux parisiens et la logique musicale et dramatique qui fut culbutée lorsqu’il s’agit pour lui de sauver in extremis des airs qui, dans la nouvelle configuration, ne trouvent plus leur place logique dans le déroulement de l’ensemble.

    Pour les concerts de décembre 2003 à Radio France, John Nelson a choisi d’utiliser la version dite “Paris 1”, de livrer ainsi la pensée première de Berlioz dans sa liberté de créateur, révélant du même coup bien des pages que personne ne connaît... et que Berlioz lui-même n’a jamais entendues car certaines d’entre elles furent altérées ou coupées dès le début des répétitions: c’est le cas de l’ouverture, on l’a vu, dont nous donnons ici la mouture originale. Plus familier des passionnés de Berlioz qui ont la chance de voyager et ont pu assister à des représentations données ici et là ces dernières années, par des chefs exigeants, est l’air original de Teresa au premier tableau. Mais l’air de Balducci au même tableau ou des pages chorales comme le finale du premier tableau tel qu’il sera joué, ou encore les mesures supplémentaires dans le carnaval, au deuxième tableau, pour ne citer que quelques exemples, seront pour la plupart des découvertes.

    John Nelson a cependant souhaité tenir compte de deux ajouts intervenus au cours des répétitions de 1838: la romance de Cellini au début du deuxième tableau, et, au début du quatrième, l’air d’Ascanio. Certes, ces deux pages ont été écrites par Berlioz pour mettre en valeur deux des chanteurs qui assurèrent la création de l’ouvrage. Mais jamais le compositeur par la suite, quand bien même il lui fallut couper dans sa partition pour ne pas dépasser la durée d’un spectacle habituel d’Allemagne, ne voulut supprimer ces deux numéros, auxquels il tenait donc beaucoup. Bien mieux, il déplaça l’air d’Ascanio et en modifia les paroles au risque de lui ôter toute logique (petit détail amusant: la censure ayant dès le début exigé que le Pape devînt un cardinal les paroles de cet air n’ont jamais fait allusion qu’à “son Eminence”; c’est Hugh Macdonald qui suggère de remplacer cette expression par “le Très Saint-Père”). Enfin, concession délicieuse, nous pourrons également entendre le bref et merveilleux prélude orchestral qui fait suite à la scène entre Fieramosca et Pompeo au deuxième tableau, et conduit aux fanfares annonçant le carnaval (ce prélude fut ajouté pour la représentation donnée à Londres en 1853). Par ailleurs, John Nelson a retenu également quelques micro-corrections puisées dans “Paris 2” et “Weimar” qui, de toute évidence, ont été faites par Berlioz non pas sous la contrainte mais, en toutes liberté et lucidité, afin d’améliorer sa partition.

Christian Wasselin

NOTES

* Ce texte a été rédigé pour l’exécution en version de concert de Benvenuto Cellini le 8 et 11 décembre 2003 à la Maison de Radio France (salle Olivier Messiaen), Paris, sous la direction de John Nelson. Nous remercions vivement M. Christian Wasselin et Radio France de nous avoir donné la permission de le reproduire ici.

Hector Berlioz: Benvenuto Cellini, H 76 opéra en deux actes et quatre tableaux / livret d’Auguste Barbier et Léon de Wailly / composé en 1834-1838 / créé le 10 septembre 1838 à l’Opéra de Paris sous la direction de François Habeneck / dédié à Son Altesse impériale et royale Maria Pavlovna, grande-duchesse de Saxe-Weimar.

NB: L’exécution à la Maison de Radio France, enregistrée par EMI, a paru en compact à l’automne 2004.

1. Dans son Berlioz de B à Z [paru en 2006]

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