15. Œuvres semi-inÉdites
Cette page présente les cinq articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Œuvres semi-inédites”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.
Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 3].
Le Ménestrel, 18 Février 1906 | Le Ménestrel, 11 Mars 1906 |
Le Ménestrel, 18 Février 1906, p. 51-52
Œuvres semi-inÉdites
Sous ce titre, volontairement indécis, nous comprendrons une série de compositions qui, pour ne pas être à proprement parler inédites, sont restées inconnues du vivant de Berlioz, et auxquelles il n’a pas attaché une importance suffisante pour les inscrire au nombre de ses œuvres avouées.
Ce sont d’abord des productions de sa jeunesse, presque de son enfance, que, dans son empressement à se voir imprimer, il avait eu la faiblesse de donner à des éditeurs, et dont il s’est gardé de jamais parler ; quelques autres, d’une époque un peu plus avancée, mais encore datant du commencement de sa carrière, qu’il regretta d’avoir trop tôt livrées au public, et tenta de faire disparaître ; puis encore certaines formes inédites, ou du moins peu répandues, d’œuvres connues sous une forme différente ; enfin quelques pages fugitives écrites dans des circonstances particulières, auxquelles il n’a jamais attaché d’importance, mais que, puisqu’elles émanent de lui, nous devons retenir.
Il est bien entendu que ce n’est pas dans cette section que nous devons penser découvrir des chefs-d’œuvre. Cependant, dans un ensemble, même imparfait, de pages tombées de la plume d’un tel homme, il peut s’en trouver quelques-unes qui méritent de ne pas être comprises dans une condamnation en bloc. Et surtout ces miettes de son œuvre peuvent nous apporter quelques documents intéressants pour étudier les développements de sa personnalité. Nous y trouverons des ébauches, le premier jet de certaines œuvres définitives. A ce titre, ces compositions ont tous les droits de prendre place dans notre étude.
Commençons par ses premiers essais. Les uns semblent antérieurs à l’époque où Berlioz commença sérieusement l’étude de la composition ; les autres datent du premier temps qu’il passa sur les bancs de l’école. Cette époque est souvent, dans la vie de l’artiste, celle où son imagination, refroidie au contact des formes inertes qu’il lui faut s’assimiler, est le plus stérile. Voyons ce qu’il en est advenu ici.
Les Mémoires et quelques-unes de ses lettres nous ont transmis les noms des premières compositions qu’il tenta d’écrire lorsqu’il eut résolu d’embrasser la carrière musicale : une cantate avec orchestre sur des vers de Millevoye, le Cheval arabe, et un canon à trois voix, par lesquels il voulut montrer son savoir-faire à Lesueur lorsqu’il lui fut présenté ; puis un opéra sur le sujet d’Estelle et Némorin ; une scène de Beverley ou le Joueur ; un oratorio latin : le Passage de la mer Rouge ; enfin une Messe solennelle, son premier ouvrage exécuté. Hormis un fragment de cette dernière, aucune de ces œuvres n’a été conservée.
Mais dans le même temps, il ne dédaignait pas de se livrer à la confection d’œuvres moins ambitieuses, qui, plus accessibles au public, lui procurèrent le plaisir de voir pour la première fois son nom imprimé sur des titres de morceaux de musique, et ceux-ci mis en vente chez les éditeurs de Paris. L’on connaît en effet une série de romances, signées de son nom, qui remontent à cette époque de ses débuts : bien qu’il en ait implicitement désavoué la paternité par le silence plein de dédain qu’il a gardé à leur égard, nous devons nous y arrêter tout d’abord.
Voici les titres de ces morceaux :
Le Dépit de la bergère, romance avec accompagnement de piano, paroles de Mme ***, musique de M. HECTOR BERLIOZ. Prix, 1 fr. 50 c. A Paris, chez Auguste Le Duc, éditeur de musique, rue de Richelieu, 78. Propriété de l’auteur.
Le Maure jaloux, romance de M. ***, nouvellement mise en musique avec accompagnement de piano, par M. HECTOR BERLIOZ.
Pleure, pauvre Colette, romance à deux voix égales avec accompagnement de piano, paroles de M. BOURGERIE, musique de M. HECTOR BERLIOZ.
Le Montagnard exilé, chant élégiaque à deux voix égales, dédié à Mme la vicomtesse Dubouchage, paroles de M. ALBERT DU BOYS, musique et accompagnement par HECTOR BERLIOZ, élève de M. le Chevalier LESUEUR. Prix, 4 fr. 50. A Paris, chez Boieldieu jeune, rue de Richelieu, 92.
Toi qui l’aimas, verse des pleurs, romance de M. ALBERT D*** (Du Boys), mise en musique avec accompagnement de piano, et dédiée à Mme Branchu, par HECTOR BERLIOZ, élève de M. LESUEUR.
Amitié, reprends ton empire, romance avec accompagnement de piano et invocation à trois voix, paroles de M… musique composée et dédiée à MM. Edouard Rocher et Alphonse Robert par leur ami HECTOR BERLIOZ, élève de M. LESUEUR.
Canon libre à la quinte, paroles de M. BOURGERIE, musique composée et dédiée à M. Augustin de Pons, par HECTOR BERLIOZ, élève de M. LESUEUR (1).
Il est assez malaisé d’assigner à chacun de ces morceaux une date positive. Qu’ils appartiennent tous à l’époque des premiers débuts de Berlioz, ce n’est pas douteux ; mais cette notion est encore vague. Voyons si nous pourrions préciser mieux.
Le titre que l’auteur se donne sur quatre romances indique que leur publication fut postérieure à son admission parmi les élèves de Lesueur : celle-ci eut lieu dans l’hiver 1822-23. Les rédactions successives par lesquelles il fait mention de son maître indiquent peut-être une progression chronologique. Une seule fois, cérémonieusement, il inscrit : « M. le chevalier Lesueur ». C’est sans doute au commencement de ses études, alors qu’entre son bon maître et lui la glace n’était pas encore rompue. Plus tard il dira simplement : « Élève de M. Lesueur. » Une dédicace nous apporte une précision de plus, celle du Canon libre : Augustin de Pons, à qui elle fut offerte, est l’ami qui aida Berlioz à surmonter les difficultés d’exécution de sa Messe solennelle (2) ; c’est sans doute en reconnaissance du service rendu qu’il reçut cet hommage, par conséquent aux environs de juillet 1825, date de l’audition. Observons enfin que deux des romances sur les titres desquelles il se dit élève de Lesueur ont pour auteur de paroles Albert Du Boys : ce dernier était son compatriote, mais originaire d’une autre partie du Dauphiné, et il n’apparaît pas qu’ils aient été en relations avant qu’ils fussent ensemble étudiants à Paris ; cette constatation ajoute à notre certitude que ces morceaux ne sont pas antérieurs à la venue de Berlioz dans la capitale.
Mais il y a trois autres romances pour lesquelles le cas est autre. Sur celles-ci, le nom du compositeur n’est suivi d’aucun titre : n’est-ce pas une première présomption en faveur de leur antériorité, quand nous songeons que Berlioz s’est si volontiers fait honneur du patronage de Lesueur ? S’il ne se disait pas son élève, c’est sans doute qu’il ne l’était pas encore.
Rappelons-nous aussi qu’il n’avait pas attendu de venir à Paris pour composer des romances : dès 1819, nous le savons bien, il écrivait de la Côte-Saint-André à des éditeurs parisiens pour leur offrir des compositions, au nombre desquelles il énumérait « des romances avec accompagnement de piano (3) ». Il est vraisemblable que lorsqu’en 1821 il réalisa le rêve de venir lui-même dans la capitale, il ne négligea pas d’emporter, dans son bagage ses chefs-d’œuvre méconnus, et qu’après son arrivée il recommença ses tentatives, qui purent être enfin couronnées de succès. C’est ainsi qu’auraient paru, chez Auguste Le Duc, le Dépit de la bergère, paroles de M*** ; chez Mme Cuchet, le Maure jaloux, romance de M***, et Pleure, pauvre Colette. La simplicité quelque peu provinciale des mélodies, les maladresses des accompagnements, le ton d’honnêteté et l’esprit démodé des paroles, généralement anonymes (de la poésie de famille !), tout s’accorde en faveur de l’hypothèse que ces romances sont celles que Berlioz avait écrites dans son enfance. Les autres, au contraire, — très éloignées d’ailleurs d’être des chefs-d’œuvre ! — accusent au moins une recherche restée étrangère à celles-ci, et conforme à la nature d’un jeune artiste au commencement de ses études.
Notons enfin une dernière particularité qui concorde avec les observations précédentes : les quatre dernières romances ont paru chez Boieldieu jeune, le principal éditeur du genre en ce temps-là ; Berlioz avait pu être admis chez lui à la faveur de son titre d’élève de Lesueur. Mais les trois autres ont paru chez des éditeurs inconnus, la première à ses frais (propriété de l’auteur). C’est encore là un indice de leur antériorité, qui, joint aux autres observations, augmente les probabilités, semble-t-il, au point de les faire toucher à la certitude.
___________________________________
(1) Chacune de ces sept romances est connue par un exemplaire unique. Les six
dernières sont à la Bibliothèque Nationale, sous les cotes V7m
— 31.704 — 31.707— 31.718 — 31.720 — 31.722 — 31.728. M. Adolphe
Jullien en a déjà signalé les titres, et a reproduit en fac-similé la
vignette de la première. Le Dépit de la Bergère se trouve dans un
recueil de romances françaises conservé à la Bibliothèque du British Museum, sous la cote G
548/1-71. M. Prod’homme nous a appris, dans son livre
sur Berlioz, que c’est lui qui en a fait la découverte. M. Ch. Malherbe m’en a
communiqué une épreuve destinée à l’édition des œuvres complètes de
Berlioz, et M. J.-S. Shedlock, de Londres, a bien voulu me donner quelques
renseignements sur l’exemplaire original. Le morceau de Berlioz, dans le recueil
factice où il est relié, est mélangé à d’autres morceaux de chant français,
datant pour la plupart du temps de la Restauration, tels que : La Foi,
l’Honneur et la Vaillance, ronde de la Garde royale, par A. PETITBON. — Ventre
Saint-Gris, couplets chantés à Toulouse lors du passage du duc
d’Angoulême. — L’Anniversaire du Huit Juillet 1815, par ALEX. PICCINI,
chez Frère fils. — La Parisienne (non pas le chant de 1830 qui porte
ce titre, mais un autre « chant national » antérieur dont la
musique est de Doche, et dont Étienne Arago est un des poètes). — Les
Enfants de Paris, chant national, chanté sur plusieurs théâtres, par M.
Boullard, paroles et musique de M. AMÉDÉE DE BEAUPLAN, chez J. Meissonnier.
— La France délivrée, chant d’allégresse, pour l’heureux retour des
Bourbons, composé et dédié aux Puissances Alliées, par M. BANOUX aîné (de
Chambéry). — La maison d’édition Auguste Le Duc, chez qui a paru la romance
de Berlioz, ne doit pas être confondue avec la maison Alphonse Leduc dont la
fondation est notablement postérieure à l’époque à laquelle se place cette
publication.
(2) Voy. Mémoires, chap. VIII.
(3) Lettre aux éditeurs Janet et Cotelle, du 2 mars 1819, première lettre
connue de Berlioz. [CG no. 3, 25 mars 1819]
Le Ménestrel, 25 Février 1906, p. 59-60
(Suite)
Nous avons donc ainsi les toutes premières œuvres de Berlioz, formant une série dont il ne semble pas qu’aucun morceau soit postérieur à sa vingt-deuxième année (car les œuvres que nous lui verrons produire a partir de 1823 accusent un progrès que nous n’y constatons pas encore), tandis que quelques-uns remontent peut-être à ses quinze ans.
Donnons à chacun de ces morceaux un coup d’œil rapide.
LE DÉPIT DE LA BERGÈRE commence par ces vers :
De mon berger volage
J’entends le flageolet.
De ce nouvel hommage
Je ne suis plus l’objet.
Ne disions-nous pas que c’était là de la poésie de famille ?… La mélodie, d’un bon six-huit de romance XVIIIe siècle, est parfaitement adéquate aux vers, comme forme et comme accent. L’accompagnement a des basses dont la défectuosité décèle la main de Berlioz enfant. Et pourtant, quand arrive le dernier couplet, a un développement final qui n’est point du tout inspiré par les habitudes du genre, il semble que se révèle une nature déjà personnelle : il y a là une pointe de sentiment, d’émotion, et nous songeons à l’impression de certains de ces élargissements si expressifs, sur des fins de périodes vocales : « Dans ses baisers d’amour !.... Pour les âmes attendries… » Oh ! de très loin, certes !
LE MAURE JALOUX. — C’est le style romance dans toute sa candeur. Mais vraiment il y a dans cette mélodie de l’accent, la juste expression du mot, une déclamation juste, avec ces inflexions qui vont au cœur, et dont le secret réside dans le passage très naturel et fréquent du majeur au mineur, ou inversement, procédé familier à Berlioz, chez qui il est tout spontané. Nous en avons eu le premier exemple dans ses accompagnements de guitare du cahier de la Côte-Saint-André ; nous en retrouverons l’emploi jusque dans les œuvres les plus avancées de sa carrière. Il est ici trop caractéristique pour que nous nous dispensions de donner une citation musicale qui le définit si bien. Voici donc le milieu et le commencement du refrain de cette mélodie ; (l’absence d’harmonie ne lui causera aucun dommage). Commencée par une phrase en la majeur, la romance s’achève dans le même ton ; nous verrons, au contraire, dans cet extrait, la tonalité osciller entre les deux modes, en se conformant rigoureusement au sens des paroles, lesquelles offrent l’opposition d’un double sentiment ; l’allégresse de l’amour, le tourment de la jalousie. Or, les mots d’amour : « ivresse, fidèle, tendres feux », sont exprimés par le majeur, tandis que l’altération mineure vient assombrir les paroles de jalousie. Voyez notamment les deux vers :
Transports… jaloux… crainte… cruelle,
Pourquoi… troubler… mes tendres feux ?
L’accent et la déclamation sont d’une justesse presque excessive. La personnalité de Berlioz se révèle entièrement par de tels détails, — car ce n’est pas, certes, dans les romances Empire qu’il a trouvé ses modèles.
Ne serait-ce point, par hasard, la pensée de son Estelle (à qui il avait consacré déjà une mélodie d’une intensité si poignante, celle qui a formé le thème de l’introduction lente de la Symphonie fantastique) qui lui aurait inspiré ces nouveaux accents ? « La jalousie, cette pâle compagne des plus pures amours, me torturait au moindre mot adressé par un homme à mon idole », a-t-il écrit plus tard à propos d’elle. Oui, c’est bien cela, et nous retrouvons un écho de ces impressions juvéniles dans cette romance dont les paroles correspondaient si exactement à son état d’âme.
PLEURE, PAUVRE COLETTE. — Romance à deux parties, simplette, fort mal écrite pour les voix, obligées de crier à l’aigu. Mais toujours de l’accent : « Pleure ! pleure… »
LE MONTAGNARD EXILÉ. — Voici, dans la série, le morceau pour lequel il a été fait les frais les plus considérables. Frais d’illustration d’abord : seule de toutes ces romauces, celle-ci (on voit bien qu’elle est dédiée à une vicomtesse !) est pourvue d’une page de titre sur laquelle est lithographiée une vignette, d’aspect bien romantique, dont l’auteur n’est autre que Louis Boulanger, alors à ses débuts, comme Berlioz. Puis un développement inusité : il ne s’agit plus d’une modeste feuille détachée ; la romance forme déjà presque une petite partition, dix pages de musique sans les blancs et les titres, et le prix est de 4 fr. 50, tandis qu’il était fixé uniformément à 1 fr. 50 pour les autres morceaux.
C’est qu’ici, pour la première fois de sa vie, Berlioz a songé à faire grand. Il ne s’est pas contenté de traiter en vulgaires couplets les vers que lui avaient fournis son ami Du Boys ; il en a fait des « stances », et la musique y change plusieurs fois. Les deux collaborateurs dauphinois ont dû vibrer à l’unisson pour chanter les regrets de ce montagnard exilé, — déraciné, dirions-nous aujourd’hui : et le poète de 1822 le dit presque :
Loin de la sauvage campagne
Où brilla mon heureux matin,
Tendre arbrisseau de la montagne
Transporté sur un sol lointain,
Je sens que ma sève est tarie
Et je soulève vers le ciel
Ma tête mourante et flétrie.
Ah ! rendez ma racine au rocher paternel !
Au fait, pourquoi deux voix pour chanter cela ? Il y a donc deux arbrisseaux ? Réponse péremptoire ; c’est que le compositeur était élève du chevalier Lesueur, et qu’il convenait qu’il eût deux voix pour combiner des entrées, des contrepoints, etc. Et rien n’a ici le moindre intérêt quant à la forme.
Une troisième stance, surchargée d’imitations de canons, se chante sur ces paroles :
Ainsi Mandel, loin de la rive
Où coulèrent ses premiers jours,
Soupirait romance plaintive
Sur la lyre des troubadours.
Troubadour ! Et la romance est éditée chez Boieldieu jeune ! Mais c’est Boieldieu aîné qui aurait dû composer la musique : il ne se serait pas embarrassé de canons, lui, et cela aurait mieux valu ! Tout cela est écrit en style de leçon d’harmonie. Et pourtant il y a des éclaircies ; le chant prend par endroits un contour vraiment mélodique et expressif. C’est ainsi que le refrain, après un lent dessin ascendant partant du médium, éclate et se déroule ainsi :
Au changement de rythme près, c’est, complètement formé, le dessin final de la romance de Marguerite : « Voir s’exhaler mon âme dans ses baisers … ».
L’accompagnement de piano révèle aussi des intentions que, dans les œuvres futures, l’orchestre de Berlioz réalisera pleinement. Et nous trouvons aussi, dans cette romance de jeunesse, cette multiplicité d’indications expressives, de recommandations minutieuses dont l’auteur fut toujours prodigue. La septième et dernière stance (la mort de l’exilé) est, à tous les points de vue, bien intéressante. Elle commence par ces mots : « A demi-voix, et avec une excessive expression ». Les vers disent :
Lors, par degrés, faible et tremblante
S’éteignit la voix de Mandel.
Le chant s’incline par un lent mouvement chromatique qui, toutes proportions gardées, évoque à la pensée le tableau de l’apparition d’Hector dans les Troyens. En un long decrescendo la basse suit la même impulsion descendante, parcourant par une gamme diatonique un intervalle de près de quatre octaves. Et voici les indications suprêmes : « Éteignez presque entièrement la voix. — p. pp. ppp. — Ralentissez très peu. — Laisser vibrer le piano. » On le voit, ce sont déjà les préoccupations de sonorité, d’impression, et d’expression, que Berlioz gardera toute sa vie.
Il convenait d’insister sur un morceau de cette nature, car c’est une de ces œuvres où se révèle une surabondance juvénile, avec tous les défauts de l’inexpérience, mais toutes les promesses de l’avenir, — une de ces productions où les artistes à leur début veulent tout mettre confusément, mais d’où parfois il est possible de dégager de hautes visées et de nobles aspirations.
TOI QUI L’AIMAS, VERSE DES PLEURS. La tendance expressive, caractérisée, comme dans les exemples précédents, par l’altération des notes modales, est si bien marquée dans le chant de cette romance que nous ne résistons pas au désir d’en reproduire encore les parties essentielles :
Après un retour au majeur, la mélodie conclut ainsi :
Dans les romances ordinaires, le passage du mineur au majeur est fréquent, presque banal ; mais c’est l’inverse que pratique Berlioz, et cette exception est un des secrets de son originalité, déjà marquée dans ses premières œuvres. C’est la juste expression des paroles qui donne à sa musique un accent si pénétrant.
AMITIÉ, REPRENDS TON EMPIRE. Ici, nous revenons à la romance classique ; on songe à Méhul, Boieldieu, Dalayrac, et même, pourquoi ne pas l’avouer ? à Rouget de Lisle, « Rouget de Lisle qui, pour le dire en passant, a fait bien d’autres beaux chants que la Marseillaise », comme disent les Mémoires de Berlioz (chap. XXIX). Et il ne me déplaît pas de songer que l’auteur de l’Enfance du Christ a pu, dans sa jeunesse, subir cette influence-là !
CANON LIBRE A LA QUINTE. Que de mal a dû se donner l’élève de Lesueur (car on voit qu’il n’est encore qu’un élève) pour aligner ces lourdes notes ! Et combien, cette fois, il est loin de l’expression vraie ! Les paroles disent :
Brûlant d’amour, d’espérance,
Sans redouter les jaloux,
Le berger vole en silence
A l’aube du rendez-vous.
Et cela en canon à la quinte ! Voilà bien des méfaits causés par l’étude des théories !
Le Ménestrel, 4 Mars 1906, p. 67-68
(Suite)
Après cette curieuse série, traversons quelques années : nous voici en 1829 et 1830. Berlioz est déjà en pleine possession de son génie, puisque ce temps est celui de la Symphonie fantastique. Pourtant deux ouvrages qu’il publia dans ces deux années, les premiers qu’il ait offerts au public (après ces romances maintenant si dédaignées qu’il semble en avoir oublié jusqu’au souvenir), le satisfirent si peu que, leur ayant attribué les nos d’Op. 1 et Op. 2, il s’efforça d’en faire disparaître l’édition, et les remplaça postérieurement par d’autres dans la numération chronologique de son œuvre.
Schumann l’en a doucement raillé, dans un article tout bienveillant sur son Ouverture de Waverley. Constatant que la partition de ce morceau porte la mention d’œuvre 1, il poursuit : « Berlioz supprime donc son œuvre précédemment gravée sous le no 1 (Scènes de Faust) et désire qu’on regarde cette ouverture de Waverley comme sa première œuvre. Seulement, qui nous répond que la seconde œuvre 1 ne vienne aussi plus tard à ne plus lui plaire ? »
Ce n’est pas ici le lieu de parler en détail des Huit scènes de Faust qui, écrites en 1828, contiennent la substance de la Damnation de Faust : c’est à une étude de cette œuvre définitive que doit être rattachée celle de cet intéressant prototype. Bornons-nous à rappeler que Berlioz les composa dans l’enthousiasme que lui avait causé le Faust de Gœthe lu dans la traduction de Gérard de Nerval, dont il mit en musique les parties versifiées, qu’à son deuxième concert public, le 1er novembre 1829, il fit entendre la Scène des Sylphes sans aucun succès, et que, dans l’année même, il en publia à ses frais la partition d’orchestre. Puis, apercevant les imperfections de la composition, il arrêta la vente et détruisit les exemplaires qu’il put retrouver. La partition, en effet, est rare, et nous pouvons à bon droit la comprendre dans cette série d’œuvres semi-inédites. Mais nous en aurons assez dit, en un travail consacré principalement aux documents bibliographiques, quand nous aurons reproduit le libellé complet du titre, que voici :
Huit scènes
de
FAUST
Tragédie de Gœthe
Traduites par Gérard
Musique dédiée
à
Monsieur le Vicomte de Larochefoucauld
Aide de camp du Roi, Directeur-général des Beaux-Arts
Composée par
HECTOR BERLIOZ
Grande Partition
Je me consacre au tumulte, aux jouissances les plus
douloureuses, à l’Amour qui sent la haine, à la Paix qui sent le désespoir.
Gœthe (Faust)
One fatal remembrance, one sorrow that throws
Its bleak shade alike o’er our joys and our woes.
Th. Moore
(Irish
Mélodies)
Œuvre 1 Prix 30 fr.
A PARIS
Chez Schlesinger, rue de Richelieu, no 97
Le même désaveu a été infligé à l’Op. 2. Sous ce numéro, Berlioz avait fait graver certain Ballet des Ombres, quintessence de romantisme, dont l’esprit était affirmé au regard par le titre, imprimé sur papier noir, les lettres et le dessin de la vignette ressortant en blanc. J’en trouve une mention dans la correspondance de Berlioz ; c’est dans sa lettre du 27 décembre 1829 [CG no. 147], à Humbert Ferrand : « Vous recevrez d’ici à une vingtaine de jours notre collection de Mélodies irlandaises, avec le Ballet des Ombres que Dubois m’a prié de faire et qui est déjà gravé. » Pas un autre mot dans le reste de ses écrits. Il semble qu’il ait détruit complètement l’édition aussitôt après qu’elle eût paru, car il a fait passer le no d’Op. 2 aux Mélodies irlandaises, nommées dans la même citation, et qui parurent, presque simultanément, dans les premiers mois de 1830. On n’en connaît aujourd’hui qu’un seul exemplaire, appartenant à M. le vicomte Spoulberch de Lovenjoul. En outre, M. Raoul Pugno en conserve l’autographe, retrouvé, de façon toute fortuite, au milieu d’un lot de papiers sans valeur, dans le fonds d’un marchand de musique, M. Pugno frère, chez lequel on ne saurait dire comment est venue échouer une si curieuse relique.
A défaut de la représentation complète de son titre bizarre (que M. Adolphe Jullien a reproduit en fac-similé dans son livre sur Berlioz), donnons-en au moins le libellé :
LE BALLET DES OMBRES
(Vignette représentant une ronde de fantômes dans un cimetière.)
Ronde nocturne
pour chœur et piano,
IMITÉE DE HERDER, PAR M. A. D.
Musique dédiée
A M. C. URHAN
et composée par
HECTOR BERLIOZ
« This now the very witching time of night.
When churchyards yawn, and hell it self breathes out
Contagion to this world… »
(Shakespeare).
Œuvre 2.
Prix : 5 fr.
PARIS
Chez Schlesinger, rue de Richelieu, 97.
Lith. de Renou.
rue d’Enghien, 30.
La lecture de la musique ne nous a pas révélé qu’elle méritât le désaveu que semble lui avoir infligé Berlioz. Peut-être son dédain fut-il motivé plutôt par le peu d’importance de la composition que par des défauts qu’il lui aurait reconnus : le Ballet des Ombres n’a pas plus de développement qu’une romance ; cette considération suffit sans doute à persuader au jeune compositeur qu’une si courte production ne méritait pas de tenir la place d’un numéro dans son œuvre. La prosodie en est d’ailleurs défectueuse. Mais la musique n’est nullement méprisable : elle est certainement meilleure que celle de la plupart des Mélodies irlandaises dont le recueil a pris sa place comme Op. 2, et elle n’a rien du caractère extravagant qu’on aurait pu attendre de l’aspect du titre. C’est une danse fantastique à trois temps, en mineur, chantée dans une nuance presque constamment pianissimo ; par sa couleur, elle évoque à ma pensée le souvenir de certaines musiques qu’on entendait, il y a une trentaine d’années, dans des milieux qui passaient pour avancés, tels que la Société Nationale : pour préciser, je la rapprocherai de la première forme de la Danse macabre, de M. Saint-Saëns, chantée sur des vers du poète qui signe aujourd’hui Jean Lahor, — non qu’il y ait entre les deux morceaux des ressemblances de forme (sauf la mesure à trois temps et la tonalité mineure), mais à cause d’une certaine analogie de sentiment. Sans doute, il y a, dans le morceau de Berlioz, des cris étouffés : Hou ! Hou ! dont l’harmonie rappelle les Uhui ! Uhui ! du Freischütz. Mais si, par ce détail, l’auteur semble se rattacher à un de ses devanciers, nous allons en revanche le trouver entièrement lui-même dans le motif suivant, qui termine chacun des couplets de la chanson :
C’est, on l’a reconnu, un dessin repris dix ans plus tard pour être introduit dans la partie la plus ingénieuse du scherzo de la Reine Mab, dans le tintillement fantasque des petites cymbales antiques et des harpes ; Berlioz n’avait donc pas tant condamné la musique du Ballet des Ombres !
Nous n’allons guère tarder à le voir multiplier les emprunts du même genre aux essais de sa jeunesse, où il a trouvé parfois les thèmes de ses compositions les plus définitives.
Le Ménestrel, 11 Mars 1906, p. 75-76
(Suite)
Les morceaux qu’il nous reste à examiner ici ont été, de la part de leur auteur, l’objet d’un dédain qui s’est traduit par le fait qu’il n’a jamais cherché à les propager dans le public en les faisant éditer lui-même.
JE CROIS EN VOUS, romance, paroles de M. Léon Guérin, musique de M. Hector Berlioz. — Cette composition, de peu d’étendue, a paru dans un journal de modes, le Protée, no de septembre 1834 ; elle n’a pas figuré dans le recueil des 33 Mélodies, ni dans aucun autre. Il suffirait d’en mentionner le nom, si la lecture de la mélodie ne nous révélait une particularité intéressante : Berlioz l’a reprise pour l’introduire dans Benvenuto Cellini, où elle figure par deux fois, et en très bonne place ; c’est l’ariette d’Arlequin, jouée par le hautbois solo, pendant la pantomime du Carnaval, et c’est aussi le second thème de l’andante de l’ouverture, succédant immédiatement à l’exposition morcelée du chant du Cardinal ; elle n’a pas subi d’autre modification que l’addition d’une mesure destinée à donner de l’élargissement à la première période, un peu courte en effet dans la romance chantée.
Nous en avons trouvé une esquisse autographe sur un album dont il sera question dans la suite de ce travail.
HYMNE POUR SIX INSTRUMENTS A VENT. — Ce morceau a figuré sur le programme du concert donné par Berhoz à la salle Herz le 3 février 1844 (le même où fut donnée la première audition de l’ouverture du Carnaval romain) sous le titre suivant :
Hymne de M. Berlioz pour six instruments à vent récemment perfectionnés et inventés par ADOLPHE SAX :
Petite trompette dixième à cylindres, en mi bémol aigu ; petit Bugle à cylindres, en mi Bémol ; grand Bugle à cylindres, en si bémol ; Clarinette soprano, Clarinette basse ; Saxophone ;
Exécuté pour la première fois
par MM. DAUVERNÉ, ARBAN, DUFRESNE, LEPERS, DUPREZ, SAX.
La Revue et Gazette musicale du 11 février 1844 a rendu compte en ces termes de cette audition :
L’Hymne, transcrit pour les six instruments à vent de M. Adolphe Sax, n’avait pas originairement la destination que M. Berlioz lui a assignée dans ce concert. Composé sur des paroles, il a été chanté à Marseille avec grand succès. En le réduisant pour en faire un sextuor instrumental, l’auteur a voulu simplement offrir à M. Adolphe Sax l’occasion de produire en public des inventions ou des perfectionnements dont presque tous les compositeurs et les critiques distingués de l’époque ont apprécié le mérite. Voici l’impression généralement éprouvée par l’auditoire. La petite trompette à cylindres en mi bémol, le petit bugle à cylindres en mi bémol aussi, le grand bugle à cylindres en si bémol, la clarinette soprano, la clarinette basse et le saxophone ont paru d’un beau timbre et d’une sonorité aussi pleine que satisfaisante. Si les praticiens ont seuls le droit de prononcer sur les difficultés du mécanisme, dont ils sont les juges naturels, toute oreille bien conformée et tant soit peu exercée est compétente pour apprécier la qualité du son d’un instrument. L’opinion publique a ratifié par ses suffrages les tentatives de M. Adolphe Sax, tout en reconnaissant que, malgré leur talent incontestable, les exécutants n’avaient pas eu le temps de se familiariser avec ces instruments nouveaux ; mais ceci n’est que secondaire. D’autres épreuves plus spéciales et préparées de plus longue main finiront par porter la conviction dans tous les esprits exempts de partialité.
L’intérêt de cette partie du concert résidait donc uniquement dans l’essai des instruments nouveaux, bien plutôt que dans l’audition de la musique de Berlioz. Celle-ci même, on l’a vu, n’avait pas été composée spécialement. Il apparaît par là que, dès le premier jour, ces instruments de Sax furent voués aux transcriptions bien plutôt qu’aux compositions originales, rôle qu’ils semblent avoir conservé d’une façon définitive.
Est-il possible d’identifier avec quelque œuvre connue cet hymne écrit sur des paroles et chanté à Marseille avant 1844 ? Mais d’abord, nous n’avons connaissance d’aucune audition berliozienne à Marseille avant le concert que l’auteur dirigea postérieurement dans cette ville, et dont il a rendu compte dans ses Grotesques de la musique. C’est à nos confrères marseillais qu’il appartiendrait d’élucider ce petit point d’histoire. Cherchons cependant dans Berlioz si nous découvrons quelque page dont la forme corresponde aux indications ci-dessus. Nous en voyons deux. D’abord un Chant Sacré qu’il composa pour son recueil de Mélodies irlandaises, Op. 2, paru en 1830, et qu’il orchestra plus tard ; puis la Méditation religieuse, datée de Rome, 4 août 1831, et qui a formé le no 1 de Tristia : tous deux sont à six voix, le même nombre que les instruments annoncés : l’orchestre était là, l’exécution put être complète. Nous pensons ne pas trop nous aventurer dans le domaine de l’hypothèse en admettant que l’Hymne de 1844 est un de ces deux morceaux, et nous opterions volontiers pour le premier, qui offre des ressources plus variées et permettait de faire entendre par endroits les instruments en solo.
Ouverture de LA TOUR DE NICE. — Ce titre a figuré sur le programme du concert donné sous la direction de Berlioz aux Champs-Elysées le 19 janvier 1845, en tête de la seconde partie. Bonne ou mauvaise, mal ou bien exécutée, l’œuvre ne fut pas comprise, et les critiques les plus dévoués à Berlioz ne cherchèrent pas à en masquer l’insuccès. D’Ortigue écrivit dans la France musicale (26 janvier) : « Nous nous abstiendrons de porter un jugement… Sous le rapport de l’orchestration, de la grandeur du plan et de l’ampleur du développement, cette ouverture nous a semblé digne de son auteur ; mais quant au mérite de l’idée principale, nous avouons qu’elle ne nous a laissé que de vagues impressions. » De son côté, le rédacteur de la Revue et Gazette musicale terminait son compte rendu par ces deux mots : « Nous devons parler d’une nouvelle ouverture écrite par M. Berlioz pendant son dernier voyage dans le Midi. Mais la Tour de Nice a été trop confusément exécutée ; on ne saurait porter aujourd’hui un jugement sérieux. Une seconde audition nous mettra plus à même d’en apprécier bientôt la valeur. » Cette seconde audition n’eut pas lieu, et l’ouverture de la Tour de Nice n’a jamais plus reparu sur un programme de concert.
Nous savons pourtant que la musique n’a pas été complètement perdue, car nous avons retrouvé une partie de la Tour de Nice dans le manuscrit de l’ouverture du Corsaire. Nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer purement et simplement le lecteur au chapitre antérieur où nous avons étudié les documents relatifs à cette dernière œuvre, et dit dans quelles circonstances Berlioz a composé la Tour de Nice elle-même.
Voici un autre morceau qui constitue une véritable curiosité. Il a été tiré à plusieurs éditions, avec des titres différents qui, les uns et les autres, donnent une certaine impression d’égarement d’autant plus déconcertante que le nom de Berlioz y est inscrit le plus sérieusement du monde. Voici, scrupuleusement reproduit, celui de l’édition la plus complète, dont la Bibliothèque Nationale possède un exemplaire :
ÉRECTION DU TEMPLE
PRÉDIT PAR SALOMON, DÉCRIT PAR EZÉCHIEL
et
devant être élevé à Paris
par
J.-H. VRIES
Comme gage de la réconciliation entre Dieu et l’homme,
entre l’homme et son prochain
Signal de la paix universelle
HYMNE POUR LA CONSÉCRATION DU NOUVEAU TABERNACLE
Musique par HECTOR BERLIOZ
Religion vient de religare, lier de nouveau. Lorsque tous les hommes seront
unis par la même religion, la paix régnera sur la terre.
Ce titre est entouré de vignettes symbolisant les diverses religions actuelles : une croix au milieu des nuées, un calice, une Bible, les Tables de la loi, une flamme, et divers autres attributs. Puis on tourne la page, et l’on voit un dessin qui occupe toute la hauteur, représentant les Champs-Élysées de Paris avec l’Arc de Triomphe au bout, et, au premier plan, vis-à-vis l’entrée du Palais de l’Industrie, une immense maison en construction, devant laquelle stationne une foule de gens de toutes classes, ouvriers, savants, penseurs, qui semblent y travailler. En haut de la page, ce titre :
Érection du temple de marbre par Vries.
Quatre citations des Écritures sont inscrites au bas. Au verso de ce second titre commence la musique de l’hymne, en tête de laquelle le nom de Berlioz est de nouveau répété. J’ai eu entre les mains une autre édition, dans laquelle le titre est plus concis, et où le temple prédit par Salomon, etc., est dit « manifesté en vision à VRIES ». Le nom de Berlioz y est suivi d’un portrait qui n’est pas le sien. Enfin, à la suite de cinq versets de l’Écriture est donnée cette indication, intéressante pour la bibliographie, et qui manque aux autres éditions :
Paris
Bureaux de l’Alliance-Nouvelle, rue du Dauphin, 3 (en face le jardin des
Tuileries)
1863
Enfin la Bibliothèque du Conservatoire et la Bibliothèque Nationale possèdent chacune un exemplaire d’une troisième édition, n’ayant pas d’autre titre que celui de la première page de musique, mais qui nous offre une autre particularité intéressante, celle d’une date de dépôt de quatre ans antérieure à celle de l’édition précédente : 1859.
Les rares personnes qui ont eu connaissance de ce document, au moins bizarre, ont été unanimes à déclarer qu’elles ignoraient tout de son origine comme de sa destination. Je vais satisfaire leur curiosité. Les renseignements qui vont suivre ne sont pas, à la vérité, pris aux sources auxquelles les historiens de la musique ont accoutumé de puiser ; nous verrons pourtant intervenir plusieurs noms de musiciens notables dans le récit dont ils nous fournissent la matière, et ce récit nous ouvrira des vues curieuses sur la vie anecdotique du second Empire.
Le Ménestrel, 18 Mars 1906, p. 83-84
(Suite)
Il était arrivé dans Paris, vers 1858, un singulier personnage, venu on ne sait d’où, se disant médecin, et prétendant apporter un remède infaillible pour la guérison du cancer. Il était mulâtre, particularité qui augmentait la curiosité avec laquelle il fut accueilli ; aussi l’appela-t-on le docteur Noir : son vrai nom était Vriès ; quant au titre de docteur, il n’avait, certes, aucun droit à le prendre. Mais le bruit fut tel autour des prétendues cures de cet empirique qu’il devint le médecin à la mode. La science même s’en émut. Le célèbre chirurgien Velpeau consentit à lui donner accès à l’hôpital de la Charité et lui permit de traiter à sa façon quelques malades dont l’état, considéré comme désespéré, justifiait des expériences pouvant leur être favorables à eux-mêmes, en même temps qu’utiles à l’humanité. Mais la conviction du savant ne fut pas longue à se faire : les traitements furent commencés le 27 janvier 1859, et dès le 29 mars suivant, Velpeau en rendait compte à l’Académie de Médecine en une communication dans laquelle il jugeait le prétendu docteur Noir avec une terrible sévérité. Et nous savons de reste que, malgré tant d’efforts accomplis durant ces cinquante années, le remède contre l’horrible mal reste encore à trouver.
La Chronique médicale, d’après laquelle nous venons de rapporter les enseignements ci-dessus, explique ainsi les origines de la vogue passagère du docteur Noir :
« Le chroniqueur Jules Lecomte fut l’un des premiers et des plus bruyants coryphées de ce médicastre exotique. Il annonça, en termes pompeux, la cure merveilleuse de M. Sax « qui, sans espoir, mais stoïque, et aussi courageux devant la mort que devant ses ennemis, calculait froidement et admirablement les mois qui lui restaient à vivre, quand un de ses amis, M. Oscar Comettant, lui parla de Vriès…. qui a entrepris un traitement interne, empêché la tumeur de se nourrir. Il la dissout, la dessèche …, elle va tomber ! Les savants, jadis éloignés, accourent aujourd’hui et crient au miracle : Adolphe Sax est sauvé ! »
Revenons maintenant à Berlioz, dont nous nous sommes moins éloignés qu’il ne semble. Nous lisons, dans une de ses lettres, du 13 février 1859 [CG no. 2353] :
« J’ai été bien malade il y a six semaines ; je commence à me remettre, grâce aux soins du fameux docteur Noir, le sauveur de notre ami Sax. Vous savez que Sax avait un cancer mélanique à la lèvre supérieure ; il était condamné par toute la faculté de Paris. Et le voilà radicalement guéri ; son affreux bubon de la lèvre est tornbé, il n’y paraît plus. Jeudi prochain, les amis de Sax, en très grand nombre, donneront au docteur Vriès (c’est son nom) un dîner à l’hôtel du Louvre, qui promet d’être fort gai et même musical. »
Voici quelques lignes encore d’une lettre de Berlioz datant d’un mois plus tard, le 18 mars (toutes deux ayant été écrites, observons-le, au cours de la période durant laquelle Vriès avait été admis à faire ses expériences à la Charité, autorisation qui, en préjugeant à tort du résultat favorable, avait certainement grandi sa notoriété momentanée) :
« Je n’ose vous engager à faire le voyage de Paris pour soigner vos yeux ; les cures du docteur Vriès dans cette spécialité ne me sont pas connues ; il est en outre en ce moment et il sera de plus en plus inabordable ; il faut faire queue chez lui pendant quatre ou cinq heures sans être sûr de pouvoir lui parler, et il vous demandera plusieurs mois pour suivre son traitement. Quant à moi, je suis depuis plus de dix jours repris de mes infernales coliques qui ne me quittent pas une heure sur vingt-quatre. Rien n’y fait. » [CG no. 2363]
Il n’est que trop vrai que ce ne fut ni Vriès, ni aucun autre médecin, qui guérit Berlioz de sa maladie intestinale, dont il souffrit jusqu’à la veille de sa mort.
Mais, dira-t-on, où tendent ces histoires de maladies, de médecins et de nègres, et quel rapport peuvent-elles avoir avec l’œuvre musicale de Berlioz ?
On va le voir sans plus tarder.
Dans la communication de Velpeau à l’Académie de Médecine dont nous avons résumé les lignes principales, l’illustre praticien, en exprimant ses regrets d’avoir pu être trompé un instant par un charlatan, avait dit entre autres choses :
« Si j’avais connu les élucubrations mystiques de M. Vriès sur le fameux temple de marbre aux Champs-Elysées… »
Nous y voici : le temple de marbre, c’est l’édifice chimérique pour la consécration duquel Berlioz a composé l’hymne qui fait l’objet de cet article. Et Vriès, trois fois nommé dans cette « élucubration » (Érection du temple de marbre par Vriès, — devant être élevé à Paris par J.-H. Vriès — manifesté en vision à Vriès), c’est le docteur Noir, l’opérateur, l’empirique, qui remplit tout Paris, pendant des mois, du bruit de sa réclame, pour tomber ensuite brusquement sous le mépris public, et dont Berlioz, attiré, comme tant d’autres fois, par un vain mirage, n’avait pas craint de réclamer les soins.
Nous comprenons maintenant comment il a consenti à inscrire son nom sur une composition destinée à glorifier une idée qui lui était fort indifférente en soi, mais dont l’initiateur l’intéressait fort, puisqu’il en attendait la guérison de ses maux. Il faut avouer d’ailleurs qu’il ne se mit pas en très grands frais d’imagination pour le satisfaire. Son Hymne pour la consécration d’un nouveau tabernacle est sans doute la moins développée de toutes les compositions auxquelles il a attaché son nom. C’est un simple chant de seize mesures, pour chœur à trois voix avec accompagnement de piano ou orgue, et une ritournelle de quatre mesures. La lecture nous révèle qu’elle rentre dans ce genre de compositions qu’il a caractérisées lui-même en parlant d’un méchant morceau de Gluck qu’il pense avoir été fait de la manière suivante : « Gluck n’aura pas voulu se donner la peine de l’écrire, et il aura dit un jour à son domestique : « Fritz, quand tu auras ciré mes bottes, fais-moi la musique de ce chœur… »
Aussi bien, ce Berlioz, qu’une légende heureusement démentie a voulu nous faire prendre pour un esprit haineux, envieux, plein de fiel, était assurément le plus obligeant des hommes ! Il fallait bien qu’il en fût ainsi, pour qu’il donnât l’exemple que je vais dire. Il avait pour compatriote un maître de chapelle qui jouissait d’une certaine notoriété il y a quelque quarante années, Sain d’Arod, né à Vienne, chef-lieu de l’arrondissement duquel dépend la Côte Saint-André. Ce Sain d’Arod a bien prouvé qu’il était en effet compatriote de Berlioz, puisqu’il a écrit une cantate en l’honneur de Ponsard… Il a aussi composé, tout au moins compilé, un volumineux recueil de chants religieux paru sous ce titre : Le Livre choral, ou répertoire populaire des chants de l’église dans les diocèses de France, recueillis par les soins du Commandeur Sain d’Arod, Maître de chapelle honoraire de Saint Pierre du Vatican. Il y a un peu de tout dans ces cinq cents pages, qui comprennent tour à tour plains-chants, cantiques, motets latins, motets français : ce sont tantôt des œuvres originales de maîtres, comme l’Ave verum de Mozart, tantôt des transcriptions de pages classiques sur des textes appropriés, tantôt enfin des morceaux signés de compositeurs modernes, écrits par ceux-ci pour faire plaisir à l’auteur du recueil.
Le nom de Berlioz figure trois fois en tête de ces morceaux pour lutrins de village et confréries de Saint-Rosaire.
C’est d’abord un Veni creator, motet sans accompagnement. On lit au bas cette note : « On peut soutenir les voix avec l’harmonium, à la condition expresse que la main gauche jouera à la clef de sol ». A ce genre d’exigences précises nous reconnaissons notre Berlioz. Le morceau est très développé, et j’ai quelques craintes qu’à l’audition il ne semble quelque peu ennuyeux… Au reste, la recherche de simplicité y est sensible ; mais cette incursion de l’auteur de la Fantastique dans le domaine du cantique ne m’inspire, je l’avoue, aucune considération nouvelle pour son génie. Je n’aime pas voir un Berlioz chercher à s’abaisser, ou, comme dit le grand Corneille, aspirer à descendre.
C’est ensuite un Tantum ergo à trois voix de femmes, avec solo, et accompagnement d’harmonium. Ici ce n’est plus le style du cantique qui domine, mais bien plutôt celui de la leçon d’harmonie. Il est sans essor.
Et pour finir, une simple transcription : sous le titre d’Invocation à louer Dieu, c’est un air de Couperin, organiste de Louis XIV, mis à trois voix égales avec accompagnement par H. BERLIOZ. Cet air de Couperin est la pièce de clavecin intitulée Sœur Monique, exemple charmant de dévotion aisée en musique.
Nous ne saurions avoir la consolation de douter de l’authenticité de ces morceaux ; le style de Berlioz est très reconnaissable, on y retrouve… tous ses défauts !
Ayant fait cette découverte (négligeable, je puis l’avouer) en feuilletant à la Bibliothèque du Conservatoire le recueil de Sain d’Arod, je me suis empressé de la communiquer à M. Ch. Malherbe, qui en a fait bon usage en insérant ces morceaux inconnus dans l’édition des œuvres complètes de Berlioz. Leur voisinage n’empêchera pas la Damnation de Faust d’être un chef-d’œuvre !
Nous aurions aimé, à la fin de cette étude des compositions semi-inédites du maître, rester sur une impression plus favorable. Fort heureusement cette impression ne durera pas, car nous allons, dans une nouvelle partie de notre travail, revenir aux œuvres de sa jeunesse ; et là au moins nous retrouverons l’exubérance, l’enthousiasme, la vie, sans lesquels l’idée de Berlioz ne se pourrait concevoir.
Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er février 2013.
© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.
Retour à la page Julien
Tiersot: Berlioziana
Retour à la page Exécutions et articles contemporains
Retour à la Page d’accueil
Back to Julien Tiersot: Berlioziana
page
Back to Contemporary Performances and Articles page
Back to Home Page