Site Hector Berlioz

Julien Tiersot: Berlioziana

11. SYMPHONIE FUNÈBRE ET TRIOMPHALE: L’APOTHÉOSE

    Cette page présente les deux articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Symphonie funèbre et triomphale: l’Apothéose ”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 1200].

Le Ménestrel, 3 Septembre 1905

Le Ménestrel, 10 Septembre 1905

Le Ménestrel, 3 Septembre 1905, p. 284

SYMPHONIE FUNÈBRE ET TRIOMPHALE

L’APOTHÉOSE

    Nous avons, dans un précédent chapitre, dit quelles furent les hésitations de Berlioz à adopter le titre qui est dévenu définitivement : Symphonie funèbre et triomphale (1). Nous savons, d’autre part, par les Mémoires mêmes, que cette œuvre d’un genre particulier, composée pour une fête nationale, et, par ce fait seul, apparentée plutôt aux symphonies militaires de Gossec qu’à la pure symphonie beethovenienne, fut écrite pour un orchestre d’instruments à vent et à percussion, et exécutée sous cette première forme, en plein air, au milieu du peuple de Paris, lors de la dixième commémoration des journées de juillet 1830 et de l’inauguration de la colonne de la Bastille (28 juillet 1840) : qu’ensuite l’auteur ajouta les instruments à cordes à la dernière partie (Apothéose), et qu’il renforça la sonorité de la péroraison par l’addition des chœurs. Sous cette forme complète, Berlioz l’a fait exécuter maintes fois dans ses concerts de 1840 à 1846, notamment dans ses grands festivals à l’Opéra et à l’Exposition de l’Industrie, ainsi que dans quelques villes d’Allemagne. La grande partition a paru en 1843 sous le no d’op. 15 (Schlesinger). Thalberg a fait une transcription pour piano de l’Apothéose.

    M. Ch. Malherbe possède un manuscrit de l’œuvre, non autographe, sauf la première page ; tout le reste de la partition est de la main du copiste ordinaire de Berlioz. Nous n’y saurions donc pas trouver le sujet d’observations utiles.

    Mais si nous n’avons aucune particularité inédite à signaler sur la composition de la symphonie originale et complète, par contre, il est une de ses parties, la dernière, sur laquelle des documents, émanant pour la plupart de Berlioz lui-même, vont nous apporter des lumières qui éclaireront d’un jour nouveau sa pensée.

    Le caractère essentiel de la Symphonie funèbre et triomphale est le caractère populaire. Wagner l’a justement défini dans une citation souvent reproduite : « Quand j’entendis cette symphonie, j’éprouvai l’impression vive que le premier gamin en blouse bleue et en bonnet rouge devait la comprendre à fond ; ce genre de compréhension, à vrai dire, exigerait de ma part le nom de national plutôt que celui de populaire ». Berlioz lui-même, dans une note sur sa vie et son œuvre rédigée pour un biographe (2), s’exprime en ces termes : « Le morceau l’Apothéose est populaire à Paris. » Et l’on peut invoquer à l’appui de cette assertion un petit tableau de la vie de Paris au temps de Louis-Philippe que nous ont laissé les « Nouvelles » de la Gazette musicale en 1842 :

    Une promenade fort originale a égayé cette semaine les habitants du Palais-Royal, des Italiens, de l’Opéra. Une compagnie de sapeurs, un tambour-major superbe, une compagnie de tambours, une autre d’excellents musiciens exécutant la Marche du convoi de Berlioz, etc., formaient le cortège… Ce régiment de nouvelle espèce était composé de conscrits du 2e arrondissement, dont le tirage s’était fait dans la journée au Palais de Justice (3).

    Mais pour qu’une œuvre mérite véritablement la qualification de « populaire », il ne suffit pas qu’elle soit populaire par l’inspiration, il faut qu’elle le soit aussi par la forme. L’anecdote des conscrits de 1842 jouant de la musique de Berlioz est donc intéressante, mais exceptionnelle ; car les conscrits de France n’ont pas l’habitude de défiler dans les rues en jouant des symphonies, mais en chantant des chansons.

    Or, bien que Berlioz ait ajouté — après coup — une partie chorale au finale de la symphonie, cette partie ne constitue rien moins qu’un chant : elle est faite d’accords, où les voix n’ont d’autre effet que d’apporter l’appoint de leur sonorité pour renforcer l’harmonie des instruments ; mais elles ne doublent même pas la partie mélodique, et cela par la simple raison que Berlioz, ayant conçu sa symphonie à un point de vue purement orchestral, avait exposé son thème principal dans un ton, excellent pour les instruments, mais complètement en dehors du diapason des voix moyennes (4).

    Pourtant, le thème qui forme l’exposition de l’Apothéose est si mélodique, et, par sa contexture générale, semble si bien fait pour être chanté, que l’idée de le faire interpréter par un chœur devait venir naturellement à qui, familier avec cette partie de l’œuvre de Berlioz, a en même temps le sentiment des nécessités de l’art populaire. C’est ainsi que l’auteur de cette étude fut amené à le transcrire pour les voix accompagnées par la musique militaire, lorsqu’à l’occasion du centenaire de Berlioz il fut consulté sur la meilleure manière de glorifier le maître par les accents de sa propre musique. Il commença par transposer le chant de l’Apothéose de si bémol en mi bémol, ton qui mettait la mélodie dans le diapason des voix de soprano et de ténor, très favorable en outre aux instruments de la moderne musique militaire, notamment aux trompettes, qui y sont dans leur ton naturel. Après la fanfare initiale, le thème fut donc exposé deux fois dans tout son développement, formant deux larges strophes, avec, pour conclusion, la péroraison même de la symphonie. Quant aux paroles, il est bien vrai qu’on trouve dans la partie vocale de l’œuvre originale des mots chantés qui parfois s’efforcent de prendre la forme de vers : « Gloire ! Gloire et triomphe ! Gloire et triomphe à ces héros. — ils sont tombés aux champs de la patrie », etc. Mais, outre l’irrégularité de leur forme, ces paroles (elles sont d’Antony Deschamps) avaient l’inconvénient d’évoquer la pensée unique du jour pour la commémoration duquel la symphonie fut composée. Si donc l’on voulait que cette œuvre, d’ailleurs conçue dans une si noble intention, s’élevât au caractère de généralisation qui devait lui permettre d’exprimer d’une façon vraiment permanente le sentiment national, il fallait substituer à des vers de circonstance une poésie traduisant ce sentiment général, dont l’accent est implicitement, mais très fortement, contenu dans le chant de Berlioz. Pour obtenir ce résultat, l’on demanda la collaboration du poète qui sait le mieux aujourd’hui exprimer l’aspiration populaire dans les formes d’un lyrisme s’associant aussi volontiers aux chants issus du peuple qu’aux nobles et pures aspirations des maîtres, M. Maurice Bouchor. Celui-ci, outre qu’il eut à développer ses strophes de façon à leur donner l’étendue et la périodicité de la composition musicale telle que nous en avons expliqué la construction, s’appliqua à traduire le sentiment de la postérité célébrant les louanges de ceux qui en sont l’honneur, et, au lieu des seuls héros de 1830, à chanter la gloire des héros, quels qu’ils fussent :

Gloire à vous tous, ô nobles cœurs,
Calmes héros épris de sacrifice !
Gloire aux martyrs, gloire aux vainqueurs,
Aux combattants de la justice !

Vous, dont il faut bénir
Le souvenir,
Brillez clairs comme des phares
Pour vous, mâles accents
Toujours puissants.
Vibrez tels que des fanfares !…

O maîtres vénérés,
Vos fronts sacrés
Rayonnent de pure gloire ;
Au seuil des temps nouveaux.
Sur vos tombeaux
Se dresse votre mémoire, etc.

    Ce ne fut pourtant pas sans quelques appréhensions que nous opérâmes ce remaniement. Car, il était impossible de le méconnaître, nous touchions à l’œuvre de Berlioz. Il avait fallu récrire la musique, adopter un développement nouveau, changer les paroles ; et, bien que nous eussions conscience que ce travail était exécuté par des mains pieuses et dans des intentions que l’on ne pouvait méconnaître, nous nous demandions parfois si lui, l’artiste au caractère ombrageux, qui s’irritait contre les gens qu’il jugeait coupables d’attentats sur les chefs-d’œuvre, il ne nous aurait pas aussi accablés de ses malédictions, traités de sacrilèges, accusés d’avoir voulu le corriger, « comme d’autres ont corrigé Beethoven ou Shakespeare », reproché d’avoir prétendu lui faire l’aumône de notre science et de notre goût (5).

    Des trouvailles faites postérieurement m’ont tiré complètement d’inquiétude ; elles ont libéré ma conscience de tout remords, en me procurant la joie de la certitude que j’avais bien compris et deviné la pensée du maître ; car elles m’ont appris que les arrangements que je m’étais permis d’entreprendre avaient été déjà faits, et de façon presque identique, par Berlioz lui-même.

___________________________________

(1) Voy. Ménestrel du 7 août 1904.  
(2) Autographe de la collection du professeur Siegfried Ochs, dans Die Musik, publié par RICHARD STRAUSS, vol. IV.  
(3) Gazette musicale du 27 février 1842.  
(4) Il faut avouer que les symphonistes ont un art tout particulier pour rendre inchantables, par les tons qu’ils adoptent, les thèmes de leurs compositions. Beethoven n’a-t-il pas fait de même quand il a choisi le ton de pour le final de sa Symphonie avec chœurs, de façon que le chant ne peut jamais être placé que dans le registre le plus grave de la basse ou le plus aigu du soprano, mais jamais dans une tessiture moyenne ?  
(5) Expressions des Mémoires.

Le Ménestrel, 10 Septembre 1905, p. 292-293

(Suite)

    Par ces documents, qui m’étaient inconnus à l’époque du centenaire, nous voilà rentrés dans notre sujet : l’étude de Berlioz inédit, dont les considérations précédentes nous avaient pour un instant écartés.

    Et d’abord, en voici un premier qui va nous montrer péremptoirement que Berlioz ne tenait aucunement aux paroles célébrant spécialement la mémoire des hommes de 1830. Celui-ci nous vient de l’éditeur de la symphonie, qui a conservé, dans son matériel, des parties vocales autographiées en vue d’une exécution postérieure à celle de 1840, celle du festival de l’industrie, qui eut lieu quatre ans plus tard. La cérémonie n’ayant plus rien d’héroïque, les paroles furent remaniées dans l’esprit de la nouvelle solennité :

Gloire et triomphe à l’Art vainqueur
Qu’il règne en maître sur notre patrie !
Gloire et respect à votre ardeur ;
Venez, héros de l’Industrie.

Gardez dans votre cœur,
La noble ardeur
Pour la cause trois fois sainte
De l’éternel Progrès !
Que vos congrès
Sans entraves et sans crainte
Célèbrent de la paix
Tous les bienfaits !
 De l’Humanité,
 Votre cohorte aura porté
 Bien haut la fière
 Bannière.

    Ce premier remaniement, exécuté sous les yeux de Berlioz et pour une audition dirigée par lui, nous paraît avoir amplement justifié la composition de nouveaux vers destinés à glorifier, au milieu d’autres grandes idées, la tâche de l’artiste créateur.

    Mais ces paroles mêmes étaient appliquées à la partie chorale de la symphonie, où les voix ne jouent qu’un rôle effacé. Plus tard Berlioz se rendit compte que l’organe humain était vraiment par trop sacrifié dans une composition où il devait tenir le premier rôle : il résolut donc de faire de lApothéose une transcription chorale, et non seulement il l’écrivit, mais il parvint à la faire éditer.

    J’ai dû la première connaissance de cette œuvre, très ignorée, à une lettre que Berlioz écrivit de Londres, le 14 juin 1848, à son ami l’architecte Duc, comme lui prix de Rome de 1830, et qui fut de moitié avec lui dans la célébration de la fête commémorative de juillet 1840, car il était l’architecte de la colonne inaugurée aux sons de la symphonie. Aussi Berlioz, en lui envoyant le premier exemplaire de sa transcription vocale, lui parle-t-il comme à un véritable collaborateur de son œuvre. Remarquons bien, pour en comprendre tout le sens, la date de la lettre: 14 juin 1848, année de révolution dans toute l’Europe. [CG no. 1200, 26 mai 1848; voyez aussi, Tiersot, 1919]

MON CHER DUC,

Notre morceau (l’Apothéose) vient enfin de paraître. On a cru devoir en mutiler le titre. J’avais écrit : Composé pour l’inauguration de la Colonne de la Bastille — et plus loin : « Dédié à M. Duc, architecte de la Colonne de la Bastille ». Alors on comprenait ce que la colonne avait à faire là dedans et l’à propos de la dédicace. Mais depuis le mouvement dernier des chartistes, le bourgeois de Londres a en horreur profonde tout ce qui se rapporte de près ou de loin aux révolutions ; en conséquence, mon éditeur n’a pas voulu qu’il fût seulement question sur le titre du morceau de ton monument ni de ceux pour qui il a été élevé… La Marche hongroise à 4 mains est aussi publiée chez Beale, et le chœur des Sylphes paraîtra dans peu… Notre morceau produirait je crois un très grand effet exécuté par des masses et instrumenté. Je le ferai peut-être entendre à Paris s’il devient possible d’y faire de la musique. En attendant, contente-toi du piano.

    La lettre, fort longue, traite ensuite d’autres sujets, puis se termine par ce post-scriptum :

Si tu as assez d’un exemplaire, fais-moi le plaisir de porter l’autre à Brandus en lui recommandant de le publier et de le pousser. Cela peut prendre avec les orphéonistes.

    En outre, un catalogue (peu connu) de l’œuvre de Berlioz par numéros d’Op., imprimé sur la couverture de certaines de ses compositions, donne, à l’article de la Symphonie funèbre et triomphale, l’indication suivante :

Un chant héroïque composé par l’auteur sur le thème du final de cette symphonie (l’Apothéose) a été publié avec paroles françaises et anglaises et accompagnement de piano par Beale, éditeur de musique à Londres.

    Nous fûmes assez longtemps sans connaître de ce morceau autre chose que l’existence, qui nous était révélée par les deux citations précédentes. L’éditeur français qui a pris la suite du fonds Brandus, M. Joubert, n’en a retrouvé aucune trace : chose plus surprenante, il en fut de même de l’éditeur anglais, qui pourtant a réellement publié l’œuvre. M. J.-S. Shedlock, le savant critique de Londres, a bien voulu, sur ma demande, faire des recherches dans la maison Cramer, précédemment Cramer et Beale, — Beale seul au temps de Berlioz — et malgré toute l’obligeance mise de part et d’autre, il n’a été possible de retrouver ni un exemplaire, ni même aucun témoignage que l’œuvre du maître français a été éditée par la maison anglaise.

    Elle le fut cependant, nous l’avons dit, et nous avons fini par en avoir connaissance. Son titre est :

L’APOTHÉOSE
Chant héroïque,
Extrait du final de
la Symphonie funèbre et triomphale
arrangé pour une voix et chœur
avec acct de piano
.
A Londres, Cramer, Beale et Co (1).

    En découvrant la première page, j’ai éprouvé une satisfaction que je ne saurais cacher : Berlioz a transposé le ton du morceau en mi bémol comme je l’avais fait moi-même ; il a mis pour introduction la même fanfare, donné aux strophes le même développement et les mêmes reprises, et terminé par la même péroraison. Les seules différences entre sa version et la mienne, outre quelques menus détails d’écriture, consistent dans quelques changements qu’il a apportés à son texte primitif, et que je n’étais pas autorisé à faire : c’est ainsi qu’au lieu de faire attaquer le thème par toutes les voix unies en une puissante harmonie vocale, il le fait chanter par une voix seule, à laquelle le chœur entier répond à la reprise, disposition d’une belle architecture sonore, mais que rien n’indiquait dans la symphonie. En outre, il sépare les deux strophes par un épisode de quatorze mesures spécialement composé sur une partie du développement symphonique, artifice qui ranime avec un grand effet la reprise du chant principal.

    Bref, l’Apothéose, véritable hymne national, existe sous sa forme naturelle, la forme chorale, parfaitement authentique, et ne pouvant plus s’attirer le reproche d’arrangement. Il s’agira maintenant de le faire exécuter par les masses vocales auxquelles il est destiné, de façon à rendre Berlioz populaire, et à réaliser la généreuse prophétie de Richard Wagner : « Je dois exprimer avec joie ma conviction que cette symphonie durera et exaltera les courages tant que durera une nation portant le nom de France ».

___________________________________

(1) Un catalogue de l’éditeur allemand Hoffmeister signale une autre transcription qui aurait été faite, encore du vivant de Berlioz, de l’instrumentation originale pour les instruments Sax ; mais de ce dernier arrangement, il a été impossible de retrouver aucune trace positive.

Julien Tiersot, Le Musicien errant 1842-1852, deuxième édition (Paris, Calmann-Lévy, sans date) [1919], p. 227-233. Dans ce livre, Tiersot date cette lettre du 26 mai 1848.

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er décembre 2012.

© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page Julien Tiersot: Berlioziana  
Retour à la page Exécutions et articles contemporains
Retour à la Page d’accueil

Back to Julien Tiersot: Berlioziana page
Back to Contemporary Performances and Articles page
Back to Home Page