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Julien Tiersot: Berlioziana

10. ROMÉO ET JULIETTE

    Cette page présente l’article publié par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Roméo et Juliette ”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 622].

Le Ménestrel, 27 Août 1905, p. 276-277

    Le titre autographe est conforme à celui de la partition gravée :

ROMÉO ET JULIETTE. — Symphonie dramatiqueavec chœurs, solos de chant et prologue en récitatif choral, — dédiée à NICOLO PAGANINI — et composée d’après la tragédie de Shakespearepar HECTOR BERLIOZ, — paroles d’ÉMILE DESCHAMPS.

    Au bas de la page, à la partie supérieure de laquelle sont inscrits les mots qu’on vient de lire, a été ajoutée, de la même écriture fière, la dédicace que voici :

Partition autographe offerte à mon excellent ami

GEORGES KASTNER

Vous me pardonnerez, mon cher Kastner, de vous donner un manuscrit pareil ; ce sont ses campagnes d’Allemagne et de Russie qui l’ont ainsi couvert de blessures. Il est comme ces drapeaux

qui reviennent des guerres
Plus beaux (dit Hugo) quand ils sont déchirés.

Paris, 17 septembre 1858.
      H. BERLIOZ.

    L’examen du document confirme de la façon la plus rigoureuse les assertions des Mémoires quant à la composition de Roméo et Juliette. L’œuvre fut écrite en sept mois et demi, quand trois avaient suffi au Requiem, et que la Damnation de Faust, autrement développée, fut griffonnée de côté et d’autre pendant un été. Aussi son écriture révèle le calme. Assez nombreux pourtant sont les remaniements (il y a des ratures dès la seconde page). Mais ces remaniements sont ceux que Berlioz a déclarés, ou dont l’existence nous est connue par d’autres documents, programmes, comptes rendus, surtout par le texte des prologues que nous avons reproduit dans un précédent chapitre (1). Sous les collettes, on retrouve, conforme à ce texte, la musique de plusieurs parties du premier prologue ; pourtant, il serait impossible de reconstituer intégralement la première forme, d’autres pages arrachées ayant disparu. Il arrive d’autres fois que deux collettes sont superposées, découvrant deux versions antérieures à celle qui est devenue définitive. Des motifs de la symphonie étaient exposés dans ces parties coupées : tel le dessin descendant des basses soutenant le développement final de la Fête chez Capulet, sous le trémolo grandissant des violons ; il répond ici aux vers sur Tybalt :

Il sort en frémissant de rage
Le front plus sombre que la nuit.

    La citation musicale est trop intéressante pour que nous nous privions de la reproduire. La voici. Dans les cinq premières mesures, les voix seules sont accompagnées d’une simple tenue des cors. Les treize mesures instrumentales suivantes appartiennent entièrement aux instruments à cordes :

score1

    La fin du premier prologue, avec son appel à la bienveillance du public — moderne Plaudite cives, — est également conservée dans le manuscrit, sous deux formes même, et avec des paroles différentes. Celle qui correspond aux vers cités dans le précédent chapitre : « Tels sont d’abord, tels sont les tableaux et les scènes… » est, comme le début, un récitatif choral formé d’accords note contre note soutenus par quelques arpèges de harpe ; des tenues d’instruments à vent s’introduisent sur le dernier vers, dont la cadence, qu’on pourrait considérer comme appartenant au mode lydien, a un caractère d’harmonie primitive. Nous donnons encore ce fragment inédit de Roméo et Juliette :

score2

    Les Mémoires disent : « J’ai corrigé successivement les défauts de cet ouvrage quand j’ai pu les reconnaître… J’ai fait des modifications, additions, suppressions, à force d’étudier l’effet de l’ensemble et des détails de l’ouvrage, en l’entendant à Paris, à Berlin, à Vienne, à Prague. » Il nous apparaît, en effet, que les remaniements des prologues furent exécutés postérieurement aux premières auditions de Roméo et Juliette en Allemagne, puisque c’est à la faveur d’une traduction allemande que nous avons dû précédemment la connaissance de leur texte primitif complet.

    Berlioz dit encore dans son livre : « M. Frankoski m’ayant signalé à Vienne la mauvaise et trop brusque terminaison du scherzo de la fée Mab, j’écrivis pour ce morceau la coda qui existe maintenant et détruisis la première. D’après l’avis de M. d’Ortigue, une importante coupure fut pratiquée dans le récit du Père Laurence, refroidi par des longueurs ». Le manuscrit témoigne de la véracité de toutes ces déclarations : on y retrouve l’ancienne fin du scherzo et la trace des coupures dans le récit du père Laurence.

    Toute trace du second prologue a disparu.

    A la suite du développement vocal actuel du convoi funèbre de Juliette, on peut lire encore dix mesures de psalmodie chorale sur le texte liturgique : Requiem æternam. Cet épisode, jugé peut-être trop réaliste, a été rayé par quelques traits de plume.

    Au reste, la partie symphonique proprement dite est écrite avec une sûreté admirable et une véritable maîtrise. On n’y relève presque aucune retouche, même dans le détail. Parfois des observations comme celles-ci :

Cet accord est bien celui d’ut # mineur, je prie les exécutants et le chef d’orchestre de ne pas en faire un accord d’ut majeur et de se borner à ce qui est écrit.

Ou bien :

Il n’y a point de faute ici ; je prie les exécutants de ne pas corriger les parties.

    Le Serment de la réconciliation, d’une forme si franche aujourd’hui, avec son exposition du chant par la basse, la reprise entière par les trois chœurs, enfin la coda basée sur ce qu’on appelle, en terme de contrepoint, la « tête du sujet », avait, dans le principe, et sans doute sous prétexte de développement symphonique, un allongement inutile : deux larges coupures, l’une entre la cadence parfaite de la reprise en chœur et l’actuelle coda, l’autre à la fin de cette coda même, ont rétabli l’équilibre. Il y avait, à la fin, ces deux vers :

Fêtez leurs noces funéraires 
Sur la tombe où vivront leurs amours.

    Les accords note contre note sur le mot répété : « Amis ! » ont rendu la conclusion plus concise ; l’ensemble du finale se tient certainement mieux ainsi.

    La dernière page du manuscrit ne renferme que ces quelques lignes, tracées par Berlioz d’une fine écriture :

Cette symphonie commencée le 24 janvier 1839 a été terminée le 8 septembre de la même année, et exécutée pour la première fois au Conservatoire sous la direction de l’auteur le 24 novembre suivant.

    Ces dates sont exactement confirmées, et les détails de la composition précisés, par les lettres suivantes :

    Le 22 janvier 1839, à Liszt : « Je rumine en ce moment une nouvelle symphonie ; je voudrais bien aller la finir près de toi, à Sorrente ou à Amalfi, mais impossible… » [CG no. 622].

    Le 20 février suivant, à Lecourt : « Je fais une grandissime symphonie. » [CG no. 632]

    Et le 9 septembre, à Georges Kastner : « J’étais dans l’ultimo fuoco de mon ultimo pezzo ; je ne pensais à rien autre… J’ai fini tout à fait la symphonie ; fini, très fini, ce qui s’appelle fini. Plus une note à écrire. Amen, amen, amenissimen!!! » [CG no. 662]

    Enfin des lettres de Berlioz datées : 26, 28 novembre, 1, 2, 12, 20 décembre et 21 janvier 1840, donnent des nouvelles des exécutions de Roméo et Juliette à son père, à sa sœur Adèle, à Humbert Ferrand et à des confrères tels que Jules Janin, Théophile Gautier, Ed. Monnais, Lassailly. [CG no. 683, 26 novembre à son père; CG no. 685, 28 novembre à Lassailly; CG no. 686, 28 novembre à Jules Janin; CG no. 688, 1er décembre à son père; CG no. 689, 2 décembre à Édouard Monnais; CG no. 690, 20 décembre à sa sœur Adèle; CG no. 693, 11 décembre à Théophile Gautier; CG no. 700, 31 janvier 1840, à Humbert Ferrand]

    Les strophes du prologue : « Premiers transports que nul n’oublie » furent le seul morceau de Roméo et Juliette qui ait été publié aussitôt après l’exécution, sous forme de romance pour piano et chant. La partition d’orchestre fut éditée en 1848 (Paris, Brandus). Plus tard, Théodore Ritter transcrivit la symphonie pour piano à deux mains : il est question de son travail dans des lettres de Berlioz à Auguste Morel des 14 avril [CG no. 1937] et 21 juillet 1855 [CG no. 1996] ; cette dernière, datée de Londres, contient ces mots : « Après avoir entendu l’adagio de Roméo et Juliette par notre grand orchestre d’Exeter Hall, Bennet (Ritter) le père commence à croire que le piano ne peut pas approcher de cette puissance expressive, chose qu’il ne croyait pas auparavant. » Cette transcription a paru en premier lieu chez Rieter-Biederman, à Winterthur ; plus tard l’éditeur français l’a publiée à son tour ; il a donné également une transcription pour piano à quatre mains, faite par M. Camille Benoit (2).

___________________________________ 

(1) Voy. Ménestrel des 17 et 24 juillet 1904.  
(2) Dans le dernier numéro une erreur de plume nous a fait écrire Richault au lieu de Brandus comme éditeur d’Harold en Italie.  

 

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 1er décembre 2012.

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