Site Hector Berlioz

Le Pou et l’Araignée

par

Pierre-René Serna

© 2007 Pierre-René Serna

Cette page est disponible aussi en traduction anglaise

    Précisons d’emblée qu’aucune certitude absolue ne permet d’attribuer à Berlioz la paternité du Pou et l’Araignée, un classique des chansons de corps de garde. Si ce n’est un faisceau de présomptions.

    Les chansons de corps de garde appartiennent à la tradition, une tradition française actuellement plus ou moins en voie d’extinction. Ce sont des chants grivois, pour ne pas dire salaces, propres aux étudiants en Médecine, et souvent repris par leurs collègues des Beaux-Arts, qui les entonnent lors de réunions de préférence bien arrosées. La coutume semble remonter avant le XIXe siècle. Ces pièces sont en général non signées. Au gré des aléas et pérégrinations qui président à leurs interprétations enjouées, elles subissent souvent des variations et mutations, entérinées par de nouvelles habitudes, ou même des publications, généralement sous le manteau, bien qu’il s’agisse d’un répertoire essentiellement de transmission orale.

    D’où, dans le cas qui nous occupe, l’absence apparente de source rigoureusement fiable. Nos seules références proviennent de différents opuscules, dont de vénérables pochettes de disque (notamment la collection le Plaisir des dieux, volume 1, dont la première édition est de 1946 ; ou bien le disque Columbia CO62 34010, Chansons d’atelier, édité en 1969), où il est régulièrement question de Berlioz pour la musique et d’Alfred de Musset pour les paroles ; cette attribution nous a été aussi rapportée par des personnes (souvent d’un certain âge) qui connaissaient ou pratiquaient ce répertoire. Le fait que cette assertion soit réitérée, et reprise de différentes manières et sous différentes formes, est tout de même troublant. La coutume a donc voulu, dans les milieux où l’on cultive ces chants, que l’on désigne ces deux auteurs pour le Pou et l’Araignée. À tort ou à raison. Et à cela se résume à peu près ce que nous en savons.

LA PUCE ET LE RAT

    C’est toutefois une veine à laquelle Berlioz n’est pas étranger, si l’on songe aux gaillardises, aux chansons de beuveries de la Puce et du Rat, à la Chanson d’étudiants et au Chœur de soldats, de la Damnation de Faust.

    Faut-il y voir un écho de sa jeunesse estudiantine ? Car n’oublions pas non plus qu’il fut étudiant en médecine, et a sans doute fréquenté les lieux où le répertoire de corps de garde était de mise ; et on imagine aisément Berlioz – qui n’hésitait souvent pas à pousser la note, seul ou en compagnie – se joignant en chœur à la liesse.

    Le compositeur a par ailleurs donné des témoignages autres de ces petites plaisanteries musicales improvisées sur un coin de table : Chasse à la grosse bête, Chœur de 402 voix en langue celtique inconnue, Salut matinal improvisé en langue et musique kanaques… pour n’en citer que quelques-unes [H 93 et 140]. Et c’est, au demeurant, de cette façon impromptue que naîtra l’Enfance du Christ.

    Ajoutons enfin, ce qui n’est pas un mince argument, et ce serait même celui qui conforte principalement notre conviction – et tendrait à nous faire croire que nous ne faisons entièrement pas fausse route –, que la ligne mélodique du couplet du Pou et l’Araignée est assez savoureuse (abstraction faite du refrain ; nous y reviendrons) ; avec un parcours dans des régions inattendues, pour induire un climat musical de quasi-couleur modale. Osons risquer cette affirmation : telle que, dans sa brève simplicité, elle ne dépare pas nécessairement dans la production de l’auteur du Roi de Thulé. Opinion personnelle, nous en convenons. Nos lecteurs en jugeront d’eux-mêmes.

BERLIOZ ET MUSSET

    Restent des questions corollaires. La collaboration entre Berlioz et Musset en est une. Tout en reconnaissant en lui le poète, Berlioz ne semble pas avoir éprouvé d’estime particulière pour l’homme Musset. Le démontreraient ces propos dans une lettre du 7 mai 1857 : « L’Académie française vient de perdre un vrai poète, Alfred de Musset. Il est mort par suite de sa passion pour l’absinthe, ou plutôt pour l’ivresse causée par cette boisson. Quelle pitoyable manière d’user sa vie ! C’était un sauvage peu gracieux ! Je le détestais. Ce sentiment est fort désagréable, on voudrait aimer les gens qu’on admire. » [Correspondance Générale no. 2230] Ils n’étaient pas amis, mais, comme l’atteste également cette lettre, ils se sont cependant connus et côtoyés. Berlioz a même écrit, avec certitude cette fois, une pièce chantée sur d’autres petits couplets dus à Musset : Aubade, répertoriée H 78 au Catalogue Holoman.

    Musset était un pilier de cafés (et même un alcoolique notoire), qui semble lui coutumier du fait ; puisqu’on lui a pareillement prêté certaines perles célèbres parmi ces chants, comme les Filles de Loth. Il n’est ainsi pas exclu que l’un et l’autre se soient un jour, lors d’une rencontre fortuite (autour d’un verre ?), aventurés à commettre conjointement cette bêtise. Quand bien même, par la suite, aucun des deux ne l’aurait formellement revendiquée : s’agissant d’une incartade ne tirant pas à conséquence, et dont la trivialité n’offrait pas véritablement à s’en targuer au point de le crier sur les toits. Ils ont pu tout aussi bien, l’un comme l’autre, oublier cette collaboration d’un moment. Autant d’hypothèses…

RECHERCHES À VENIR ?

    La chose reste donc du domaine du possible. Malgré le manque présent de document indubitable venant la corroborer, ou la dénier. Les circonstances mêmes, n’offrent guère à espérer que l’on s’avise un jour de rencontrer une source manuscrite, qui attesterait la signature de Berlioz ou de Musset, ou des deux. Mais qui sait ?…

    Que les spécialistes de Berlioz, tous autant qu’ils soient, n’aient pas eu vent de cette pièce (jusqu’à plus ample information), n’est pas en soi pour surprendre. Le contraire même aurait été étonnant : sachant que de nos jours la plupart d’entre eux ne sont pas français, et sont demeurés en toute logique parfaitement à l’écart de ce répertoire si particulier ; et qu’ensuite, fussent-ils français, les musicologues dont les travaux portent sur la musique savante, méconnaissent en général ces chansons grossières, dites « paillardes ». La rumeur s’est ainsi cantonnée dans le cénacle fermé où se pratique cet usage chanté, cénacle bien éloigné des préoccupations ordinaires des mélomanes, et au sein duquel il est peu probable que l’on s’intéresse de près à Berlioz. Une rumeur ancienne, du reste, au point d’être assez oubliée par les prôneurs actuels de ce répertoire.

    Nous estimons, d’autant plus, que cela mérite d’être relevé. Ne serait-ce que pour en perpétuer la trace. Et aux fins, pourquoi pas ? de susciter d’éventuelles vocations de recherches. Si tant est que la matière de cette petite curiosité, bien maigre il est vrai, en vaille la peine...

CHOIX DU TEXTE PRÉSENTÉ

    On comprendra qu’il soit difficile, sinon impossible, de s’appuyer sur un texte que l’on puisse considérer comme original ou authentifié (?). Nous nous sommes donc contenté d’une reconstitution à partir de partitions et textes reportés dans différents ouvrages consacrés à ce genre musical si spécifique. De là viennent la ligne de chant et les paroles que nous reproduisons ici – sous toutes réserves. Nous avons exclu certaines variantes du texte des couplets (par exemple, au tout début, le mot " baladé ", assez récent, qui n’aurait pu tomber sous la plume de Musset) et opté pour les plus cohérentes – qui sont aussi les moins grivoises ; Berlioz n’aurait jamais prêté son concours à une vulgarité obscène, qui plus est d’un complet non-sens (comme pour les deux vers finaux, que l’on trouve plus couramment, au sixième couplet). En gardant à l’esprit, comme nous le disions précédemment, les altérations que ce principe de poésie subit au fil du temps et de ses multiples et variées interprétations.

    Nous avons aussi écarté le refrain, qui figure généralement sur ces partitions ; pour au moins trois motifs : un brutal changement de tonalité, pour le moins étrange ; une mélodie tout autre, d’une totale pauvreté musicale, en aucune manière évocatrice de la tournure de Berlioz ; et, surtout, du fait que ce refrain se retrouve à l’identique dans d’autres chansons paillardes. Ce refrain passe-partout serait donc, selon toute vraisemblance, un greffon ; sans jusqu’à arguer de ses paroles, étrangères au sujet même, si l’on peut dire, et qui ne sauraient être d’un Musset, aussi peu inspiré et très éméché eût-il été ce jour-là.

    Petite anecdote personnelle, si l’on m’y autorise, et pour en finir sur le chapitre : je ne compte pas les commentaires verbaux qui m’ont été faits à propos du Pou et l’Araignée, par les personnes qui ont lu mon Berlioz de B à Z (Van de Velde, 2006). Amusant ! J’aime à penser que Berlioz le premier (que l’on me pardonne cette référence immodeste, toutes proportions gardées) en aurait goûté la plaisante ironie. J’avais pourtant, a priori, lieu de croire naïvement que les autres entrées de mon bécédaire pouvaient davantage susciter le débat...

Texte

Un jour un pou dans la rue
Rencontra chemin faisant [chemin faisant]
Une araignée bon enfant.
Elle était toute velue.
Elle vendait du verre pilé
Pour s’acheter des p’tits souliers.

Le pou, qui voulait la séduire,
L’emmena chez l’mastroquet du coin [troquet du coin],
Lui fit boir’ cinq six coups d’vin.
L’araignée n’en fit qu’en rire.
La pauvrette ne s’doutait pas
Qu’elle courait à son trépas.

Le pou lui offrit une prise
En lui disant d’un air joyeux [d’un air joyeux] :
« Coll’-toi ça dans l’trou des yeux
Et mouche-toi avec ta ch’mise ! »
L’araignée qu’en avait pas
Lui fit voir tous ses appas.

Alors commencèrent les horreurs :
Le pou grimpa sur l’araignée [sur l’araignée].
Il n’pouvait plus s’retirer
Tant il éprouvait d’bonheur.
Et c’est comm’ ça qu’l’araignée
Écop’ la maternité.

Le pèr’ d’l’araignée en colère
Lui dit : « Tu m’as déshonoré [déshonoré] !
Tu t’es laissée enceintrer !
T’es encore plus putain qu’ta mère. »
L’araignée de désespoir
S’est flanquée treiz’ coups d’rasoir.

Le pou, le remords dans l’âme,
Se tir’ la barbe, s’arrach’ les ch’veux [s’arrach’ les ch’veux].
« Ah ! qu’il dit, Y-a plus d’Bon Dieu ! »
Monte sur les tours d’Notre-Dame,
Et c’est d’là-haut, quelle pitié,
Que dans l’vide il s’est jeté.

Lors tous les poux du voisinage,
Se réunirent pour l’enterrer [pour l’enterrer]
Au cimetière de Champerret,
Tout comme un grand personnage.
Et c’était bien triste à voir,
Tous ces poux en habits noirs.

Mélodie

score

Nous remercions vivement notre ami Pierre-René Serna de nous avoir envoyé cet article [article repris dans Café Berlioz, pp. 79-83]. 

Voir aussi sur ce site:

Les Partitions écartées de la New Berlioz Edition

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 16 juin 2007.

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