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MORT D’HECTOR BERLIOZ

par

Timothée Trimm

publié dans

Le Petit Journal, Mercredi 10 mars 1869, p. 1-2

    Le texte de cet article a été transcrit d’après une image du Petit Journal de 10 mars 1869 qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France. Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original, mais corrigé quelques erreurs typographiques. L’article comporte quelques erreurs de fait; par exemple, c’est au Théâtre des Nouveautés que Berlioz était choriste et non pas au Théâtre du Gymnase.

MARDI 9 MARS 1869

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MORT D’HECTOR BERLIOZ

    On a beaucoup plaisanté, — au milieu des gorges chaudes du romantisme, — de la lyre, cet instrument classique qu’un graveur ingénu avait placé, dans une gravure frontispicé, au pied d’un banc du jardin de Delille. C’était d’abord un instrument bourgeoisement portatif, qu’on pouvait mettre sous le bras comme la flûte de Tolbecque, la guitare de Romagnési ou le luth aimé des belles.

    Brantôme nous raconte qu’au seizième siècle, le luth était si fort à la mode que le fils du maréchal Strozzi, qui était le meilleur joueur de luth de son temps, jouait, devant Charles IX, des airs sur lesquels dansait le maréchal de Brissac.

    Marmontel méprisait la lyre classique, puisque, en ayant reçu une en argent de Montauban, qui jugeait alors des Poëtes, non des Ogresses, et ayant besoin d’argent… il la porta chez un orfèvre qui lui en compta la valeur.

    Malgré ce dédain pour la lyre antique, elle est demeurée une touchante allégorie. Quand un grand enchanteur, par la voix ou la parole, la note ou la rime, quitte ce monde, on dit encore : Encore une lyre d’or qui se brise…


    C’était une lyre forte, bien construite, aux cordes sonores et vibrantes que celle qui s’est à jamais rompue dans la journée d’hier. Elle avait été frappée par les marteaux de l’envie, ridiculisée par les amoureux de la Routine ; ses cordes n’en avaient pas moins obéi, retentissantes, solides, émues, sous les mains hardies et robustes de son possesseur.

    Celui qui la tenait… ne la tiendra plus.

    Berlioz est mort…


    Berlioz est arrivé à aborder la musique dans le même courant d’idées où Victor Hugo abordait la poésie, où Paul [Eugène en fait] Delacroix abordait la peinture. Ce courant-là, qui ne manquait pas d’impétuosité, ils le remontaient hardiment, au besoin, ces valeureux nageurs… Ils avaient l’horreur du banal, le dégoût du lieu commun…

    M. Hector Berlioz, qui est mort hier 8 mars 1869, était né à la Côte-Saint-André (Isère), le 11 décembre 1803. Son père, un très estimé docteur en Médecine, voulut lui faire suivre sa carrière. Le jeune Berlioz aimait la musique et pour fuir les études de la clinique, il alla cacher sa vocation dans les coulisses dramatiques ; il fut quelque temps choriste au théâtre du Gymnase. Voyez-vous d’ici le futur auteur de Benvenuto Cellini chanter dans les chœurs de Ketty ou le Retour en Suisse.

    Après avoir étudié l’harmonie avec Reicha, Berlioz débuta par une messe à Saint-Roch, puis à Saint-Eustache. Tous, dit M. Clément, auditoire et exécutants, la déclarèrent inintelligible. La grande pensée du jeune musicien était de faire de la musique imitative. Or, quoi qu’en diraient les panégyristes de Beethoven et de Glück, l’imitation en musique me semble une utopie.

    On ne peint pas avec des sons comme avec des couleurs. Faites donc figurer le lever du soleil par un musicien, ce sera toujours un éternel crescendo, au bout duquel la lumière éclatera dans un final qui indiquera tout autant le réveil de la nature que l’arrivée à l’horizon de l’astre du jour…


    Luther avait passé sa première jeunesse parmi les frères ermites de l’ordre de Saint-Augustin-des-Enfants. Berlioz, l’hérésiarque, entra au Conservatoire dès l826. Il y obtint le premier prix de composition pour une cantate dont Sardanapale était le sujet. Il eut le droit de faire son tour de Rome, comme tout lauréat inspirant des espérances. Mais il resta dans ses idées réformatrices et ne rapporta de la ville éternelle que l’ouverture du Roi Lear et une symphonie intitulée le Retour à la vie, qui ne furent pas du goût de ses anciens professeurs.


    Au théâtre, dit M. Arthur Pougin dans le Figaro-Programme de ce matin, Berlioz a donné : Benvenuto Cellini, grand opéra en deux actes (Opéra, 1838) ; la Damnation de Faust, légende en quatre actes ; Béatrice et Bénédict, opéra-comique représenté à Bade ; les Troyens, grand opéra en cinq actes (Théâtre-Lyrique). A cela il faut ajouter : Roméo et Juliette, grande symphonie dramatique avec chœurs, solos de chant et prologue choral ; la Fuite en Egypte, oratorio en trois parties. Il avait écrit aussi les paroles de ces différents ouvrages.

    Parmi ses œuvres de musique instrumentale, je mentionnerai : les ouvertures de Waverley, des Francs-Juges, du Roi Lear, du Carnaval Romain, du Corsaire ; la Symphonie funèbre et triomphale ; Harold en Italie, symphonie en quatre parties.

    Il faut citer encore : le Cinq Mai, chant sur la mort de Napoléon ; Te Deum à deux chœurs, orchestre et orgue ; Messe de Requiem, avec chœurs ; une grande quantité de morceaux de chant, chœurs, mélodies, etc. : Irande, les Nuits d’Eté, Fleurs des Landes, Tristia, Feuillets d’album, Vox populi, la Captive, Sara la baigneuse


    J’ai vivement aimé Berlioz, aux temps de ma plus jeune jeunesse… A l’époque où je n’avais jamais vu le Maître. J’ai crié d’enthousiasme aux mélodies de l’Enfance du Christ. J’ai trouvé son Faust une œuvre inimitable ; je la trouve encore inimitée. Et je suis certain qu’un directeur d’opéra reprendra quelque soir ce Benvenuto Cellini, un opéra en deux actes, un lever de rideau qui vaut certes bien la Fiancée de Corinthe, et que chantaient si bien MM. Duprez, Massol, Serda, Mesdames Stolz et Dorus Gras.


    J’ai dit que j’étais fanatique du maëstro avant de l’avoir rencontré. Il représentait, en effet, pour moi, l’horreur des sentiers battus, le mépris de la tradition, la soif du nouveau et de l’inédit… Berlioz faisait de la couleur avec cet orchestre habitué aux musiquettes des héritiers de Grétry et de Dalayrac. Il y avait introduit comme une pourpre vive, ces cuivres dont M. Auber, directeur du Conservatoire, se sert aujourd’hui sans croire qu’il souille son papier de musique, en en indiquant l’emploi. Malheureusement le compositeur n’a pas uniquement placé des fanfares dans les chasses royales. Si je prends son dernier ouvrage, les Troyens, j’y trouve, au moment où Enée et Didon se réfugient dans une caverne, des intonations baroques qui, M. Clément l’avoue, blessent l’oreille de parti pris.

    Au moment où, par amour de l’art militant, M. Carvalho montait les Troyens, M. Berlioz était déjà officier de la Légion d’honneur, membre de la section de musique à l’Institut, où il remplaça Adolphe Adam, et bibliothécaire du Conservatoire. Il n’avait pas besoin d’étrangetés pour s’affirmer à l’avenir…


    J’ai moins aimé l’homme que l’artiste, parce que l’homme n’avait pas de lyre comme l’artiste, ou même comme ce bon M. Delille, qui la plaçait sous un arbre de son jardin. Il avait, comme cela se dit des aigles, bec et ongles au besoin. Il avait conservé de la constante habitude d’être attaqué la physionomie moqueuse, la lèvre ironique, le mot fin, brûlant, sarcastique, prêt à tomber des lèvres…

    Eugène de Mirecourt, dans son étude sur Berlioz, rappelle quelques-unes des boutades de l’irascible musicien. Ayant, un jour, entendu trois cantiques de Rossini, la Foi, l’Espérance et la Charité, notre rédacteur prend la plume et se livre à ce jeu de mots intolérable :

        « Son espérance a déçu la nôtre ; sa foi ne transporte pas les montagnes, et quant à la charité qu’il nous a faite, elle ne le ruinera pas. »


    Aujourd’hui l’opéra de Benvenuto se joue très souvent en Allemagne avec succès. Comme l’Allemagne est la mère-patrie de la musique, elle sait reconnaître ses véritables enfants. Berlioz a le droit de se moquer de l’injustice parisienne. Paganini, devenu très intime avec Hector, ne se consolait pas de cette chute odieuse. Il écrivit à un musicien de Gênes que les Français venaient de commettre un acte de vandalisme. En même temps, il envoyait à notre compositeur la lettre suivante :

            Mon cher ami,

    Beethoven mort, il n’y avait que Berlioz qui pût le faire revivre ; et moi qui ai goûté vos divines compositions, dignes d’un génie tel que le vôtre, je crois de mon devoir de vous prier de vouloir bien accepter, comme un hommage de ma part, vingt mille francs qui vous seront remis par M. le baron de Rothschild sur la présentation de l’incluse.

        Croyez-moi toujours votre affectionné,

               NICOLO PAGANINI.

    Un mois avant sa mort, assistant à un nouveau concert de Berlioz, et ne pouvant plus lui exprimer son admiration par des paroles, il tombe a ses genoux en présence d’une foule de spectateurs et lui baise les mains. Grâce aux vingt mille francs de Paganini, notre virtuose put acquitter ses dettes et travailler pendant quatorze mois sa grande composition de Roméo et Juliette ; puis il consacra tout ce qui lui reste de la somme à la faire exécuter splendidement. Jamais son amour enthousiaste de l’art n’a reculé devant aucun sacrifice.


    L’âge m’a rendu sérieux. Je n’ai plus l’enthousiasme des premières décades que fait sauter le cerveau comme le vin jeune fait sauter les bouchons… J’applaudis toujours Hugo, mais je l’applaudis après l’avoir lu. J’aime touiours les tons chauds de Delacroix, où la chair tombée de la palette couvre le muscle tracé par le crayon… Mais j’analyse avant d’approuver. Je regarde avant d’applaudir.

    J’ai suivi, il y a quelques années, la foule qui allait voir, à l’Opéra, le Tanhæuser, de Wagner. De très jeunes gens disaient :

        — C’est beau !
        — C’est splendide !
        — C’est magnifique !
        — Enfoncé Glück et sa batterie de cuisine.

    A la sortie du spectacle je rencontrai Berlioz…

        — Voila qui est suffisamment étrange, lui dis-je, vous devez aimer cela…
    Berlioz fit un geste que je n’oublierai jamais de ma vie.


    C’est un grand musicien, un grand courage, une grande volonté, qui viennent de s’éteindre. J’avais raison de le dire en commençant, en utilisant sans crainte une métaphore un peu usée :  C’est une lyre d’or qui se brise …

TIMOTHÉE TRIMM

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 8 mars 2012.

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