FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 16 FÉVRIER 1862 [p. 1]
THÉATRE LYRIQUE.
Reprise de la Statue.
Concert de M. Engel ; concerts du Conservatoire. — Th.
Ritter. — Le Benedictus de Beethoven ; — sa sonate en fa.
Le Théâtre-Lyrique vient de reprendre la Statue. Cet ouvrage si remarquable de M. Reyer a été revu avec un très grand plaisir, et le public l’a accueilli de la façon la plus flatteuse. Plusieurs morceaux ont même été plus goûtés qu’ils ne le furent aux premières représentations, entre autres le duo des deux Calenbarong, dont les développemens sont des plus piquans, mais qui perd cependant une partie de son effet, à cause d’un grand luxe de dessins d’orchestre qui empêchent d’entendre les paroles et souvent même couvrent les voix. Tous les morceaux doux, chœurs et airs, dont le coloris est si charmant et l’allure si mollement rhythmée, ont été vivement applaudis. L’exécution n’était pas inférieure à ce qu’elle fut dans l’origine. Monjauze, Balanqué et Mlle Baretti ont semblé même remplir leurs rôles avec un zèle et un soin exceptionnels. J’ai souffert seulement, et beaucoup de spectateurs ont paru souffrir comme moi, du bruit de l’archet du chef d’orchestre frappant sur le bois de la carapace du souffleur. Il serait bien triste que M. Deloffre, qui n’a jamais eu jusqu’à présent cette habitude, l’eût adoptée pour quelque raison que ce soit. Ce bruit en effet est absolument insupportable et gâte tout le plaisir qu’on peut éprouver à entendre le plus excellent morceau.
La reprise de Joseph n’a pas eu les suites heureuses qu’on en attendait. Les représentations de cette belle œuvre de Méhul attirent peu de monde, malgré l’intérêt de curiosité qui s’attachait aux débuts d’un ténor tout neuf, malgré la prose paternelle de M. A. Duval, malgré un ensemble d’exécution des plus satisfaisans. Je crois le public à cette heure las des chefs-d’œuvre, las des mauvais ouvrages, las des œuvres médiocres, las de voir de brillans décors, las d’en voir de fanés, las d’entendre des ténors neufs, las de subir des ténors vieux, las d’endurer des orchestres discordans, des chœurs braillés, des danseuses débraillées, las de l’esprit, las de la bêtise, las des claqueurs, las de leur enthousiasme à trois francs par tête, las des fleurs, des rappels, des ovations, des cabales, des contre-cabales, las des directeurs qui n’ont pas le sou, las de ceux qui trouvent de l’argent qu’il faut toujours rendre, las du bruit qui se fait autour des gens de théâtre, las des jolies actrices qui changent et deviennent laides, las des laides qui ne changent pas, las de nos feuilletons, las de tout et de bien d’autres choses.
Il n’y a que les concerts et les pianistes dont il ne se lasse pas. Bon ! direz-vous, le critique bat la campagne, ou plutôt il se moque, il raille, il fait de l’ironie. N’est-ce pas que c’est de l’ironie ? — Eh ! mon Dieu, que suis-je ? puis-je découvrir où l’ironie commence et où elle finit ? Y a-t-il quelque chose de fixe, de sérieux, de mobile, d’amusant dans le tohu-bohu de ce monde, où les applaudissemens se mêlent aux huées, les harmonies les plus pures à d’atroces discordances ; où l’on court sans avancer, où l’on se précipite en restant en place, comme fait l’écureuil dans sa cage tournante ? Nous comptons en ce moment huit ou dix concerts par jour à Paris ; il y en a où l’on ne va pas en payant ; il y en a où l’on ne va pas, même en étant payé ; car cette nouvelle industrie, ressource de tant de gens sans état et sans aveu, est sur le point de périr par l’excès des prétentions de ceux qui l’exercent. Les auditeurs, les claqueurs et les chanteurs, sont hors de prix. Autrefois on avait une demi-douzaine d’auditeurs pour 18 fr., d’auditeurs silencieux, bien entendu, d’auditeurs résignés ; car pour des auditeurs-claqueurs-amateurs, connaisseurs, enthousiastes, agitateurs, le prix était au moins double. Aujourd’hui on n’aurait pas un auditeur résigné à moins de 10 fr., et encore ces messieurs font les difficiles : avant de s’engager ils veulent connaître le programme qu’on leur impose ; s’ils l’acceptent, ils veulent que le bénéficiaire promette de n’y rien changer ; bientôt il faudra les venir chercher en voiture et les inviter à souper après la cérémonie.
Restent les concerts où l’on va en payant parce qu’on n’y peut pas entrer, et ceux où l’on est invité à venir sans payer et sans être payé. Dans ce dernier cas, l’invité, gardant son libre arbitre et n’ayant point bourse à délier, finit ordinairement par aller au concert, où il entre une heure après que l’exécution du programme a commencé.
M. Engel, qui pourtant gagne tous les ans beaucoup d’argent à Londres, mais qui connaît aussi ses Parisiens sur le bout de ses dix doigts, avait pris le parti de donner un concert de ce genre, où l’on entrait sans payer et sans être payé. L’heure indiquée était la deuxième de l’après-midi, les invités sont donc arrivés à trois heures ; mais M. Engel, en homme qui sait son monde, n’a commencé qu’à trois heures et demie, et la salle s’est trouvée, par exception, complétement remplie d’auditeurs qui n’ont rien perdu du programme et qui se sont trouvés, en fin de compte, tout heureux et tout aises de n’en avoir rien perdu.
C’est que M. Engel est un virtuose rare, qui sait, comme nul autre, faire parler l’orgue Alexandre. Et l’on n’est pas encore blasé sur les effets de ce doux instrument. Par la combinaison des divers jeux autant que par l’habileté extrême avec laquelle il emploie la soufflerie, il en tire des sons qui tantôt vous émeuvent profondément et tantôt vous plongent dans une rêverie calme. De plus, il sait par le doigté seul, et sans employer les soufflets, produire des effets curieux que je n’avais pas encore entendus et qui résultent de l’action des marteaux du clavier frappant sur les languettes de cuivre. Sans doute ce genre de sonorité étrange n’a rien de celle qui est propre à l’instrument ; mais, adroitement mêlé aux sons soutenus produits par l’action de l’air sur les lames métalliques, et employé avec réserve dans des morceaux qui n’appartiennent point au style religieux, il produit en mainte circonstance le contraste le plus heureux. M. Engel, dans un duo pour piano et orgue, où il était secondé par le grand pianiste Lubeck, et dans plusieurs autres charmans morceaux de sa composition pour l’orgue d’Alexandre, a obtenu un éclatant succès, et c’est seulement ainsi que l’on peut mettre en lumière les ressources si nombreuses de cet instrument.
MM. Lefort et Gardoni, deux chanteurs à la voix suave et au style expressif, se sont fait entendre avec un égal bonheur dans ce concert. Le premier a chanté deux morceaux fort beaux de M. Gounod, et le second l’incomparable et attendrissante élégie de Beethoven, qui a pour titre Adélaïde. Certes depuis Rubini, je n’avais pas entendu ce chant d’amour dit avec un accent aussi tendre et aussi chastement passionné.
Les concerts où l’on va, parce qu’on n’y peut pas entrer, sont ceux du Conservatoire et ceux dirigés au Cirque-Napoléon par M. Pasdeloup. Les deux derniers du Conservatoire ont été remarquables à des titres divers. Dans l’un on a exécuté pour la première fois depuis trente ans, je crois, le merveilleux concerto de piano en sol majeur de Beethoven, dont l’effet a été immense. Théodore Ritter en a joué la partie principale avec une grandeur de style, une verve, une précision, un art des nuances et un sentiment dignes de tous éloges et du prodigieux succès qu’il a obtenu. Ritter, que j’ai entendu encore après ce jour triomphal jouer la sonate 111 de Beethoven, me semble avoir fait depuis un an de notables progrès ; son jeu est plus net, plus incisif et mieux réglé qu’il ne l’était. C’est un virtuose musicien dans toute la force du terme.
Au dernier concert du Conservatoire, une scène de l’Iphigénie en Tauride de Gluck, chantée par Massol et le chœur d’hommes, a obtenu les honneurs du bis et fait une véritable explosion. Mais un autre incident non moins digne de l’attention des musiciens avait eu lieu auparavant dans cette séance. La brillante, l’entraînante ouverture de Fidelio (en mi majeur) de Beethoven venait d’être exécutée avec une verve incomparable ; trois personnes l’avait applaudie (nous étions peut-être bien quatre applaudisseurs, il ne faut rien exagérer), quand on a commencé le grand Benedictus avec violon solo et chœur de la messe solennelle en ré de ce même Beethoven. Au bout de quelques mesures, le malaise de la salle était évident ; il n’a fait que s’accroître au fur et à mesure que la noble prière se développait ; tellement qu’au dernier accord, le malaise ayant produit de la colère, le Titan, le demi-dieu, a été chuté par le parterre comme un simple homme………………………
Heureusement la sonate en fa pour piano et violoncelle, supérieurement exécutée quelques jours auparavant dans la salle Pleyel par Mme Massart et M. Jacquart, avait ému, étonné, ravi un auditoire reconnaissant ; d’où l’on peut conclure que les publics se suivent et ne se ressemblent pas, et que, grâce à l’ovation de cette soirée, et malgré son humiliation à la matinée du Conservatoire, Beethoven n’est peut-être pas encore tout à fait déshonoré.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er avril 2009.
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