FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 23 DÉCEMBRE 1851 [p. 1].
PAGANINI.
PUBLICATION DE SES
ŒUVRES.
Un homme de beaucoup d’esprit, Choron, disait en parlant de Weber : « C’est un météore ! » Avec autant de justesse pourrait-on dire de Paganini : « C’est une comète ! » car jamais astre enflammé n’apparut plus à l’improviste au ciel de l’art et n’excita, dans le parcours de son ellipse immense, plus d’étonnement, mêlé d’une sorte de terreur, avant de disparaître pour jamais. Les comètes du monde physique, s’il faut en croire les poëtes et les idées populaires, ne se montrent qu’aux temps précurseurs des terribles orages qui bouleversent l’océan humain.
Certes, ce n’est pas notre époque, ni l’apparition de Paganini qui donneront à cet égard un démenti à la tradition. Ce génie exceptionnel et unique dans son genre se développait en Italie au début des plus grands événemens dont l’histoire fasse mention ; il commençait à se produire à la cour d’une des sœurs de Napoléon, à l’heure la plus solennelle de l’Empire ; il parcourait triomphalement l’Allemagne au moment où le géant se couchait dans la tombe ; il fit son apparition en France au bruit de l’écroulement d’une dynastie, et c’est avec le choléra qu’il entra dans Paris.
La terreur inspirée par le fléau fut impuissante néanmoins à contenir l’élan de curiosité d’abord et d’enthousiasme ensuite qui entraînait la foule sur les pas de Paganini ; on a peine à croire à une pareille émotion causée par un virtuose en pareille circonstance ; mais le fait est réel. Paganini, en frappant l’imagination et le cœur des Parisiens d’une façon si violente et si nouvelle, leur avait fait oublier jusqu’à la mort qui planait sur eux. Tout concourait d’ailleurs à accroître son prestige : son extérieur étrange et fascinateur, le mystère dont s’entourait sa vie, les contes répandus à son sujet, les crimes mêmes dont ses ennemis avaient eu la stupide audace de l’accuser, et les miracles d’un talent qui renversait toutes les idées admises, dédaignait tous les procédés connus, annonçait l’impossible et le réalisait. Cette irrésistible influence de Paganini ne s’exerçait pas seulement sur le peuple des amateurs et des artistes ; des princes de l’art eux-mêmes y ont été soumis. On dit que Rossini, ce grand railleur de l’enthousiasme, avait pour lui une sorte de passion mêlée de crainte. Meyerbeer, pendant les pérégrinations de Paganini dans le nord de l’Europe, le suivit pas à pas pendant longtemps, toujours plus avide de l’entendre et cherchant inutilement à pénétrer le mystère de son talent phénoménal.
Je ne connais malheureusement que par les récits qu’on m’en a faits cette puissance musicale démesurée de Paganini ; un concours fatal de circonstances a voulu qu’il ne se soit jamais produit en public en France quand je m’y trouvais, et j’ai le chagrin d’avouer que, malgré les relations fréquentes que j’ai eu le bonheur d’entretenir avec lui pendant les dernières années de sa vie, je ne l’ai jamais entendu. Une seule fois, depuis mon retour d’Italie, il joua à l’Opéra, et, retenu au lit par une indisposition violente, il me fut impossible d’assister à ce concert, le dernier, si je ne me trompe, de tous ceux qu’il a donnés. Depuis ce jour, l’affection du larynx dont il devait mourir, jointe à une maladie nerveuse qui ne lui laissait aucune relâche, devenant de plus en plus grave, il dut renoncer tout à fait à l’exercice de son art. Mais comme il aimait passionnément la musique, qu’elle était pour lui un véritable besoin, quelquefois, dans les rares instans de répit que lui laissaient ses souffrances, il reprenait son violon pour jouer des trios ou des quatuors de Beethoven, organisés à l’improviste, en comité secret, et dont les exécutans étaient les seuls auditeurs. D’autres fois, quand le violon le fatiguait trop, il tirait de son portefeuille un recueil de duos composés par lui pour violon et guitare (recueil que personne ne connaît) ; et prenant pour partner un digne violoniste allemand, M. Sina, qui professe encore à Paris, il se chargeait de la partie de guitare et tirait des effets inouïs de cet instrument. Et les deux concertans, Sina le modeste violoniste, Paganini l’incomparable guitariste, passaient ainsi en tête à tête de longues soirées, auxquelles nul parmi les plus dignes ne put jamais être admis. Enfin sa phthisie laryngée fit de tels progrès qu’il perdit entièrement la voix, et dès lors il dut à peu près renoncer à toutes relations sociales. C’était à peine si en approchant l’oreille de sa bouche on pouvait encore comprendre quelques unes de ses paroles. Et quand il m’est arrivé de me promener avec lui dans Paris, aux jours où le soleil lui donnait envie de sortir, j’avais un album et un crayon ; Paganini écrivait en quelques mots le sujet sur lequel il voulait mettre la conversation ; je le développais de mon mieux, et de temps en temps, reprenant le crayon, il m’interrompait par des réflexions souvent fort originales dans leur laconisme. Beethoven, sourd, se servait ainsi d’un album pour recevoir la pensée de ses amis ; Paganini, muet, l’employait pour leur transmettre la sienne. Un de ces collecteurs à tout prix d’autographes, qui hantent les salons d’artistes, m’aura sans doute emprunté sans me prévenir celui qui servit à mon illustre interlocuteur ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je n’ai pu le retrouver lorsqu’un jour Spontini voulut le voir, et que depuis lors je n’ai pas été plus heureux dans mes recherches.
Bien souvent on m’a sollicité de raconter dans tous ses détails l’épisode de la vie de Paganini dans lequel il joua un rôle si cordialement magnifique à mon égard ; les incidens variés et si en dehors de toutes les voies ordinaires de la vie des artistes qui précédèrent et suivirent le fait principal aujourd’hui connu de tout le monde, seraient en effet, je le crois, d’un vif intérêt, mais on conçoit sans peine l’embarras que j’éprouverais à faire un tel récit, et l’on me pardonnera de m’abstenir.
Si jamais j’écris des
Mémoires sur la musique contemporaine, ces détails pourront y
trouver place, mais ils ne peuvent la trouver que là. Je ne crois
pas même nécessaire de relever les sottes insinuations, les
dénégations folles, et les assertions erronées auxquelles la
noble conduite de Paganini donna lieu dans la circonstance dont je
parle. Jamais, par compensation, certains critiques ne trouvèrent
de plus beaux élans d’enthousiasme ; jamais la prose de J.
Janin surtout ne se formula en strophes plus magnifiques qu’à
cette occasion. Le poëte italien Romani écrivit aussi plus tard,
dans la Gazette piémontaise, d’éloquentes pages dont
Paganini, qui les lut à Marseille, fut, m’écrivit-il,
profondément ému………………………………………..
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Il avait dû fuir le climat de Paris ; bientôt après son arrivée à Marseille, celui de la Provence lui paraissant trop rude encore, il alla se fixer pour l’hiver à Nice, où il fut accueilli comme il devait l’être, et entouré des soins les plus affectueux par un riche amateur de musique, virtuose lui-même, M. le comte de Césole. Ses souffrances, néanmoins, ne firent que s’accroître, bien qu’il ne se crût pas en danger de mort, et ses lettres respiraient une tristesse profonde. « Si Dieu le permet, m’écrivait il, je vous reverrai au printemps prochain. J’espère que mon état va s’améliorer ici ; l’espérance est la dernière qui reste. Adieu, aimez-moi comme je vous aime. »
Je ne le revis plus… Quelques années après, obligé moi-même d’aller demander aux tièdes haleines de la mer de Sardaigne un peu de recomfort après les âpres fatigues d’une laborieuse saison musicale à Paris, je revenais un jour en barque de Villa-Franca à Nice, quand le jeune pêcheur qui me conduisait, laissant tout à coup tomber ses rames, me montra sur le rivage une petite villa isolée, d’assez singulière apparence : — « Avez-vous entendu parler, me dit-il, d’un monsieur qui se nommait Paganini, qui sonnait si bien le violon ? — Oui, mon garçon, j’en ai entendu parler. — Eh bien, Monsieur, c’est là qu’il a demeuré pendant trois semaines, après sa mort. »
Il paraît qu’en effet son corps fut déposé dans ce pavillon pendant le long débat qui s’éleva entre son fils et l’évêque de Gênes, débat qui, pour l’honneur du clergé génois et piémontais, n’eût pas dû se prolonger autant, et dont les causes, au point de vue même de l’orthodoxie la plus sévère, n’avaient point la gravité qu’on a voulu leur donner, car Paganini mourut presque subitement.
La nuit qui suivit cette promenade à Villa-Franca, je dormais dans la tour des Ponchettes, appliquée comme un nid d’hirondelle contre un rocher à deux cents pieds au-dessus de la mer, quand les sons d’un violon, jouant les variations de Paganini sur le Carnaval de Venise, s’élevèrent jusqu’à mon réduit, paraissant sortir des ondes. Je rêvais justement en ce moment à celui dont le jeune pêcheur m’avait montré dans la journée la villa mortuaire… je m’éveillai brusquement… j’écoutai quelque temps avec un sourd battement de cœur… Mes idées, au lieu de s’éclaircir, devenaient de plus en plus confuses… Le Carnaval de Venise !… qui donc, excepté lui, connaît ces variations ?… Est-ce encore un adieu d’outre-tombe qu’il m’adresse ?…
Supposez Théodore Hoffmann à ma place : quelle touchante et fantastique élégie il eût écrite sur ce bizarre incident !
C’était M. de Césole, qui, seul au pied de la tour, me donnait une gracieuse sérénade.
Ces fameuses variations sur l’air vénitien font partie des œuvres de Paganini, dont l’éditeur Schonenberger a récemment acquis la propriété et qu’il publie en ce moment ; je les ai sous les yeux, et je crois devoir affirmer ici en passant que celles d’Ernst sur le même thème, qu’on l’a souvent accusé d’avoir calquées sur celles de Paganini, ne leur ressemblent nullement.
Parmi les autres œuvres du maître que l’éditeur français vient de livrer à l’avide curiosité des artistes, se trouvent deux grands concertos complets, dont l’un contient le merveilleux rondo de la Clochette. On regrette vivement de n’y pas voir la fantaisie sur la prière de Moïse, l’un des morceaux, dit-on, dans lesquels Paganini produisait les plus poignantes impressions. Sans doute M. Achille Paganini se réserve de les faire figurer bientôt dans une édition complète des œuvres de son père, édition qu’il a eu raison, sous un rapport, de ne point laisser paraître prématurément ; car, malgré les progrès rapides que fait aujourd’hui, grâce à Paganini, l’art du violon du côté du mécanisme, de pareilles compositions sont encore inabordables pour la plupart des violonistes, et c’est à peine même si à leur lecture on comprend comment l’auteur put jamais les exécuter. Il faudrait écrire un volume pour indiquer tout ce que Paganini a trouvé dans ses œuvres d’effets nouveaux, de procédés ingénieux, de formes nobles et grandioses, de combinaisons d’orchestre même qu’on ne soupçonnait pas avant lui. Sa mélodie est la grande mélodie italienne, mais frémissante d’une ardeur plus passionnée en général que celle qu’on trouve dans les plus belles pages des compositeurs dramatiques de son pays. Son harmonie est toujours claire, simple et d’une sonorité extraordinaire.
Il a su faire ressortir et rendre dominateur le timbre du violon solo en accordant ses quatre cordes un demi-ton plus haut que celles des violons de l’orchestre ; ce qui lui permettait de jouer ainsi dans les tons brillans de ré et de la, pendant que l’orchestre l’accompagnait dans les tons moins sonores de mi bémol et de si bémol. Ce qu’il a découvert dans l’emploi des sons harmoniques simples et doubles, des notes pincées de la main gauche, dans la forme des arpéges, dans les coups d’archet, dans les passages en triple corde, passe toute croyance, d’autant plus que ses devanciers ne l’avaient pas même mis sur la voie. Paganini est de ces artistes desquels il faut dire : Ils sont parce qu’ils sont, et non parce que d’autres furent avant eux. Malheureusement ce qu’il n’a pu transmettre à ses successeurs, c’est l’étincelle qui animait et rendait humains ces foudroyans prodiges de mécanisme. On écrit l’idée, on dessine la forme, mais le sentiment de l’exécution ne peut se fixer ; il est insaisissable : c’est le génie, c’est l’âme, c’est la flamme de vie qui, en s’éteignant, laisse après soi des ténèbres d’autant plus profondes qu’elle a brillé d’un éclat plus éblouissant. Et voilà pourquoi non seulement les œuvres des grands virtuoses inventeurs perdent plus ou moins à n’être pas être exécutées par leur auteur ; mais celles aussi des grands compositeurs originaux et expressifs ne conservent qu’une partie de leur puissance quand l’auteur ne préside pas à leur exécution.
L’orchestre de Paganini est brillant et énergique sans être bruyant. Il employait la grosse caisse dans ses tutti, et souvent avec une intelligence peu commune. Dans la prière de Moïse, Rossini l’a écrite comme il a fait partout ailleurs, en lui faisant frapper les temps forts, tout bonnement. Paganini, en composant sa fantaisie sur le même thème, s’est bien gardé, m’a-t-on dit, de l’imiter en cela. Au début de la mélodie, sur ces mots :
Del tuo stellato soglio,
Rossini frappe sur la syllabe so qui se trouve au temps fort ; mais Paganini, considérant l’accent mélodique placé sur la syllabe suivante comme incomparablement plus important, fait entrer l’instrument sur le temps faible où elle se trouve, et l’effet qui résulte de ce changement est, selon moi, bien meilleur et original.
Un jour qu’après avoir complimenté Paganini sur ce morceau, quelqu’un ajoutait : « Il faut avouer aussi que Rossini vous a fourni là un bien beau thème ! — C’est égal, répliqua Paganini, il n’a pas trouvé mon coup de grosse caisse. » Ces quelques mots, sans importance critique ni biographique, ont seulement pour but de faire connaître la détermination récemment prise par M. Achille Paganini de publier à Paris quelques unes des œuvres de son illustre père, détermination dont les amateurs et même les simples curieux s’applaudissent et dont les artistes le remercient. Après les nombreuses notices écrites dans toutes les langues sur l’immortel violoniste, j’aurais mauvaise grâce de vouloir encore en donner une. Quant à l’appréciation approfondie du talent du virtuose, elle m’est interdite, j’ai déjà dit que je ne l’avais jamais entendu, et il est inutile d’entrer dans une analyse froidement technique d’œuvres toutes d’inspiration, et qui excitent à un si haut degré l’intérêt du monde musical. Elles répondront complétement à l’idée que l’on se fait des productions d’un génie aussi rare, et pour lequel M. Fétis a trouvé l’heureuse expression d’extraordinaire-sympathique.
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2011.
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