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PAGANINI ET BERLIOZ.

par

Jules Janin

publié dans le

Journal des Débats, 24 décembre 1838 (p. 1-2)

    Cette page présente une partie* du texte d’un feuilleton du Journal des Débats écrit par Jules Janin, collègue et fidèle ami de Berlioz. Deux mois auparavant, le premier opéra de Berlioz, Benvenuto Cellini, s’était heurté à l’hostilité du public dès sa première représentation à l’Opéra le 10 septembre 1838 et avait disparu de l’affiche. Ce fut un des plus graves échecs de la carrière de Berlioz (Mémoires chapitre 48), auquel Janin fait allusion dans son foisonnant feuilleton, dont le lyrisme pourra dérouter certains lecteurs: la concision n’était pas son fort.

    Le texte ci-dessous a été transcrit d’après une image du texte original qui se trouve à la Bibliothèque nationale de France. Nous avons conservé la syntaxe et l’orthographe du texte original.

    * La deuxième moitié du feuilleton est consacrée aux comptes-rendus de quatre concerts et d’un livre qui ne concernent pas Berlioz.

 

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Feuilleton du Journal des Débats.

PAGANINI ET BERLIOZ.

    Voici sans contredit l’histoire la plus miraculeuse qui se soit jamais passée dans ce monde à part qu’on appelle le monde littéraire. Figurez-vous le monde littéraire comme un de ces univers inconnus qui, de loin, vous apparaissent comme l’Eldorado apparaît à Candide. On entend, de loin, des bruits confus ; on devine, de loin, une agitation immense, et cependant nul ne sait ce qui se dit, ce qui se passe dans ces archipels couverts de nuages. Que de douleurs dont personne n’aura le secret ! Que de joies délirantes qui resteront à jamais cachées aux regards des simples mortels ! Il y avait autrefois un palais de Versailles, et dans ce palais de Versailles, il y avait un roi et une reine ; autour de ce roi et de cette reine et comme dans un centre commun, venaient naître et mourir toutes les passions, toutes les gloires, toutes les ambitions de la foule. – Là était le mouvement, – là se trouvait le point d’appui où le génie d’Archimède eût appuyé le levier qui devait soulever le monde. – Eh bien ! le Versailles de Louis XIV n’était pas d’un accès plus difficile, n’était pas entouré de plus hautes murailles et de ténèbres plus épaisses que ce monde littéraire où tant de gens ont pénétré par droit de conquête, et dont nul n’est revenu pour dire ce qu’il y avait vu et entendu.

    Par exemple, vous assistez au concert de Berlioz, à ces inspirations douloureuses d’une âme troublée qui se raconte à elle-même le drame le plus épouvantable, uniquement pour avoir le droit de verser tous les trésors de son harmonie et de ses larmes ; et, quand vous avez entendu la Marche au Supplice, vous revenez chez vous d’un pas tranquille en fredonnant le Postillon de Lonjumeau ! Ou bien vous assistez à la première représentation de Benvenuto Cellini, et sans prendre la peine de démêler toutes ces inspirations touchantes, toute la mélancolie renfermée dans cette feinte gaîté, vous faites le grand connaisseur, et vous vous écriez : Bah ! cet homme prendra sa revanche ! Et vous croyez avoir tout dit et tout fait, et vous ne voyez pas, malheureux ! que ce Chant du Supplice que vous avez écouté si froidement a usé peut-être la vie de cet homme ! et vous ne comprenez pas que ce Benvenuto Cellini que vous jugez si lestement, c’est la gloire de cet homme que vous foulez aux pieds ! Oui sa vie ! oui sa gloire ! Oui, sur cette carte il avait joué son génie ! Oui, il avait tendu sa tête, son âme et son cœur à ce but unique, et vous, vous lui dites : C’est à recommencer, c’est une revanche à prendre, tout comme s’il s’agissait d’une course dans le Champ-de-Mars ! En vérité, si vous n’étiez pas si stupides, vous seriez bien lâches et bien durs.

    Et cependant savez-vous ce que devient le grand artiste exposé à vos froides condoléances, à votre horrible pitié, à cette revanche que vous lui proposez ? Il rentre chez lui le désespoir dans le cœur. Quel changement, ô Ciel ! Il était sorti de sa maison rempli d’espoir et d’orgueil ! Il marchait à une conquête certaine. La Gloire l’attendait là bas pour le couronner de ses mains. Il appelait la foule à toutes les joies que lui avait préparées son génie ! Il allait se perdre dans un torrent d’harmonie dont lui-même il était la source ! Il allait enfin avoir le dernier mot de ces beaux rêves de vingt ans, agrandis par l’expérience, par l’amour, par la douleur. Nul n’était plus grand et plus puissant que cet homme, allant à son théâtre, pas même Christophe Colomb marchant à la découverte d’un nouveau monde. — Un seul instant a brisé tout cet espoir ! Un souffle a renversé cet échafaudage poétique. Cette gloire brillante s’est envolée à tire d’aile. Ce nom, qui allait être populaire, a été prononcé à peine par la foule dédaigneuse ! O douleur ! Quel abîme entre cette heure du départ et cette heure du retour ! Et pourtant c’est le même génie ! Mais la foule n’a rien voulu entendre, mais les cœurs n’ont pas voulu battre, mais les yeux n’ont pas voulu pleurer, mais quelque chose s’est dérangé dans ces vastes machines où se fabrique la gloire. Pauvre homme tout à l’heure si entouré d’espérances, à présent seul, infirme et nu, et doutant de lui-même ! Priez pour lui !

    Or voilà justement les douleurs que la foule ignore. La foule écrase les hommes de génie sous ses pas, comme elle écraserait une fourmi chargée de butin. La foule est brutale, imprévoyante et insensée. Elle s’inquiète peu si les hommes d’élite qui se dévouent à la servir, mourront en effet de douleur ou de joie. Elle prodigue son blâme comme elle a prodigué sa louange. Il n’y a jamais eu de tyran plus insensé et plus insensible, même quand il y avait des tyrans.

    Ainsi Berlioz, retiré dans sa maison devenue si triste, seul à présent entre sa femme inconsolable et ce jeune enfant qui ne reconnaissait plus la voix paternelle, Berlioz découragé et se disant comme Galilée : Cependant ! ne donnait plus signe de vie. Autour de lui tout faisait silence ; la moindre idée qui lui venait de l’âme lui faisait peur, et il la refoulait comme une pensée criminelle. Plus de chants, plus de compositions, plus de ces fêtes solennelles qui se passent nuit et jour dans le cœur de l’artiste quand il se raconte à lui-même ses plus doux rêves ; ses amis eux-mêmes ne reconnaissaient plus Berlioz ; il était triste, il était malade, il ne lisait plus ses poëtes favoris, il n’avait plus avec Beethoven ces longues conversations intimes qui les ont mis en si grand rapport, ces deux hommes. Ses amis lui disaient : — Chante encore, Berlioz ! Il gardait un silence obstiné. Nous lui disions nous autres, mais défends-toi, Berlioz, mais si tu ne chantes pas, reprends ta plume et défends-toi, Berlioz ne voulait même plus écrire. Et en effet, pourquoi écrire comme un simple mortel, lui habitué à parler avec les mille voix de l’orchestre et des chanteurs ? Ainsi nous, ses amis, nous l’avons cru perdu tout-à-fait ; oui, nous nous disions tout bas qu’il ne reviendrait pas de ce découragement mortel. Chaque jour, et avec une inquiétude sans cesse renaissante, nous nous disions : mais que fait Berlioz ? Avez-vous entendu quelques bruits venir de la petite maison qu’il habite ? Est-il sorti de son repos et de son silence ? S’est-il remis à poursuivre ses brillantes symphonies errantes dans les nuages, sur les bords des prairies en fleurs et des fleuves arrêtés par l’hiver ? Et chacun de se regarder tristement en secouant la tête. — Nous étions tous des insensés ; nous aussi nous comptions sans la Providence, qui ne laisse jamais mourir si vite ceux qui ont quelque chose là.

    Pour le tirer quelque peu de sa torpeur les amis de Beritoz avaient imaginé de lui demander le chant d’Harold et la Marche au supplice, et d’évoquer ainsi l’un après l’autre les fantômes de sa jeunesse quand il n’était qu’un inconnu errant dans les montagnes des Abbruzzes. — Rien n’y fit. — Berlioz ne parut même pas à son concert. — Il était malade. — Lui, malade ! quand on jouait son œuvre ! Hélas ! c’était-là notre dernier espoir. Et plus que jamais nous nous disions tout bas — pauvre malheureux Berlioz !

    Mais encore une fois notre ami devait être sauvé. Il y a justement de cela huit jours, Berlioz donnait son second concert. Cette fois il était à son poste accoutumé, il menait lui-même son orchestre ; mais rien qu’à le voir on comprenait son découragement funeste. Ce n’était plus ce hardi jeune homme tout rempli d’enthousiasme, qui de son estrade élevée, au bruit des fanfares, semblait vouloir s’élever dans l’avenir. C’était le vaincu de la veille qui ne jouissait déjà plus de ses triomphes passés. Cependant peu à peu, en entendant de nouveau ce terrible poëme où il a jeté toutes ses joies et toutes ses douleurs, l’artiste se sentait ranimer, ses yeux se mouillaient de douces larmes, son cœur battait de plus belle, le sang circulait dans ses veines, son auditoire, ému comme lui, lui rendait émotion pour émotion ; mais que devint-il, quand dans un coin obscur de la salle, il découvrit un homme noir et impassible qui pleurait ? Oui, il avait des larmes dans les yeux ! Oui, son sourire perpétuel, sourire italien, s’était arrêté ; oui, ce front austère s’était tout à coup épanoui ! Etait-ce bien Paganini qui s’abandonnait ainsi à cette émotion surnaturelle ? C’etait en effet Paganini !

    Ce Paganini est un homme étrange. C’est l’énigme la plus inexplicable qui se soit offerte aux hommes assemblés pour le plaisir. Il n’y a rien d’humain dans sa personne. Sa longue tête osseuse et couverte de cheveux en désordre, peut à peine contenir le feu prolongé de ce regard morose que nul regard humain ne saurait soutenir. On ne sait, à le voir, si ce n’est pas un ressuscité qui marche, tant il ressemble au Lazare de Rembrandt débarrassé de son linceul. Ses deux bras pendent à terre, et rien qu’à voir ces deux mains osseuses garnies de ces tendons d’acier, on devine par quelles luttes horribles cet homme est parvenu à dompter son violon, cette âme en peine renfermée entre ces quatre morceaux de bois. Pour ma part j’ai toujours eu peur de cet homme, soit qu’il vînt saluer le parterre avec ce sourire de marbre froid et lourd, soit qu’il brisât les trois cordes de son violon par un caprice fantasque dont il n’a jamais rendu compte, soit enfin qu’il s’abandonnât librement et fièrement à toute cette inspiration galvanique qui nous trouvait muets et transportés. Je l’ai vu dans des circonstances bien différentes, — par une belle soirée du printemps, quand il chantait la Prière de Moïse, comme la doit chanter la sainte Cécile de Raphaël dans le paradis de Mozart, — je l’ai vu par de tristes nuits d’hiver, quand, au milieu du choléra, plus triste et plus sombre que jamais, il arrivait l’archet à la main et qu’on faisait silence, comme si l’ombre de cet homme fût venue là tout exprès pour désigner du doigt ceux qui allaient mourir.

    Je ne crois donc pas que jamais ni la présence de la personne aimée, ni l’habit pittoresque des hommes venus de loin, ni la magnificence des hommes d’Orient, ni la nudité du sauvage, ni même les palmes nouvellement conquises du général revenu de la guerre, ni même le funèbre et dernier éclat que jette autour de son lit funèbre la jeune femme qui va mourir, aient jamais produit autant d’effet que la seule présence de ce noir fantôme de tant de génie. Il avait d’ailleurs tous les caprices du fantôme. On le voyait, on ne le voyait plus. Il passait de la plus grande joie à la plus immense tristesse. Il allait çà et là d’un bout de l’Europe à l’autre, et chemin faisant on racontait de lui toutes sortes de mystères, on racontait même ses amours ! C’était une espèce de juif errant comme nous le montre Lewis, avec une croix de feu flamboyante entre ses deux sourcils noirs. Et il s’en allait ainsi dans le monde battant monnaie, et la foule la plus compacte s’entr’ouvrait pour le laisser passer. Il était séparé des autres hommes par un cercle invisible et que nul n’eût osé franchir.

    Aussi ce fut dans un terrible instant de courage qu’un jeune écrivain, qui tenait en ce temps-là sa plume comme les novices tiennent leur épée, osa s’attaquer à cet homme. Cela lui paru beau de surmonter sa peur et d’approcher si près de cette ombre qu’il pût chercher la place où était le cœur. Il reprocha donc à cet homme — et de quel droit, je vous prie ? — d’être avare, d’être insensible, d’être sans pitié, de ne pas vouloir donner un coup d’archet pour sauver de pauvres gens qui se mouraient de faim et de froid ! — La philippique fut véhémente, elle fut répétée. On sut bon gré à l’écrivain qui s’attaquait à un pareil champion. — Paganini cependant resta immobile et ne se plaignit pas. On le voulait forcer à jouer du violon pour les pauvres, il ne joua plus pour personne, — pas même pour lui ; car si parfois il éprouvait le besoin de tenir son violon et son archet, eh bien ! il prenait le violon et l’archet, il s’enfermait dans sa chambre à triple tour, il mettait sur son violon une sourdine, et sur ces cordes à peine effleurées il passait lentement cet archet léger comme l’air. — A peine le violon se faisait-il entendre même à cette oreille avide et penchée ! Mais à lui, le sublime joueur, ce faible son suffisait…. — il entendait le reste dans le ciel.

    Tel était l’homme, — telle était l’ombre vivante que découvrit Berlioz applaudissant autant qu’il peut applaudir aux douleurs et aux transformations d’Harold. Quand l’œuvre entière fut achevée, quand l’orchestre eut jeté au loin son dernier soupir, Paganini vint à Berlioz, et en présence de tous — Paganini se prosterna devant Berlioz. Vous savez que Paganini ne peut plus parler, la voix lui manque, mais non pas l’enthousiasme. Je ne crois pas que jamais enthousiasme ait été plus éloquent que celui-là.

    Et cependant que faisait Berlioz ? Il regardait autour de lui, comme s’il eût été le jouet d’un songe. Il s’abandonnait librement à cette consolation qui lui venait de si haut. Ah ! qu’il eût voulu tenir en cet instant tous ses juges ! Mais non, il ne pensait plus à eux, il ne pensait pas à cette gloire qu’on lui dispute ; il ne voyait plus que Paganini à ses pieds ; — il était éblouit !

    Et voilà ce que nous avons vu nous autres, et comment voulez-vous que l’on n’aime pas, malgré toutes ses misères, cette vie littéraire si remplie de contrastes ? Alors, pour la première fois, nous avons compris qu’en effet Paganini était un homme comme les autres hommes, qu’en effet ce cœur battait comme nos cœurs, que ces yeux savaient pleurer, que cette âme savait comprendre, et qu’ainsi il n’y avait rien de surnaturel dans le talent de cet homme que son talent même.

    De ce jour, Berlioz fut sauvé. L’espérance lui revint, et avec l’espérance la conscience de son génie. Il rentra chez lui comme en triomphe, et tout comme il en était sorti le premier jour de son opéra. Mais le lendemain, que devint-il quand il reçut cette lettre de son sauveur : — « tu seras Beethoven ! » Et à cette lettre Paganini avait ajouté vingt mille francs, qu’il priait son ami d’accepter. Vingt mille francs ! une fortune pour Berlioz ! Non pas seulement vingt mille francs, mais trois années de repos, de facile travail, de liberté, de bonheur ! Vous autres, qui passez dans le sentier vulgaire, vous admirez la générosité de cet homme sans la comprendre ! Vous comptez déjà sur vos doigts grossiers combien cela rapporte au denier-vingt ! et combien d’arpens de terre vous achèteriez autour de votre village avec ces vingt mille francs ! et quelle dot vous épouseriez avec ces vingt mille francs ! Vous calculez, vous supputez, vous arrangez, vous arrondissez la somme, et vous ne pouvez pas comprendre qu’un homme donne pour rien tant d’argent à un autre homme ! Insensés ! mais ne voyez-vous pas que ces vingt mille francs, c’est plus que la fortune de Berlioz, c’est sa gloire ! C’est plus que le présent, c’est l’avenir. — Allons, Berlioz, relève-toi ; laisse-là ton labeur de chaque jour, laisse-là ta plume et ton scalpel, va-t’en au loin, en Italie, en Allemagne, avec ton drame commencé ; sois libre, Berlioz ! le monde est à toi, te voilà libre, te voilà ton maître, te voilà détaché de la place où tu broutais, voilà devant ton génie un vaste espace qui s’est ouvert ! Allons, mon artiste, c’est maintenant que tu vas cueillir librement les premières fleurs du printemps, que tu vas ramasser les premiers rayons des beaux jours, que tu vas gravir la montagne, que tu vas te vautrer dans l’herbe épaisse de la vallée ! Allons, poëte, invente ton drame tout à l’aise ! Allons, musicien, jette ton harmonie sur tes poëmes ! Tu as le temps, rien ne te presse, ni la foule aux portes de ton concert, ni le marchand de musique dans ta chambre, ni l’impressario que réclame ta musique, tu es ton maître, Berlioz ! tu es le maître du monde ! Donc, secoue les soucis de ton fronts la poussière de tes pieds, et marche en avant, mon fils !

    Ainsi parle à Berlioz ce muet Paganini, et en ceci Paganini est encore loin de la vérité. Il rend à Berlioz un double service ; il lui rend la confiance de lui-même, et en même temps il lui donne tout le loisir nécessaire à son génie. Il fait pour cet artiste français, lui étranger, ce que pas un roi de l’Europe aujourd’hui ne saurait faire ou ne pourrait faire. Rare bienfait, un bienfait que l’obligé peut accepter non seulement sans rougir, mais au contraire en s’en glorifiant de toutes ses forces, et en disant à tout venant : Voici mon bienfaiteur ! Qui l’eût dit cependant que ce serait cet homme qui donnerait chez nous ce grand exemple de générosité et de justice ! A cette heure, Paganini est à Paris le seul gentilhomme qui ait gardé les nobles traditions du temps de François Ier.

    De pareilles aventures sont bien faites pour encourager tous ceux qui se sentent du talent et de l’avenir. A cette heure, par cette loi du monde qui veut que tout change, les bienfaiteurs de l’art sont changés. Autrefois, à Athènes, à Florence, dans toutes les républiques savantes et éclairées, c’était le peuple qui récompensait les artistes. Plus tard vint le tour des rois et des princes. Maintenant, ô bonheur ! l’artiste ne reçoit plus de bienfaits de personne, sinon de ses pairs qui sont les véritables rois du monde. Mais cependant que Paganini soit loué pour sa modestie, pour sa générosité et pour ce singulier esprit d’à-propos qui lui fait choisir justement pour le sauver, le talent le plus volontaire et le plus convaincu de ce temps-ci ; l’homme inflexible qui n’a jamais rien sacrifié aux vains caprices de la foule ; la barre de fer qui ne sait pas plier, le génie rebelle qui aime mieux rester inconnu que de flatter l’oreille plébéienne. Si Berlioz n’a pas réussi, c’est qu’il n’a jamais voulu réussir. Il pousse si loin cette indépendance sauvage, que dans son opéra, si par hasard il rencontrait quelques uns de ces charmans badinages si aimés par les Français, aussitôt il arrivait sur la petite mélodie et il la brisait impitoyablement comme une plante parasite. Ainsi il s’est perdu lui-même. Mais quoi ! s’il eût réussi, il n’aurait pas obtenu cet éclatant suffrage de Paganini.

    A présent le maître l’a dit : — Tu seras Beethoven ! — Tu Marcellus eris ! A présent rien ne manque plus à Berlioz, il a l’espérance, et la conviction, le génie et le loisir. Laissons-le faire. Laissons la sentence de Paganini porter ses fruits. Nous cependant nous ne pouvons pas trop dire combien cette belle action nous remue et nous touche. Paganini ce jour-là a montré bien du cœur, mais aussi il a eu bien de l’esprit. Il a conquis parmi nous droit de cité. Il s’est placé au premier rang dans cette glorieuse confrérie d’artistes. C’est à présent surtout que nous comprenons tout son génie, tant il a montré de bonté et d’intelligence. Et nous qui l’avons accusé de dureté ! Quelle plus noble vengeance pouvait-il tirer de nos injustes reproches ! Non, cet homme n’est pas impitoyable, il n’est dur que pour lui-même. Cet homme est un grand artiste, si pénétré des devoirs de son état, qu’il aima mieux donner l’argent qu’il a gagné, que de jeter au hasard quelques sous que le public lui paierait de tout son or. Si Paganini eût voulu simplement refaire la fortune de Berlioz, rien ne lui était plus facile ; il n’avait qu’à annoncer qu’il jouerait tel jour la Prière de Moïse. — Oui, mais son violon n’était pas préparé à ce travail ; mais lui-même il ne se sentait pas disposé à se faire entendre ; et alors, plutôt que de rien hasarder, il a demandé à son banquier une somme que son archet lui eût donnée, — et il trouve, j’en suis sûr, qu’il a fait un bon marché ; en même temps qu’il a donné une excellente leçon de probité et de conscience à tant de talens malheureux qui se gaspillent et qui par trop de fécondité, se perdent si étourdiment et si indignement chaque jour.

[…]

J. J.       

Voir aussi sur ce site:

Concert de M. Hector Berlioz. Roméo et Juliette, symphonie dramatique, par Jules Janin

Berlioz et Paganini au Conservatoire de Paris [en décembre 1838]

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