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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 7 JUIN 1840 [p. 1-2]

 THÉATRE DE L’OPÉRA.

Débuts de Marié.

    J’espère que le lecteur aura pour moi la plus grande indulgence ; je me sens aussi peu de lucidité dans l’esprit que de joie dans le cœur. Ceux qui ont lu hier la triste nouvelle venue de Nice, le concevront sans peine ; et les artistes qui sentent tout ce que l’admiration et une immense reconnaissance pourraient produire en eux de sentimens dévoués et d’inexprimables affections, s’étonneront que je puisse aujourd’hui remplir, même fort mal, la tâche qui m’est imposée.

    S’il faut en croire un bruit qui déjà, et nous sommes heureux de nous en souvenir, fut répandu faussement plusieurs fois, un de ces Titans de l’art musical qui viennent régner sur lui à de longs intervalles, et disparaissent ensuite sans laisser de successeurs, en emportant avec eux le secret de leur puissance ; un de ces hommes inspirés qui pensent, sentent et agissent comme personne n’a pu sentir, penser ni agir avant eux ; un de ces artistes qui n’excitent sur leur passage que des passions violentes, qui font résonner à leur gré le vaste clavier des humaines impressions, qu’on hait ou qu’on adore, qu’on divinise ou qu’on assassine par les plus basses calomnies, mais qu’on admire au fond en secret ou bien ouvertement, partout et toujours, Paganini enfin, serait mort à Nice le 27 du mois dernier. Le délabrement progressif et trop réel de sa santé est fait pour inspirer de justes craintes sur la vérité du fait dont le monde musical est à cette heure si tristement préoccupé : cependant les dernières nouvelles que nous en avons reçues directement n’offrant rien d’alarmant, et des bruits de cette nature ayant été déjà souvent aussitôt démentis qu’accrédités, il est permis d’espérer encore......

    — L’Opéra est depuis quelques jours en proie à une agitation extraordinaire. Le nouveau directeur, pénétré de la gravité de la situation dans laquelle il a trouvé ce beau théâtre, et sans s’effrayer des difficultés énormes qu’il entrevoit pour l’en tirer, vient, à peine installé, de prendre plusieurs décisions qui indiquent la voie qu’il se propose de suivre, décisions qu’on a généralement approuvées et dont la dernière surtout aura, nous en sommes convaincus, des conséquences extrêmement heureuses.

    L’exécution des chœurs d’abord a fixé son attention. Déjà l’engagement de M. Dietch, jeune et excellent professeur, qui fit ses premières armes dans les classes de Choron, dont la capacité, l’intelligence musicale et le zèle sont généralement appréciés, est d’un bon augure.

    M. Dietch et son collègue M. Laty seront exclusivement chargés de l’instruction et de la direction des chœurs.

    M. Benoît, qui depuis long-temps remplissait avec talent les fonctions d’accompagnateur des rôles et d’organiste a dû les conserver et succéder à M. Halévy dans l’emploi de chef du chant. En outre M. Habeneck, avec la coopération de ces trois artistes, inspectera une fois par mois le personnel des chœurs, tâche qui fut la sienne il y a quelques années, et pour laquelle il faut, avec beaucoup de jugement musical, une sévérité à toute épreuve.

    L’orchesre mériterait aussi d’être bien étudié ; il n’est pas irréprochable. A certains jours, il laisse beaucoup à désirer, non seulement dans les accompagnemens, mais aussi dans son ensemble instrumental. Les accidens n’y sont pas rares, et presque toujours ils viennent d’un défaut de soin et d’attention. La semaine dernière, à une déplorable représentation dont les rares spectateurs conserveront long-temps le souvenir, on avait oublié de convoquer les harpes pour le troisième acte de Moïse. En conséqucnce, le beau morceau d’ensemble : « Je tremble et soupire » (mi manca la voce), qui n’a qu’une harpe pour tout accompagnement, s’est trouvé pris au dépourvu ; les violons alors d’improviser un arpège pizzicato, les uns sur un accord, les autres sur un autre, selon que leur mémoire ou leur sens harmonique les servait plus ou moins bien, pendant que les chanteurs, démoralisés en outre par les erreurs de l’un des personnages qui avait été obligé d’apprendre son rôle dans la journée et ne le savait point, cherchaient à conserver leur sang-froid et un peu d’ensemble, sans y parvenir….. De là une cacophonie générale, un désordre inqualifiable, qui, dans un théâtre de province, eût infailliblement soulevé des tempêtes.

    On ne devrait jamais, sur notre première scène lyrique, avoir de semblables catastrophes à déplorer.

    Le mal venait ce jour-là de la difficulté où l’administration s’était trouvée de composer un spectacle. L’affiche ayant été changée trois fois en vingt-quatre heures, et l’avant dernière annonçant les deux premiers actes du Serment, qui ne contiennent pas de partie de harpe, les harpistes n’avaient pas cru devoir se rendre à l’Opéra.

    Mais ce fait indique deux réformes à faire, dont le nouveau directeur a déjà senti probablement la nécessité.

    Il faudrait d’abord que, par la présence continuelle de bons doubles, on pût toujours former aisément un spectacle convenable en l’absence des premiers rôles. L’engagement de Marié, dont nous parlerons tout à l’heure, prouve que la sollicitude de M. Léon Pillet est portée sur ce point.

    Evidemment ensuite il faudrait charger spécialement quelqu’un de connaître non seulement les acteurs, mais aussi les instrumentistes employés dans un opéra, et de veiller à ce qu’ils fussent toujours avertis. Ou, mieux encore, tous les artistes du chant ou de l’orchestre qui ne seraient pas dégagés momentanément de leur service par un congé, devraient être tenus de se présenter à l’Opéra, au moins pendant le commencement de la représentation, afin que si une circonstance imprévue venait à rendre indispensable quelque changement de pièces ou de rôle, on pût le faire sans difficulté.

    J’arrive maintenant à l’événement important de cette semaine, au début du ténor Marié dans la Juive.

    Ce jeune chanteur, dont nous avons déjà parlé lors de ses débuts à l’Opéra-Comique, a commencé par être un excellent contre-bassiste au Théâtre-Italien. Entré plus tard dans les chœurs de l’Opéra-Comique, il y végétait tristement, attendant que M. Crosnier voulût bien lui confier quelque petit rôle subalterne, qu’on lui refusait toujours, quand il accepta les propositions d’un théâtre de province, celui de Rouen, je crois, et y obtint d’éclatans succès dont le retentissement parvint jusqu’à Paris. M. Crosnier alors crut devoir 1’engager de nouveau, mais avec des conditions fort différentes de celles que le pauvre artiste avait dû subir auparavant. Il créa le rôle du compositeur allemand dans la Symphonie, y réussit sous le double rapport du chant et de l’action dramatique. On trouva sa voix fort belle, sa méthode large, son chant pur et expressif, et, malgré tout, il ne rencontra auprès des habitués de ce théâtre que de faibles sympathies. Un autre rôle lui fut confié plus tard par M. Donizetti dans la Fille du Régiment, rôle peu propre à faire ressortir les qualités de son talent, et dans lequel il parut froid, gauche, gêné ; il semblait même avoir presque perdu la voix. Cependant, sans vouloir me vanter d’une pénétration exceptionnelle, j’étais encore alors convaincu qu’il pouvait parfaitement réussir dans le genre large, et que sa place était à l’Opéra. M. Léon Pillet, qui le jugeait de la même manière apparemment, s’est donc empressé de rompre à l’amiable l’engagement qui le liait à l’Opéra-Comique et de lui confier la rude tâche de doubler Duprez et de tenir son emploi pendant le congé qui l’éloigne de Paris.

    Marié a débuté mercredi dernier dans la Juive, et son succès, qu’une terminaison manquée dans sa première phrase a pu faire croire douteux un instant, s’est dessiné dès la fin du premier acte et n’a fait qu’augmenter jusqu’au dénouement. Sa voix plus à l’aise dans cette vaste salle et dans les grandes phrases du style sérieux, semblait avoir doublé de volume et de force. Il a donné un si naturel aigu de poitrine qui a causé un étonnement général et provoqué de longues acclamations. Toutefois l’effet de la stretta du beau trio du second acte a été anéanti par le mouvement lent qu’il a voulu donner au thème « chrétien sacrilége. » Duprez ralentit beaucoup trop ce passage dont l’expression violente rend le mouvement indiqué par l’auteur d’une si impérieuse nécessité ; mais on sait que Duprez est forcé de l’altérer ainsi, la nature de sa voix ne lui permettant pas les élans impétueux et rapides. Marié a cru bien faire en le ralentissant davantage encore, et sans raison plausible, nous le verrons tout à l’heure. On lui a reproché le même défaut dans l’air « fille chère » au quatrième acte. Son jeu était aussi quelquefois inachevé, incertain ; on sentait la préoccupation d’un homme qui a peur, et que la nouveauté de sa situation embarrasse. Marié, cependant vivement applaudi par toute la salle, a été redemandé après le quatrième acte.

    Le même soir, Mme Roulle, élève du Conservatoire, et avantageusement connue dans le midi de la France, avait consenti, pour que cette représentation pût avoir lieu, à remplir le rôle de Rachel. Le public l’a bien accueillie ; sa voix a de l’éclat, mais ses intonations manquent souvent de justesse, dans le medium surtout. Mme Roulle doit partir bientôt pour Lyon, où l’appelle un fort bel engagement.

    Je reviens à Marié, qu’on a voulu réentendre et qu’on a pu mieux juger hier. Son succès a été plus prononcé, et son exécution incomparablement supérieure à celle de la première représentation. Le rôle était mieux composé dans l’ensemble et mieux rendu dans les détails ; l’assurance était revenue au débutant. Son solo, pendant la marche du premier acte, a été couvert d’applaudissemens. Il a dit plus vite que l’avant-veille l’allegro du trio, et s’il n’a pas produit plus d’effet, c’est que, faute d’avoir réglé à l’avance ses points de respiration, il n’a pas pu donner à sa voix toute la sonorité qu’elle possède si éminemment, et que le caractère de cette imprécation exige. Il est probable qu’à la prochaine épreuve, il aura su se rendre maître de la difficulté ; car il peut chanter vite très aisément. Les récitatifs étaient mieux accentués ; plusieurs phrases de mélodie développées en voix mixte avec plus de charme et d’expression ; sa tenue en scène plus convenable ; ses mouvemens plus libres. Il était enfin aussi supérieur au débutant de l’avant-veille que nous avions trouvé celui-ci au dessus du débutant de l’Opéra-Comique.

    Maintenant, dans son intérêt le plus direct et comme une preuve de l’excellente opinion que nous avons de son avenir et du talent qu’il possède, nous allons relever tous les défauts que plusieurs critiques excellens ont cru avec nous reconnaître dans le chant de Marié.

    Il fait en général abus du port de voix.

    L’imitation de la manière de Duprez, ou le désir de montrer la force de certains sons le porte à toujours ralentir la mesure, surtout vers la fin des phrases.

    Le passage de la voix de poitrine à la voix de tête a besoin d’être beaucoup travaillé ; les notes de tête sont au reste de la plus grande beauté.

    Quelques sons du medium paraissent voilés et sourds, quand le chanteur néglige de leur donner le degré de force qui seul peut les faire bien sortir.

    Il se laisse aller assez volontiers à changer les conclusions des phrases, à faire des points d’orgue, à introduire des ornemens que les mélodies ne comportent pas et qui ne sont pas toujours de bon goût.

    On a beaucoup blâmé, avec raison, les petites appoggiatures qu’il ajoute à la phrase de l’air du quatrième acte « J’avais à ton bonheur voué ma vie entière. » Cette progression de grupetti de deux notes liées diatoniquement est du plus mauvais style : c’est vieux, commun, et cela défigure la mélodie.

    Il dit beaucoup trop largement la phrase « la couronne du martyr » qui prend, en soutenant ainsi les quatre notes qui la composent, l’aspect d’une suite de points d’orgues, au lieu d’un dernier élan mélodique qui veut être jeté largement, mais en mesure et sans traîner la voix.

    Marié a voulu encore, dans cet air, prendre un si aigu au lieu du sol écrit par le compositeur. Ce changement, mauvais en soi, et que rien ne peut en tout cas autoriser, n’avait pour but, comme je l’ai déjà remarqué dans un autre endroit, que d’étaler une belle note ; puis, en voulant la pousser trop fortement, la voix s’est rompue et le chanteur a ainsi compromis le succès de son principal morceau. Le mieux est ennemi du bien, mais le pis l’est davantage.

    Ceci déclaré, nous répéterons que le succès de Marié et son engagement sont deux événemens d’une grande portée, très heureux pour le théâtre, pour le public et pour les auteurs, et nous joindrons nos félicitations à celles que M. Pillet reçoit à ce sujet de toutes parts. On dit que Marié, qui sait tout le répertoire de Duprez, excelle surtout dans Guillaune Tell. Il le jouera bientôt ; il sera curieux de comparer les deux virtuoses.

    Mme Stoltz, à peine remise d’une grave indisposition, cédant aux sollicitations du directeur, et pour ne pas interrompre le succès du nouveau ténor, avait consenti à chanter Rachel. Elle a eu de beaux momens, surtout au second acte : elle a dit avec autant d’âme que de style la romance « Il va venir, » et la cavatine « Pour lui, pour moi, mon père. » Ses forces l’ont trahie, une fois seulement, dans son duo du quatrième acte. Mais elle a coloré d’une heureuse intention de tendresse et de remords le commencement de la scène des reproches : « Lorsqu’à toi je me suis donnée. » Ces notes du medium, tremblantes d’émotion, s’alliaient à merveille avec le jeu expressif de la physionomie ; elles ont fait sensation comme la phrase du page : « Ame de ma vie, » du Comte Ory. Le passage suivant : « J’ignorais que j’outrageais un Dieu vengeur, » est un casse-cou dont le danger, sans gloire possible, déconcerte toutes les cantatrices ; les précautions qu’elles peuvent prendre pour le franchir ne saurai[en]t le faire paraître moins dur ni moins disgracieux. Mme Stoltz est douée d’une des plus belles voix que l’on connaisse et d’un admirable sentiment dramatique. On les apprécierait bien mieux dans un rôle de mezzo-soprano ou même de contralto franc, qui ne lui présenterait pas à chaque instant des sons suraigus qu’elle peut atteindre, il est vrai, avec plus ou moins de facilité, suivant la manière dont ils se présentent, mais qui n’en sont pas moins des notes étrangères à l’échelle naturelle de sa voix. On a pu le reconnaître, il y a peu de temps, lorsque Mme Stoltz, bien secondée par Roger et Dérivis, a chanté devant l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut l’ouvrage de M. Bazin, qui vient de remporter le grand prix de composition musicale.

    L’andante de cette cantate, morceau de beaucoup de mérite en soi, qu’elle a transposé d’un bout à l’autre à l’octave inférieure avec le plus rare bonheur, a probablement été pour beaucoup dans la direction des suffrages ; et plusieurs fois, dans le reste de cette longue scène si chaleureusement rendue, le jury a oublié l’impassibilité que ses fonctions lui imposaient, pour témoigner sa vive satisfaction. On a apprécié aussi dans la même séance le talent si expressif et la méthode si large d’Alizard ; il chantait le rôle de basse dans la cantate de M. de Garaudé qui a obtenu une mention honorable.

    Avec le fameux tonnelier de Rouen, que je n’ai pas entendu, on signale encore, parmi les espérances de l’Opéra, un jeune tènor, M. de La Haye, dont la voix est d’une étendue et d’une force extraordinaires. Il travaille assiduement depuis quelque temps. Son éducation musicale a été confiée à M. Auguste Morel, l’un de nos meilleurs critiques, dont les charmantes compositions pour piano seul, ou chant et piano, récemment publiées, prouvent en outre qu’il connaît à fond toutes les ressources de l’harmonie et les plus exquises délicatesses du style mélodique. Il faudrait bien du malheur, avec un si excellent maître, pour que M. de La Haye ne fût pas bientôt en état de faire briller les ressources du magnifique instrument que la nature lui a donné. Décidément il pleut des ténors.

H. BERLIOZ.   

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 janvier 2016.

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