FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 16 FÉVRIER 1840 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE. — Première représentation de la Fille du Régiment, opéra-comique en deux actes, de MM. de Saint-Georges et Bayard, musique de M. Donizetti.
THÉATRE DE L’OPÉRA. — Architecture théâtrale. — Concerts. — MM. Kastner, Huerta et Dieppo.
On jure terriblement dans cette pièce ! Mais c’est le style du temps. Aujourd’hui nos soldats ont parfois de très bonnes manières ; ils savent à peu près l’orthographe, et ne blasphèment que dans les grandes occasions. Il est vrai que sous l’Empire on s’occupait d’un autre genre d’éducation, et qu’on était parvenu surtout à un degré de force peu commun dans l’art de….. se faire tuer. Ce qui ne veut pas dire que nous ayons le moins du monde oublié ce beau talent ; seulement on est plus avancé à présent, et nous avons joint à l’art de mourir un peu de savoir-vivre. — Assez d’esthétique militaire. — Esthétique !! Je voudrais bien voir fusiller le cuistre qui a inventé ce mot-là !
Nous sommes dans les guerriers, dans les lauriers et dans les troupiers. Il s’agit d’un régiment, d’un régiment qui a une fille, une fille à lui tout seul. C’est le sergent Sulpice qui l’a trouvée sur le champ de bataille, abandonnée dans son berceau, avec une lettre de son père le capitaine Robert, qui la recommande à une marquise de Brakenfeld. Sulpice, comme de raison, ne sait où prendre cette marquise, et, sans s’en inquiéter davantage, il met l’enfant et la lettre dans son sac, quitte à remettre plus tard l’une et l’autre à leur adresse.
Après quinze ans bien employés, il faut le dire, Sulpice revient dans le Tyrol avec ses camarades. On ne sait pas comment il a pu dans les camps remplir ses fonctions de père nourricier ; quoi qu’il en soit, la petite fille a grandi sous les drapeaux ; charmante brune aujourd’hui, familiarisée avec l’odeur de la poudre et le langage des canons, elle parcourt les rangs du régiment qui l’a adoptée, son tonnelet sur l’épaule, et verse à chacun de ses pères l’enthousiasme et l’eau-de-vie. Sulpice, on le voit, s’est donné des collaborateurs, voilà pourquoi Marie se nomme la Fille du Régiment. La tendresse paternelle de nos braves ne tarde pas à se changer en un sentiment plus vif, mais non moins pur. La jeune cantinière ne court aucun danger de séduction, on la respecte et on se respecte trop pour cela ; on a seulement exigé d’elle le serment de ne pas choisir d’époux hors des rangs du 21e. Mais Jupiter se rit des sermens de l’amour et de ceux des cantinières. Voilà qu’un jour, en cueillant des noisettes sur le bord d’un précipice, le pied manque à Marie ; elle tombe, elle va mourir d’une mort affreuse, quand un beau jeune tyrolien se trouve là à point nommé pour la recevoir dans ses bras et la sauver. Inutile de dire que nos deux personnages émus de cette brusque rencontre s’éprennent à l’instant même l’un pour l’autre du plus ardent amour. Le régiment ne tarde pas à se remettre en marche, car le Goguelat de M. de Balzac dit vrai : on en usait furieusement dans ce temps-là, des hommes et des souliers. Tonio, c’est le nom du sauveur de Marie, a l’imprudence de suivre les troupes françaises autour desquelles il rôde sans cesse pour apercevoir sa bien-aimée. On le prend pour un espion, et naturellement on va le fusiller, quand plus naturellement encore Marie intervient, déclare qu’elle lui doit la vie, qu’elle l’aime, et, ventrebleu ! qu’elle l’épousera. A cet aveu, le régiment tout entier redevient père, il pardonne à Marie et lui permet d’aimer son libérateur. Mais le serment ! le serment ! — Quel serment ? demande Tonio. — On lui explique l’engagement contracté par Marie avec le 21e si jamais elle veut se marier. — Belle difficulté ! dit le jeune gars ; je m’enrôle, je me fais soldat, je suis du 21e ; comme ça j’épouserai Marie sans qu’elle manque à sa parole.
Sulpice, quelques jours après, met la main par hasard sur une vieille Allemande qui a la ridicule vanité de fuir l’armée française, comme si l’armée française pouvait être capable de ne pas la respecter. Elle se nomme. C’est la marquise de Brakenfeld, celle à qui la lettre du capitaine Robert est adressée. A ce nom de Robert, la marquise se trouble et reconnaît sa nièce dans la jeune fille qui lui est recommandée. Voilà donc la cantinière conduite au château des Brakenfeld. Elle va changer d’existence ; mais ses sentimens resteront les mêmes pour Tonio, son sauveur, et pour les braves, son père, du 21e.
Après quelques mois, Marie, devenue tant bien que mal une demoiselle, est sollicitée par la marquise d’accepter pour époux un grand seigneur qu’elle n’a jamais vu. Elle aime toujours Tonio ; elle a le caractère énergique et résolu, et pourtant elle consent. Conçoit-on cela ? Allons franchement : il y a un peu de vanité féminine dans son fait. Le contrat est prêt, Marie va signer (il paraît que ses pères du 21e n’ont pas négligé de lui apprendre à écrire. Oh ! les bons pères !), quand un bruit de tambours se fait entendre. Le régiment de Sulpice s’avance, et Tonio, qui depuis son engagement a déjà gagné les épaulettes de lieutenant, ose venir demander à la marquise la main de Marie. Refus méprisant de la noble dame. Vigoureuse réplique du pauvre lieutenant : « Ah ! vous me refusez ! Eh bien ! Madame, sachez que je posssède le secret de la naissance de Marie. Vous n’êtes point sa tante, n’ayant jamais eu de sœur ; vous êtes sa mère : j’en ai les preuves, et je les ferai connaître. Le capitaine Robert….. — Tais-toi, malheureux ! ne va pas me déshonorer ; je consens à tout. — Eh ! allons donc ! Marie, veux-tu être ma femme ? — Oui, mille tonnerres ! — Mets ton nom là, Mme la marquise le veut. — Hourra ! crie le régiment ; viens dans nos bras, Tonio, nous sommes ton beau-père. » Déposez vos….. armes ! rompez les rangs ! La parade est finie.
La musique de cette pièce a déjà été entendue en Italie, du moins en grande partie ; c’est celle d’un petit opéra imité ou traduit du Châlet de M. Adam, et au succès duquel M. Donizetti n’attachait probablement qu’une très mince importance. C’est une de ces choses comme on en peut écrire deux douzaines par an, quand on a la tête meublée et la main légère. L’auteur de Lucia et d’Anna Bolena a eu tort de laisser représenter au théâtre de la Bourse une aussi faible production, au moment où l’attention du public dilettante va se concentrer sur celle que prépare à grands frais l’Opéra. Sans aucun doute il ne pouvait résulter de cette épreuve rien d’avantageux au succès des Martyrs ; et nous n’oserions répondre qu’elle ne puisse lui être plus ou moins défavorable. Lorsqu’on est sur le point de produire une œuvre écrite per la fama, comme disent les compatriotes de M. Donizetti, il faut bien se garder de montrer un pasticcio esquissé per la fame. On fait en Italie une effrayante consommation de cette denrée chantable, sinon chantante ; on n’y voit guère que des prétextes aux succès des grands ténors et des dive. On dit : « Tel maître écrit pour telle prima donna ; Moriani fait furore dans une cavatine de tel ouvrage ; l’impresario a fait venir dernièrement Donizetti pour écrire l’opéra de la saison : nous entendrons ça le mois prochain ; la Marini, dit-on, est très satisfaite. » Et cela n’a pas beaucoup plus d’importance dans l’art que n’en ont les transactions de nos marchands de musique avec les chanteurs de romances et les fabricans d’albums. Nous disons, ou du moins nos marchands disent : « Mlle Puget a tiré à deux mille cette année ; l’an passé elle ne tira qu’à quinze cents. Il y a progrès ; il faut lui faire écrire deux albums pour l’hiver prochain. » Ou bien : « Le chanteur de M. Bernard Latte ne lui a fait vendre encore que deux cents Bérat et quatre-vingts Masini ; il les chante partout cependant : il faut que sa voix ne plaise plus autant, ou que la verve sentimentale des auteurs se soit refroidie. » Tout cela est per la fame, et la fama n’a que peu de chose à y voir.
La partition de la Fille du Régiment est donc tout-à-fait de celles que ni l’auteur ni le public ne prennent au sérieux. Il y a de l’harmonie, de la mélodie, des effets de rhythme, des combinaisons instrumentales et vocales ; c’est de la musique, si l’on veut, mais non pas de la musique nouvelle. L’orchestre se consume en bruits inutiles, les réminiscences les plus hétérogènes se heurtent dans la même scène, on retrouve le style de M. Adam côte à côte avec celui de M. Meyerbeer. Ce qu’il y a de mieux, à mon sens, ce sont les morceaux que M. Donizetti a ajoutés à sa partition italienne, pour la faire passer sur le théâtre de l’Opéra-Comique. La petite valse qui sert d’entr’acte, et le trio dialogué dont on avait parlé avant la représentation, sont de ce nombre ; ils ne manquent ni de vivacité ni de fraîcheur. Le final du premier acte n’a pas une forme bien arrêtée ; on y cherche vainement une intention saillante. Une phrase du rôle de Marie, au second, est bien jetée, le dessin en est élégant. Je ne dirai rien de l’ouverture. M. Donizettî s’inquiète peu, très probablement, des critiques dont cette partition est l’objet ; mais, encore une fois, il a tort, à cause des Martyrs. Le public n’aime pas qu’on agisse avec lui aussi cavalièrement ; il peut prendre ensuite une œuvre consciencieuse pour le pendant du pasticcio qu’on lui a offert le premier, et faire peser sur elle le blâme que l’autre avait seul encouru. Espérons qu’il n’en sera rien, malgré l’étrange impression produite en outre par l’annonce de la bordée que M. Donizetti va lâcher sur nos quatre théâtres lyriques, et qui doit, au dire des mauvaises langues, en couler bas au moins deux.
Quoi, deux grandes partitions à l’Opéra, les Martyrs et le Duc d’Albe ! deux autres à la Renaissance, Lucie de Lammermoor et l’Ange de Nisida ! deux à l’Opéra-Comique, la Fille du Régiment et une autre dont le titre n’est pas connu, et encore une autre pour le Théâtre-Italien, auront été écrites ou transcrites en un an par le même auteur ! M. Donizetti a l’air de nous traiter en pays conquis, c’est une véritable guerre d’invasion. On ne peut plus dire : les théâtres lyriques de Paris, mais seulement les théâtres lyriques de M. Donizetti. Jamais, aux jours de sa plus grande vogue, l’auteur de Guillaume Tell, de Tancrède et d’Otello n’osa montrer une ambition pareille. Il ne manquait pas de facilité cependant, et il avait aussi ses cartons bien garnis ! Pourtant, pendant toute la durée de son séjour en France, il n’a donné que quatre ouvrages et sur le seul théâtre de l’Opéra ; Meyerbeer en dix ans n’en a produit que deux ; Gluck, en mourant, à un âge assez avancé, ne légua à notre premier théâtre que six grandes partitions, fruits du travail de toute sa vie. Il est vrai qu’elles dureront long-temps.
Là, franchement, que dirait ou que penserait M. Donizetti, si Florence, par exemple, était la capitale du monde civilisé, si elle contenait quatre théâtres lyriques, dont trois rudement subventionnés par l’Etat, c’est-à-dire par les Florentins, et si M. Adam non content de faire claquer haut et ferme le fouet de son postillon sur la scène française de Florence, venait encore distribuer aux directeurs des trois autres théâtres des traductions ou des mélanges du Châlet, du Proscrit, de Régine, du Brasseur, du Fidèle Berger, de la Reine d’un Jour, etc., etc. ! Voici ce qu’il penserait probablement, car M. Donizetti est un homme honorable, dont le seul tort est évidemment de se laisser faire une douce violence par des spéculateurs qui ne pensent qu’à profiter d’une vogue momentanée, et s’inquiètent peu de la gloire de l’artiste étranger dont la fécondité leur paraît exploitable : « Il y a là dedans, se dirait-il, quelque chose d’évidemment vicieux et injuste. Si M. Adam veut bien venir écrire pour nous une, deux, et même trois partitions, soigneusement faites, et où il aura cherché à mettre tout ce qu’il a de science et d’inspiration, Florence devra s’estimer heureuse et fière de lui offrir, avec l’hospitalité, tous les moyens d’exécution qu’elle possède. Il est de l’honneur des compositeurs italiens d’accepter une lutte noblement offerte par le musicien français ; l’émulation qu’elle excitera ne peut en outre que tourner au profit de l’art ; il doit jaillir des éclairs du choc de ces deux écoles rivales. Mais si M. Adam, ayant écrit, de son aveu, soixante et quelques partitions, prend fantaisie d’exhumer celles même qui n’ont pas réussi dans son pays, de les mêler à plus ou moins forte dose avec celles qui ont obtenu des quarts de succès, des demi succès ou d’entiers succès, d’en former ainsi une espèce de jeu de cartes, pour distribuer ça et là des as de cœur, des dames de trèfle et des valets de carreau, ceci devient un intolérable abus, et les Florentins seraient absurdes de se laisser écraser par cette avalanche qui leur tombe des Alpes. Il n’y aurait plus que de la bêtise et non de la générosité dans leur fait. Ils se verraient réduits au silence, et leur cause serait perdue, non faute de bonne raisons, mais seulement pour n’avoir pas su mettre un terme au flux de paroles de leur adversaire.
» Le public florentin finirait par s’accoutumer aux plus grandes légèretés du style français ; n’en entendant pas d’autre et ne pouvant plus établir de comparaison, le goût se perdrait tout-à-fait. Les compositeurs nationaux, voyant que le seul moyen de se faire bien accueillir par les directeurs de théâtres, est d’imiter M. Adam, ne manqueraient pas de copier ce qu’il y a de plus mauvais dans sa manière, pendant que lui, au contraire, agrandirait son style par l’étude de nos beaux modèles, et en se mettant au niveau d’une civilisation musicale plus avancée que celle des Français. Il nous inoculerait ses défauts, prendrait nos qualités et nous mettrait à la porte de chez nous aux grands applaudissemens de toute la canaille de Florence ! Certes, l’abnégation ne saurait de notre part s’étendre jusque-là ; et puisque le gouvernement qui entretient à grands frais notre Conservatoire et subventionne nos théâtres, ne prend nul souci du présent ni de l’avenir des artistes dont il a payé l’éducation, auxquels il a distribué des prix, tressé des couronnes, accordé des pensions, pour les abandonner ensuite dès qu’ils ont pu acquérir le sentiment de leur force et s’éprendre d’une juste ambition, c’est à eux de serrer leurs rangs et de se défendre, en toute loyauté, mais énergiquement. Nous devons donc dire à M. Adam : Holà ! notre maître ! si vous avez franchi les Alpes avec armes et bagages, comme Annibal et Napoléon, tâchez donc que votre incursion sur la terre Italique ne puisse donner lieu à des comparaisons moins nobles. Les marchands forains aussi passent le mont Cenis et le Simplon ; nous en avons tous les ans un assez bon nombre à la foire de Sinigaglia. Si vous venez ici pour enrichir notre Musée musical de belles partitions, nous vous applaudirons avec transport. Car nous avons, nous, une grande passion assez rare dans votre spirituelle patrie, nous aimons la musique. Nous saurons en conséquence nous gêner beaucoup pour vous faire beaucoup de place, nous coucherons sur la dure pour vous céder nos lits ; vous aurez nos chanteurs, nos danseurs, nos peintres les plus habiles ; Félix Romani écrira vos libretti, et nous aurons le courage de passer pour des imbéciles quand nous ne sommes au fond que des enthousiastes et des artistes dévoués. Mais per Bacco ! ne venez pas à notre barbe spéculer sur un tel désintéressement, et faire payer aux Florentins les bamboches musicales dont ne veulent plus et dont n’ont peut-être jamais voulu les modistes de votre rue Vivienne, quand nos grands maîtres pourraient leur donner pour rien des compositions dignes d’être applaudies par de royales mains ; car nous ne serions pas embarrassés en ce cas pour démontrer à tous que votre or est du cuivre, que vos diamans ont des taches ou ne sont que du verre, et que vos glaces réfléchissent les objets à l’envers ; et vous sentiriez alors, mais trop tard, la sagesse du proverbe : Qui trop embrasse, mal étreint, toujours parce que nous aimons la musique. » Voilà ce que, dans l’opinion présumée de M. Donizetti, les compositeurs italiens devraient dire à M. Adam. Et nous donc ! pense-t-on que nous ayons le cœur moins haut placé, l’âme moins fière et le sang moins chaud que les Italiens ? . . . . . . . . . . . . .
Je reviens à la Fille du Régiment. Mlle Borghèse débutait dans le rôle de Marie. Cette jeune personne possède une voix assez émouvante, mais dépourvue de fraîcheur et de sonorité, dans le médium surtout. Elle chante juste, avec verve, et montre un aplomb en scène dont on ne s’attendait pas à la voir si bien pourvue. Elle a réussi. On lui a jeté les fleurs d’usage. Quand donc en finira-t-on avec ces farces de bouquetières ? Marié n’était pas en voix et paraissait mal disposé.
C’est tout ce que j’ai à dire pour aujourd’hui de l’Opéra-Comique. Voyons un peu ce qu’on fait à l’Opéra. Y fait-on quelque chose d’abord ? Oui, on y répète fort doucement l’ouvrage dont j’ai parlé tout à l’heure, les Martyrs. Le poëme vient en ligne indirecte du Polyeucte, de Corneille, arrangé en premier lieu par M. Romani, puis remanié par Adolphe Nourrit, et enfin traduit et accommodé aux habitudes de la scène française par M. Scribe. Voilà de la poésie qui doit être claire comme de l’eau de roche, après cette triple filtration ! On dit que la musique de M. Donizetti, d’un style large et beau, ne ressemble à rien de ce qu’il a fait jusqu’à présent. A la bonne heure ! nous ne demandons pas mieux que de trouver et de prouver qu’on a dit vrai.
En attendant, on a remonté la Vendetta, où Mme Dorus-Gras se fait applaudir dans une jolie cavatine ajoutée à son rôle comme compensation de quelques coupures qu’on a cru devoir faire subir à la partition. Le rôle de Duprez est échu à Mme Stoltz, sous prétexte que dans la Nouvelle de M. Mérimé, d’où l’opéra est tiré, ce rôle est celui d’un enfant de neuf ou dix ans ; raison dont nous ne voulons pas nous amuser à démontrer la déraison. Quoi qu’il en soit, Mme Stoltz, qui, préoccupée du souvenir des éclats de voix de Duprez, avait mis le premier jour un peu d’exagération dans l’accentuation de certaines phrases, a profité des conseils qu’on lui a donnés à ce sujet et s’acquitte maintenant de sa tâche difficile avec un véritable talent. Elle dit surtout avec beaucoup d’âme et en très bon style les couplets du premier acte : C’est trop souffrir, mieux vaut mourir ! dont le public n’apprécie pas assez le naturel et la mélancolie. On assure que M. E. Monnais est dans l’intention de remonter bientôt la Vestale, de Spontini, et de donner le rôle de Julia à Mme Stoltz et celui du pontife à Alizard. C’est une excellente idée à laquelle tout le monde applaudit d’avance, parce que la Vestale est un chef-d’œuvre, parce qu’elle pourra être ainsi dignement exécutée, et parce que les dangers de la reprise d’un opéra antique n’existant plus après la mise en scène des Martyrs, le public devant être alors raccommodé avec les costumes romains et le genre admiratif, l’administration de l’Opéra n’a plus à craindre pour cette reprise qu’un trop grand succès.
Attendez, je vais pour la première fois de ma vie, parler architecture, et cela sans sortir de mon sujet. Voici comme : M. Contant, l’Atlas de l’Opéra (c’est nommer le machiniste en chef), l’Atlas de l’Opéra, je le répète, qui a sur la conscience d’avoir soutenu en sa vie, à lui tout seul, plus d’un ouvrage médiocre, va publier incessamment un travail qui manquait dans la collection des livres d’architecture. C’est le parallèle des plus beaux théâtres modernes de l’Europe, gravés avec le plus grand soin, et tous à l’échelle de cinq millimètres pour mètre, comprenant les plans, coupes et élévation de ces édifices. A l’aide de ce recueil, il sera facile pour les architectes, peintres, ingénieurs et machinistes, de juger des avantages qu’il est possible d’obtenir, soit dans l’ensemble, soit dans les dispositions particulières si variées de ces divers monumens.
L’auteur y a joint, sur une échelle de un centimètre pour mètre, le parallèle des systèmes actuels des machines théâtrales françaises, allemandes et anglaises, avec des détails d’exécution qui en rendent l’intelligence facile à tous. Cet ouvrage, qui ne contiendra pas moins de cent vingt planches avec un texte explicatif, paraîtra dans les premiers jours du mois de mai prochain. La souscription restera ouverte jusqu’à cette époque chez l’auteur, rue Lepelletier, no 7.
Pour revenir à la musique, en restant dans les théâtres, je suis bien aise d’annoncer à M. A. Joly, directeur de la Renaissance, que M. Kastner, las de faire quarantaine au port, a repris la mer. Il vient de terminer un grand opéra allemand sur un livret du docteur Schelling, qui doit être bientôt représenté successivement, à Stuttgard, sous la direction de Lindpaintner ; à Cassel, sous celle de Spohr ; à Carlsruhe, sous celle de Strauss. Il aura dans cette dernière ville, pour faire valoir sa musique, un ténor d’une certaine force, comme on n’en entend guère, qui a un véritable ut de poitrine, qui comprend Weber et Beethoven, qui, par dessus le marché, est un grand musicien et un excellent homme, et qu’on n’oubliera pas de long-temps à Paris et qui s’appelle Haïtzinger. M. Kastner est bien heureux !
En fait de concert, je n’ai pas grand’chose à dire, à moins d’aborder les séances du Conservatoire, ce que je me réserve de faire une autre fois. Je dirai seulement que j’ai entendu ces jours-ci le célèbre guitariste Huerta. Il nous revient d’Espagne où il était allé jouer du canon et de la carabine dans un grand concert au bénéfice de la Reine, et où il a gagné une profonde décoration sur la jambe gauche. Cet homme a trouvé le moyen de faire non seulement chanter la guitare, mais d’en tirer même des plaintes et de véritables gémissemens. Rien de plus délicieusement fou que sa gaîté andalouse, mais aussi rien de plus touchant que sa mélancolie, surtout quand il murmure ces chansons irlandaises, qui semblent avoir été composées pour quelque Sylphide par Ariel souffrant d’amour.
Je me désolais la semaine dernière d’annoncer aux lecteurs de la Gazette musicale le départ de notre premier trombonne, M. Dieppo, qui retourne pour quelque temps en Danemarck, sa patrie. Il a envie de revoir Elseneur et le château d’Hamlet ; peut-être aussi de gagner beaucoup d’argent en se faisant énormément applaudir, ce qui lui sera facile. Mais voilà qu’un motif de consolation se présente à l’improviste, et je le saisis avec un égoïsme atroce. Nos orchestres du Conservatoire et de l’Opéra perdront bien pour un temps leur grande voix terrible et douce, puissante et agile, qui clame du fond du Tartare avec les ombres et les furies, ou prie gravement avec les prêtres d’Isis, ou jette au loin son cri de guerre avec les compagnons de Tell, ou chante une élégie comme un ténor italien qui ne fait pas de fioritures, tout cela est vrai. Mais j’apprends que mille musiciens, sous le patronage d’un prince danois, vont exécuter à Copenhague ce Requiem que M. de Gasparin eut la bonté de me faire écrire il y a trois ou quatre ans, et qui, sans la mort glorieuse du général Damrémont, n’eût jamais vu le jour, et je me console tout de suite. M. Dieppo a exécuté mon Requiem, il en donnera les mouvemens, il indiquera la disposition des chœurs, celles du grand orchestre, et celles non moins essentielles des quatre petits orchestres de cuivre qui chantent aux quatre points cardinaux une romance à huit parties sur le jugement dernier. Voilà mon affaire ! Partez, M. Dieppo, mes vœux vous accompagnent, dussiez-vous ne revenir que dans trois mois, et je vous recommande de grand cœur à tous les saints et à tous les chefs d’orchestre de Danemarck et de Norwége.
H. BERLIOZ.
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