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Hector Berlioz: Feuilletons

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FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 18 OCTOBRE 1839 [p. 1-2]

THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.

Première représentation de la Symphonie, opéra en un acte ; paroles de M. Saint-Georges, musique de M. Clapisson. – Débuts de Marié.

    Décidément les théâtres lyriques ne nous laisseront pas un instant de repos. On voit bien que le règne de la musique est arrivé. Elle protége le drame, elle habille la comédie, elle loge la peinture, elle met à la porte ce petit vagabond de vaudeville ; elle mitraille les ennemis de ses progrès ; elle jette par les croisées les représentans de la routine ; elle triomphe en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Egypte même ; elle lève sur l’Angleterre des tributs énormes, elle a des flatteurs trop peu intelligens pour la comprendre, des détracteurs qui n’apprécient pas mieux la grandeur de ses desseins, la savante audace de ses combinaisons ; mais les uns et les autres la craignent d’instinct. Elle a des adorateurs qui lui chantent des odes, des assassins qui la manquent toujours, une garde prête à mourir pour elle et qui ne se rendra jamais. Plusieurs de ses soldats sont devenus princes, des princes se sont faits ses soldats. Devant d’ignobles caricatures qui passent pour ses portraits, à cause du nom qu’elles portent, le peuple se découvre ; il se prosterne, il crie, il pleure d’enthousiasme, quand aux grands jours il la voit en personne le front resplendissant de gloire et de génie. Elle a traversé la Terreur, le Directoire et le Consulat ; parvenue aujourd’hui à l’empire, elle a formé sa cour de toutes les reines qu’elle a détrônées. Vive l’empereur !!!

    Allons, il faut donner un sabre d’honneur et la croix à l’Opéra-Comique ! Ce petit lieutenant s’est bien comporté, qu’on le nomme capitaine, et avant peu, s’il continue, nous le verrons général. Trois ténors conquis en quelques mois, une excellente partition imposée au public, deux ou trois jolis ouvrages enlevés au pas de course, valent bien une pareille distinction.

    C’est qu’il n’y a pas à s’y méprendre, l’Opéra-Comique, depuis un an, montre autant d’ambition que d’adresse, d’intelligence et de courage pour la servir et il y a des gens que ses rapides succès devraient bien empêcher de dormir. On lui bâtit, sur l’emplacement du Théâtre-Italien incendié, une nouvelle salle beaucoup plus vaste et plus belle que n’était la salle Favart. Grâce aux jeunes acteurs qui viennent d’être engagés, et aux efforts récens de M. Halévy, son public commence à s’accoutumer à un chant moins frivole, à une musique plus riche, à des effets moins vulgaires et plus variés. Mlle Rossi, dont la voix a autant de fraîcheur que de souplesse et d’expression, fait de remarquables progrès ; nous allons avoir d’ailleurs trois débutantes, à la tête desquelles il faut placer Mme Manuel Garcia, belle-sœur de la jeune diva du Théâtre-Italien. Cette cantatrice, que nous avons eu le plaisir d’entendre ces jours-ci, fera nécessairement révolution dans le chant des femmes à l’Opéra-Comique, par la largeur de son style, par l’éclat, la justesse et l’étendue de sa voix, surtout si elle n’abuse pas des points d’orgues et des roulades qu’elle exécute avec une facilité que j’aimerais mieux voir moins grande.

    M. Crosnier n’a qu’à mettre à l’épuration de ses chœurs la persévérance qu’il a mise à renouveler le personnel de sa troupe d’acteurs ; il n’a qu’à suivre les conseils de son habile chef d’orchestre, M. Girard, pour l’addition d’un nombre raisonnable d’instrumentistes de choix, et l’Opéra-Comique sera bientôt au premier rang des théâtres lyriques sous tous les rapports. D’après le plan de la nouvelle salle, actuellement en construction, M. Crosnier ne sera plus dans l’impossibilité d’augmenter son orchestre faute de place. Il doit donc, dans son intérêt bien entendu, autant que dans celui de l’art, profiter de la circonstance pour engager encore au moins huit violons, quatre altos, quatre violoncelles et deux bonnes contrebasses. Ce surcroît de dépenses n’est pas fort considérable, et en tout cas il n’est pas de luxe, mais de première nécessité si l’on veut mettre l’orchestre au rang que lui indiquent l’élévation progressive des autres parties de l’exécution et les exigences irrésistibles des compositions modernes. Il y a tout lieu d’espérer que cette amélioration suivra de près toutes les autres.

    Le titre de la nouvelle pièce ne fait pas pressentir l’intérêt que l’auteur a su faire jaillir de son sujet. On s’attendait à quelque chose de froid, on a été tout surpris d’être ému.

    Cette symphonie est l’œuvre d’un jeune compositeur allemand, maître Albert, assez primitif pour ignorer que c’est un lieu commun, inadmissible dans la vie d’un artiste qui se respecte, de donner des leçons à une princesse et de s’amouracher d’elle ; il pousse le ridicule jusqu’à devenir fou de jalousie. Le père de notre héroïne, père barbare et classique en diable, ne voit pas non plus que le seul rôle original à jouer dans ce drame de famille, puisque Hermance aime Albert, c’est de la lui donner sans façon. Mais le prince est prince, la mésalliance est flagrante ; il a sous la main un beau de cour, un homme de cire (a man of wax) comme dit Shakespeare, et sa fille l’épousera, en dépit du vulgarisme de la circonstance. Un jour donc que maître Albert faisait exécuter une symphonie en présence de la cour, il voit le fiancé d’Hermance lui parler bas et de très près ; pousser un cri de rage, renverser son pupitre, épouvanter la princesse, et perdre ce qui lui restait de raison, tout cela, pour l’artiste, est l’affaire d’un instant. Depuis lors sa monomanie consiste à prendre pour Hermance une sienne cousine qui se dévoue à le soigner, à le suivre partout, à s’entendre appeler princesse, à se voir adorer, bien quelle aime un fort bel officier qui la paie de retour. Nous voilà, après la catastrophe, dans je ne sais quel village d’Allemagne où maître Albert enseigne la musique à une vingtaine de jeunes garçons. Ces braves enfans ont formé le projet de surprendre agréablement leur maître ; ils dérobent la clef d’une cassette où la fameuse symphonie d’Albert est enfermée, en copient les parties et l’étudient en secret. Heureux compositeur dont les symphonies n’ont besoin que de vingt exécutans ! Le malheur veut qu’Albert prenne fantaisie de parcourir sa partition chérie ; il ouvre la cassette… Elle est vide ! Plus de symphonie ! Figurez-vous son désespoir, sa rage, ses cris. « Hermance ! Hermance ! » Au lieu de la jeune cousine, c’est Hermance elle-même qui se présente. Devenue libre par la mort de son mari et de son père, elle parcourt l’Allemagne depuis deux mois pour retrouver le grand artiste qu’elle a toujours aimé et lui dire : « Maintenant je puis être a toi ! » Elle ignore la monomanie d’Albert, et son cœur est prêt à se briser, quand, accourant au nom d’Hermance, qu’elle entend prononcer, elle se voit accueillie par son amant comme une inconnue. Le souvenir de ses traits s’est effacé complètement du cerveau du pauvre insensé. Emeline, la jeune cousine, explique à la princesse le triste mystère de cette folie. Sur ces entrefaites une lettre apprend à Albert la mort du prince, père d’Hermance. O joie ! dit-il à Emeline, te voilà maîtresse de ta main ; je pourrai donc ce soir même te conduire à l’autel ; le contrat est prêt, il ne manque plus que ta signature. Le voilà ! signe ! — La pauvre enfant ne sait quel parti prendre, quand Hermance, tout en larmes, s’approche rapidement du prétendu contrat, y écrit son nom et la tire d’embarras. Oh ! si Albert pouvait retrouver son chef-d’œuvre, quel bonheur complet ! Mais une harmonie ravissante se fait entendre. C’est le chant d’amour d’Albert, c’est son immortelle symphonie qu’exécutent ses élèves ; des pleurs d’extase inondent ses yeux, la raison lui revient, il reconnaît Hermance, la presse dans ses bras et la toile tombe.

    Je demande bien pardon à M Saint-Georges de bouleverser, de gâter, comme je viens de le faire, le plan de sa pièce. Il m’arrive quelquefois d’être doué d’une mémoire désespérante pour raconter aux lecteurs des drames dépourvus de toute espèce d’intérêt, et aujourd’hui je ne puis me rappeler l’ordre et l’enchaînement de ces scènes qui ont paru à tout le monde aussi touchantes que gracieuses. Il faut les aller voir.

    La partition de M. Clapisson a fort bien réussi ; elle contient des choses charmantes et essentiellement distinguées. Il faut citer surtout le petit duo chanté par Mocker et Mlle Rossi, et l’andante du grand air de Marié, dont le thème est beau, expressif et supérieurement accompagné ; il y a là, entre autres effets heureux, une harmonie de deux cors anglais en octave d’une physionomie toute nouvelle. En général les morceaux lents sont mieux posés et plus nettement conçus que ceux d’un mouvement vif, où l’on remarque une certaine indécision de plan qui fait perdre beaucoup de leur prix aux idées mélodiques qu’ils contiennent. L’orchestre est fort bien traité ; peut-être les trombonnes y figurent-ils trop souvent, mais en somme l’aspect de l’instrumentation est jeune et brillant, intéressant d’ailleurs par des dessins de violons pleins de délicatesse. L’ouverture est de beaucoup inférieure à tout le reste. On dit que l’auteur, pressé par le temps, a dû l’écrire en vingt quatre heures ; cela sent, en effet, la précipitation. Il eût infiniment mieux valu ne donner qu’une introduction courte et bonne, ou débuter tout simplement par quelques accords sans prétention. Ces histoires d’ouvertures célèbres écrites en une nuit ne m’ont jamais inspiré beaucoup de confiance ; et, à tout prendre, celles qui en ont été le sujet ne sont pas les chefs-d’œuvre du genre. On n’a jamais parlé du temps que mit Mozart à composer l’ouverture de la Flûte enchantée, mais elle est reconnue pour la plus belle qui soit sortie de sa plume. A coup sûr Gluck ne fit pas l’immortelle préface d’Iphigénie en Aulide en quelques heures, pas plus que Vogel ne griffonna, comme on le prétend, la sublime ouverture de Démophon sur le comptoir d’un marchand de vin. Weber a mis du temps et de la réflexion à produire ces trois merveilles symphoniques par lesquelles débutent le Freischütz, Oberon et Euryanthe. Peut-être une de ces inspirations électriques, comme il est rarement donné aux grands génies eux-mêmes d’en avoir, a-t-elle pu faire en un jour écrire tout armée de la tête de Beethoven l’ouverture de Coriolan ! Mais cette effrayante spontanéité de la pensée ne fut pas le résultat de la volonté de l’artiste, rien ne le pressait ; lui eût-on donné un mois, il n’en aurait pas écrit moins vite ; son génie fit explosion, comme ces plantes singulières des tropiques, dont la fleur magnifique éclate au jour avec bruit, mais ne paraît que tous les vingt ans.

    Marié est une acquisition brillante pour l’Opéra-Comique, et d’autant plus précieuse à nos yeux, que la nature de sa voix et de son talent tendront sans cesse à l’agrandissement du genre auquel ce théâtre s’est consacré à peu près exclusivement jusqu’ici. Marié est un chanteur dramatique ; il excelle surtout dans le genre large, il rend les scènes pathétiques ou touchantes avec une incontestable supériorité. Sa voix est admirable ; l’étendue en est aussi grande que le timbre franc et distingué, sa sonorité est pure dans la force comme dans la douceur ; elle monte du si naturel bas à celui de la double octave supérieure, sans aborder la voix de tête, dont la douceur est extrême, mais qui n’égale pas cependant l’étendue de celle de Masset. De ces deux si le premier a presque la plénitude d’une note de basse, et le second sort en voix de poitrine avec une facilité et un éclat remarquables. Le milieu de cette double octave a seul besoin d’être travaillé, on y trouve une sorte d’empâtement peu sensible dans les mouvemens lens, mais pénible dès que les notes se succédent avec quelque volubilité.

    Ce défaut n’a pas d’analogie avec celui qu’on trouve chez Duprez ; le débutant peut chanter vite et soutenir les sons sans difficulté ; il n’est pas obligé de respirer à chaque instant ni de ralentir tous les mouvemens ; et si les morceaux vifs lui conviennent moins bien, c’est à cause du médium de sa voix seulement, dont les intonations deviennent alors sourdes, indécises, et manquent même quelquefois de justesse. L’étude ne tardera pas à faire disparaître cet obstacle. Le succès de Marié a été d’autant plus prononcé, qu’on ne s’attendait pas à trouver en lui un acteur chaleureux, intelligent et de très bonnes manières. Je n’ai pas besoin de dire qu’il a été redemandé ; on redemande tout le monde aujourd’hui. Cette ovation-omnibus signifie tout simplement que le directeur du théâtre auquel appartient l’artiste s’intéresse à son succès. Cela coûte cinquante francs à peu près, sans couronnes ; avec des fleurs, on ne triomphe guère à moins de soixante-dix francs. C’est une petite comédie qui fait partie obligée de certaines représentations ; le public en rit encore un peu du bout des lèvres, mais il ne tardera guère à la trouver usée. Marié n’en eût pas moins mérité cette distinction, si elle était aujourd’hui de quelque importance ; et la preuve, c’est qu’il a su se faire applaudir, pendant toute la durée de son rôle, par une foule de gens dont ce n’est pas l’état et qui n’ont pas craint de se compromettre pour lui rendre justice. Marié, lui aussi, fut élève de Choron ; on le reconnaît sans peine à son excellent sentiment musical et à la pureté de sa méthode.

THÉATRE DE L’OPÉRA.

Débuts de Mlle Rieux dans Robert-le-Diable.

    Vous le voyez, nous n’en finirons pas. Toujours des débuts, toujours des voix nouvelles à mesurer, à analyser, à comparer. Je ne sais si le public s’intéresse beaucoup à ces analyses et à ces comparaisons, mais je puis affirmer que le moment approche où je n’oserai plus écrire les mots : voix de tête, voix mixte, sons de poitrine, contre-ut, contre-fa, mi grave, voilée, sourde, sonore, pureté, éclat, justesse, double-octave, ténor, soprano, contralto, etc. etc., au diable tous ces termes maudits ! Je suis tellement las de les voir et de les entendre, que lorsqu’il faut absolument les employer encore, je laisse tomber ma plume ou l’haleine me manque. A ces causes, je demande grâce pour la forme essouflée, harassée, exténuée de ma narration. Vous allez me répondre comme Juliette répond à sa nourrice : « Il te reste assez de souffle pour me dire que tu es essoufflée, et tu passes plus de temps à t’excuser qu’il ne t’en faudrait pour me satisfaire. Qu’as-tu à m’apprendre ? De bonnes ou de mauvaises nouvelles ? Réponds, réponds seulement là-dessus ! Quant aux détails, j’attendrai. Voyons, sont-elles mauvaises ou bonnes ? » — « Ni bonnes ni mauvaises ; j’ai une horrible migraine, et cela vous est fort indifférent. On dit que M. Van Amburgh va beaucoup mieux. » — « Il ne s’agit pas de M. Van Amburgh, mais de la petite lionne de l’Opéra. » — « Vous le voulez ? Absolument ? Quel métier ! Je suis triste ; j’ai besoin de lire Hamlet ; je pleurerais volontiers ; je voudrais dormir cinquante heures ! Et il faut…. Allons, finissons-en. »

    Mlle Rieux est marseillaise. Elle a cependant peu d’accent méridional ; sa taille est mince, mais petite ; je crois qu’elle a de beaux yeux noirs ; elle ne manque pas d’aplomb en scène ; elle court comme une souris ; on l’a redemandée. La représentation a été médiocrement satisfaisante ; Levasseur paraissait fatigué, les instrumens à vent n’étaient pas d’accord ; Mario… — Eh bien ! et la voix ? la voix de Mlle Rieux, vous n’oubliez que ça ? — Ah ! toujours ?…. Soprano, timbre clairet, deux octaves, intonations trop hautes ; pas de style, vocalisation peu exercée ; chaleur modérée. C’est ça que vous voulez dire, n’est-ce pas ? — Sans doute, eh bien ! — Eh bien ! quoi ? elle travaillera, elle est musicienne, on ne devient pas prima donna dans un jour.

Dictionnaire de Musique de Lichtenthal,

Traduit et augmenté par D. Mondo.

    Cet ouvrage, dont j’aurais dû parler depuis long-temps, est un des meilleurs de son espèce. L’auteur a montré un savoir incontestable dans la plupart des articles qui le composent, et non moins d’ordre dans leur disposition générale ; ses recherches se sont étendues non seulement à tout ce qui concerne la musique européenne moderne, mais à celle des anciens, celle même des Orientaux et des peuples barbares ou demi-civilisés de l’Amérique et de l’Océanie. Ses définitions sont presque toujours claires malgré leur concision, et fort justes. J’ai trouvé beaucoup d’intérêt à toute la partie historique du livre. Celle dans laquelle M. Lichtenthal aborde le côté physique et mathématique de la science musicale, n’est pas traitée avec moins de supériorité. Je ne reprocherai à ces deux volumes que deux ou trois railleries d’assez mauvais goût contre Rousseau, quelques préjugés conservés et une omission grave.

    Ainsi, au mot Fugue, trouve-t-on encore l’exposition d’une règle en grande partie arbitraire, relative à la manière d’écrire la réponse du sujet principal, dont la plupart des grands maîtres modernes ont démontré par d’illustres exemples toute la puérilité. La raison qui fait changer la réponse de manière à moduler de la dominante à la tonique quand le sujet a modulé de la tonique à la dominante, est excellente et facile à saisir : si l’on disposait, en effet, à la quinte juste les diverses parties qui entrent successivement à cet intervalle, on se perdrait bientôt dans les modulations les plus étrangères et l’unité de tonalité serait détruite. Mais qu’a de commun une raison pareille avec la règle qui défend de répondre à sol sol ut (dans le ton d’ut) par ré ré sol, ou à ut mi sol par sol si ré, qui ordonne enfin de répondre toujours à la dominante par la tonique, dès le début du thème ? En quoi nuirait-on à l’unité de ton en ne s’y conformant pas, lorsque l’harmonie ou la mélodie indiquent de répondre par la quinte de la dominante, et quel mauvais effet musical en résulterait-il ? Beethoven, dans son dernier chœur du Christ au mont des Oliviers, expose un sujet commençant (en ut) par sol sol ut, et lui répond par ré ré sol ; vous dites qu’il a manqué sa réponse et qu’il eût fallu écrire ut ut sol ; ou bien vous ajoutez, par respect pour lui, que ce morceau n’est pas une fugue sévère. Ce sont des mots et rien de plus. Beethoven a choisi cette réponse parce qu’au moment où il la fait entrer, le thème est arrivé sur une forme mélodique indiquant l’accord de la dominante de sol et nul autre ; le est donc la basse naturelle de cet accord et mettre l’ut comme la vieille règle l’indiquait eût été une insigne platitude. L’effet d’ailleurs des deux est beaucoup plus énergique dans ce cas que ne le seraient les deux ut ; et comme Beethoven ne cherchait qu’à faire un beau morceau de musique, il a choisi franchement ce qui, dans la forme fuguée, lui paraissait le meilleur. Lequel des deux raisonne le mieux ou du grand compositeur qui viole votre règle parce qu’elle est sans but et qu’elle détruirait un bon effet, ou de l’entêté scholastique sans idées qui, en rencontrant une par hasard, y renonce parce qu’elle contrarie la règle ?

    Lichtenthal dit encore à la fin de ce chapitre : « Dans l’exécution des fugues, chaque voix doit exécuter sa partie ÉNERGIQUEMENT, ainsi que les instrumens à archet dont le jeu doit être ÉNERGIQUE et significatif. »

    Pourquoi donc, s’il vous plaît, toujours et seulement de l’énergie dans la fugue ? Serait-ce parce que l’usage en est plus fréquent dans la musique d’église et qu’il est de toute nécessité que le Kyrie et l’Amen, au lieu d’exprimer la prière douloureuse ou le souhait pieux d’une assemblée chrétienne, ressemblent à des chœurs de cabaret ou aux vocalises grotesques d’une troupe de fous en gaîté ? Je penche à le croire, tant cette horrible absurdité aussi choquante comme musique que sous le rapport de l’expression religieuse, se reproduit obstinément dans toutes les écoles et chez la plupart des grands maîtres. Une fugue lente et douce, d’un caractère calme, dont le thème serait beau, en rapport avec les paroles saintes, où l’harmonie se développant en larges accords acquerrait par cela même une solennité qui lui manque toujours dans le cas contraire, ne serait donc pas une fugue ?…. Non, ou tout au moins, elle serait mauvaise, à en croire Lichtenthal et les théoriciens. Belle conclusion et digne de l’exorde ! Que dire ensuite de cette distinction qui désigne les instrumens à archet comme devant toujours exécuter leur partie à tour de bras ; apparemment il est permis aux seuls instrumens à vent de jouer quelquefois piano !!! Miraculeux !!!

    Quant à l’omission dont j’ai parlé plus haut, elle ne peut être reprochée seulement au docteur Lichtenthal ; une partie du blâme retombe sur le traducteur qui a ajouté un supplément à l’article où elle se trouve. C’est au mot Germania (Allemagne), après une histoire de la musique allemande, où sont énumérés tous les compositeurs, exécutans ou théoriciens, depuis Beethoven, Gluck, Mozart et Godefroi Weber, jusqu à André Ornitoparchus, immense liste où figurent 1’homme de génie, l’homme de talent, l’homme de métier, l’homme médiocre, le tisserand de notes et le barbouilleur, M. Mondo ajoute quelques pages de complément sur les rnusiciens allemands modernes, parmi lesquels il compte jusqu’à notre compatriote Chelard. Un seul est oublié, et c’est celui précisément qui a popularisé dans toute l’Europe la musique la plus essentiellement allemande ; celui dont les inspirations vivront plus que le livre d’où on semble avoir affecté de l’exclure ; celui qui a quelquefois élevé la musique dramatique jusqu’à la hauteur de la poésie shakspearienne ; celui qui a charmé l’existence de bien des milliers d’hommes intelligens et instruits, qui pourtant ne connaissent pas même le quart des prétendues illustrations qui figurent dans les deux ou trois cents lignes de ce chapitre. C’est enfin l’auteur du Freyschütz, d’Oberon, d’Euryanthe et de Preciosa qu’on a oublié !…. C’est Carl Maria de Weber ! A coup sûr, cela suffira pour rendre ce dictionnaire célèbre, et pour faire rougir les grands artistes d’y rencontrer leurs noms.

H. BERLIOZ.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 15 novembre 2015.

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