FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 28 FÉVRIER 1840 [p. 1-2]
THÉATRE DE L’OPÉRA-COMIQUE.
Première représentation de Carline, opéra-comique en trois actes, de MM. Leuven et Brunswick, musique de M. A. Thomas.
Il y a vraiment pour les artistes des époques malencontreuses dans l’année, pendant lesquelles il semble que chacun d’eux ait tort de vivre, ou tout au moins d’être éveillé. Rien de ce qu’ils font ne réussit, aucun de leurs efforts ne peut attirer l’attention ni exciter les sympathies ou les antipathies du public ; de ce public qui, dans sa somnolence, a l’air de dire : « Que me veulent tous ces gens-là ? quel démon les possède ? et pourquoi donc ne dorment-ils pas ? ils n’auraient pourtant rien de mieux à faire. Un opéra nouveau ! et d’abord est-ce qu’il y a des opéras nouveaux ? Cette forme n’est-elle pas usée, éreintée, exténuée, abîmée ? Peut-il à cette heure y avoir encore en elle quelques élémens de nouveauté ? Et quand il n’en serait pas ainsi, que peuvent me faire les inventions des poëtes et des compositeurs ? Laissez-moi sommeiller, braves gens, et allez dormir. Nous nous ennuyons, vous nous ennuyez, vous vous ennuyez tous. » Hélas ! oui, tous sans exception, du premier au dernier. Rossini s’ennuie, ses imitateurs nous ennuient ; Meyerbeer est absent, les vieux maîtres ont des absences. Lablache se blesse à la jambe, et ne peut chanter ; Mlle Elssler a une extinction de voix, et on a cru un instant qu’elle ne pourrait plus danser avant son départ, car elle s’en va ; Rubini s’en va, Mme Persiani s’en va, M. Viardot s’en va, le Théâtre-Italien s’en va. L’Opéra ne peut pas s’en aller, lui, il est trop lourd, trop gros, trop vieux, et de plus il a la goutte. L’Opéra-Comique est livré aux maçons ; M. Crosnier ne quitte pas la truelle. Le Conservatoire a des songes affreux, il vient de rêver réformes, retraites, innovations, progrès, abominations. La Société des Concerts perd peu à peu de son prestige ; les dilettanti ambrés des premières loges ne se croient plus obligés de jouer à l’égard de Beethoven la comédie que la mode leur impose depuis douze ou quinze ans ; ils ont la franchise de s’ennuyer ; lors même qu’on ne joue pas les grandes symphonies, on les voit partir avant la fin. Les bals sont tristes, on dort même la nuit. On espérait un succès scandaleux au Théâtre-Français, et la Calomnie n’a point fait de scandale ; la calomnie ne blesse personne. M. Victor Hugo a fait à l’Académie l’honneur d’aller frapper à sa porte, et l’Académie a fait à M. Hugo l’honneur de ne lui point ouvrir. Et de ce prodigieux échange de bons procédés, le public ne s’est ni étonné, ni diverti.
Et puis voilà le froid qui revient avec la politique ; et l’on parle d’Abd-el-Kader, qui étrangle ses généraux pour passer le temps. C’est à en mourir !
Ah ! pourquoi sommes-nous si loin de Taïti, et que n’est-elle restée, cette île charmante, dans sa civilisation primitive et demi-nue, au lieu de s’affubler de ridicules sacs de toile et d’apprendre à chanter la Bible, d’une voix nasillarde, sur de vieux airs anglais ! Nous pourrions au moins aller y chercher un refuge contre l’ennui européen, philosopher sous les grands cocotiers avec les jeunes Taïtiennes, pêcher des perles, boire l’ava, danser la pyrrhique et séduire la reine Pomaré. Au lieu de ces innocentes distractions transatlantiques, sous le plus beau ciel du monde, il faut que je me donne la peine de raconter comment on s’y est pris l’autre jour à Paris pour nous faire passer laborieusement trois heures dans une salle petite, laide et enfumée.
Il s’agissait d’un opéra nouveau et d’une débutante. L’auteur de la musique est connu pour un homme de beaucoup de talent, et l’on disait la cantatrice assez jolie pour que chacun eût envie de la connaître. J’arrive donc ; j’arrive même trop tôt, le spectacle commençant par la Vieille, musique de M. Fétis, et je reste cependant, et j’écoute ça avec un tel sérieux, que je pourrais, si je voulais, donner de cette partition fossile des nouvelles assez désagréables au professeur qui eut la faiblesse de l’écrire, et des détails analogues sur la manière dont cet accident lui arriva ; mais je n’ai pas le temps : cela n’intéresse personne ; et puisque je ne suis pas obligé de parler d’elle, je laisse volontiers cette vieille édentée pour m’occuper de Carline, la jeune et sémillante cantatrice de la comédie italienne.
Il paraît qu’une certaine baronne avait jeté les yeux sur un certain vicomte nommé de Quincy, un vicomte capitaine, galonné et doré sur toutes les coutures comme tous les descendans nés et à naître du capitaine Elleviou. Un mariage entre eux était projeté, quand de Quincy, tombant amoureux tout d’un coup de la cantatrice Carline, a le courage de rendre sa parole à la baronne et de lui déclarer qu’il ne l’épousera jamais. La baronne outragée apprend le nom de sa rivale, et trouve le moyen de la forcer à quitter Paris. Carline obligée de s’exiler, sans savoir par qui ni pourquoi, va trouver dans un village sa nourrice, la mère Gervais, qui la reçoit et la fait passer pour sa nièce récemment sortie du couvent. Voilà donc notre prima donna, notre diva, qui de ses doigts de roses veut bien traire les vaches, battre le beurre, écheniller les arbres, et donner du grain à la volaille :
Apollon chez Admète a gardé les troupeaux.
Mais le hasard veut que le village de la mère Gervais soit précisément voisin du château de la baronne qui, pour se distraire apparemment de son amoureux martyre, vient un jour surprendre la bonne femme occupée à festoyer des moissonneurs. Mme la baronne s’étonne de trouver tant de gentillesse et de grâce dans la nièce de la vieille paysanne, et imagine de tirer parti de cette circonstance pour humilier l’amour-propre de Quincy et se venger de son manque de foi. Charlotte, c’est le nom de Carline au village, va suivre la baronne au château ; elle y passera pour une orpheline recueillie et adoptée par la noble dame ; elle vivra fort retirée, elle aura des maîtres pour achever son éducation ; elle sera charmante, spirituelle, adorable, romanesque et mystérieuse. De Quincy en entendra parler ; il viendra au château pour la voir et ne la verra point. Il l’entendra chanter de vaporeuses et mélancoliques mélodies, il lui écrira ; ses lettres seront reçues et ne resteront pas sans réponse. Le vicomte, éperdu d’amour, offrira son cœur et sa main, et pour preuve de sa sincérité il s’engagera à céder à l’orpheline toute sa fortune s’il venait à manquer à sa parole. Charlotte acceptera tout ; et quand le vicomte l’aura bien et dûment épousée, il apprendra que Charlotte n’est autre qu’une paysanne, nièce de la mère Gervais, et que déjà un énorme imbécile, un idiot, un crétin, nommé Charlot, s’en est fait aimer.
Ce plan de vengeance s’exécute presque entièrement comme la baronne l’avait prévu. Charlotte s’y prête d’autant plus volontiers qu’elle a une punition exemplaire à tirer aussi du Vicomte pour quelques propos impertinens qu’il s’est permis sur elle. De Quincy en la voyant croit bien reconnaître Carline la cantatrice, mais elle lui persuade qu’il se trompe et qu’elle n’a jamais mis les pieds dans un théâtre. Une ressemblance fortuite…… imaginaire peut-être…. Enfin le vicomte se laisse faire, et Charlotte ou Carline il la veut épouser. Le contrat est prêt, il va signer, quand Charlot l’idiot, à qui on a fait sa leçon et qui d’ailleurs aime aussi Charlotte, se précipite dans le salon, saute au cou de la fiancée, lui reproche sa longue absence, et s’étonne de la voir ainsi vêtue en grande dame.
Fureur du vicomte ; quel effroyable tour ! L’avoir compromis de la sorte avec la maîtresse d’un lourdaud ! Non sans doute, il ne signera pas ; mais ce dédit, mais toute sa fortune qui doit passer entre les mains de Charlotte ! Eh bien ! qu’elle s’en empare ; cette perte sera pour lui moins cruelle que celle de ses illusions.
« Vous êtes assez puni, dit la fausse villageoise, reconnaissez-moi ; je suis Carline, que vous avez aimée et dont néanmoins vous avez parlé avec une fatuité trop commune parmi les jeunes gentilshommes. Je suis la rivale que Mme la baronne a, sans la connaître, forcée de quitter Paris. Pardonnez-moi de m’être mise de moitié dans le petit drame qu’elle a joué et dont le dénouement diffère si fort de celui qu’elle espérait. Voilà votre promesse de mariage ; je ne puis accepter ni la fortune, ni la main du vicomte de Quincy, mais je serai toujours son amie la plus fidèle. »
Tel est a peu près le livret de MM. de Leuven et Brunswick. La musique de M. Thomas se ressent de la triste influence dont j’ai parlé en commençant, et qui semble régner à présent sur notre monde artiste. C’est une musique qui s’ennuie. Elle ne manque pas de vivacité parfois, mais ces élans sont brusques, inattendus ; elle se meut par secousses ; on dirait qu’impatientée de son triste engourdissement, elle veut à toute force l’oublier et devenir gaie. Il y a partout un vrai talent d’harmoniste et d’instrumentateur, mais on est forcé de reconnaître la faiblesse de l’invention et la rareté des idées.
L’ouverture débute par des effets d’orchestre fort originaux qui font espérer mieux que ce qu’on trouve ensuite. Elle est divisée en trois parties, distinctes les unes des autres par la mesure, le mouvement, le ton et les phrases. Cette coupe est toujours plus ou moins défectueuse, elle nuit au développement des thèmes dont le nombre trop grand donne en outre à tout le morceau l’aspect d’un pot-pourri sans forme et sans unité. Les couplets de Henri, écrits dans le mode mineur, se terminent en majeur avec une intention bouffonne qu’on a généralement peu sentie. Les chœurs de moissonneurs n’offrent rien de remarquable ; il y a au second acte un duo nocturne d’une expression charmante, parfaitement conçu et justement applaudi. Le rondo syllabique du troisième a beaucoup de finesse et de mordant, on l’a fait répéter.
La débutante, Mme Potier, est une jolie blonde, dont la méthode est bonne, la voix faible, agile et étendue, et offrant quelque ressemblance de timbre avec celle de Mme Damoreau. Elle ne manque pas d’aisance en scène, et dit le dialogue d’une façon très convenable. Elle a été rappelée, mais sans la pluie de fleurs d’usage ; ce qui prouve la réalité de son succès.
Maintenant, puisque me voilà à l’Opéra-Comique, il faut que je dise quelques mots de la réponse que M. Donizetti a cru devoir faire à mon article sur la Fille du Régiment, le dernier de ses ouvrages. M. Donizetti pense que, si j’avais ouvert sa partition de Betly, qui a été gravée et publiée chez Launer, j’aurais ainsi acquis la preuve qu’elle n’a rien de commun avec celle de la Fille du Régiment, dont tous les morceaux, dit-il, ont été écrits exprès pour le théâtre de l’Opéra-Comique.
Puisque M. Donizetti l’assure, cela est certain ; mais il oublie que, si j’avais cherché à établir entre les deux ouvrages une comparaison semblable, ce fait seul eût indiqué chez moi un doute qui n’existait pas. J’étais intimement persuadé, comme une foule de gens, que la musique de Betly avait été arrangée pour les débuts de Mlle Borghèse ; on l’avait dit et répété devant moi maintes fois. J’ignore ce qui a pu donner lieu a cette erreur ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je l’ai partagée avec une grande partie du public, et que c’est elle seule qui m’a fait connaître le nom et le sujet d’un ouvrage dont jamais auparavant je n’avais entendu parler, et dont la publication chez Launer m’était demeurée aussi complètement inconnue que son existence.
Peut-être pour M. Donizetti eût-il mieux valu ne pas dissiper notre illusion. Les admirateurs des belles pages de la Lucia, et nous sommes du nombre, auraient pu se consoler de la faible complexion de la partition nouvelle, en disant : « C’est un petit ouvrage sans importance que l’auteur a écrit en Italie à ses momens perdus. Ce sera bien autre chose, quand il composera pour Paris ! »
Je dois avertir aussi M. Donizetti que, malgré cette phrase de sa lettre : « Pas un des morceaux de la Fille du Régiment n’a figuré dans une partition quelconque », la chanson du régiment, chantée au premier acte par Mlle Borghèse, passe pour être un air du rôle de Noé dans il Diluvio universale. Je ne puis ni ne dois le croire ; j’ai cherché à dissuader l’artiste qui prétend avoir entendu il Diluvio en Italie, en mettant son erreur sur le compte d’une ressemblance accidentelle ou d’une réminiscence un peu forte. Rien n’a pu le désabuser. Il voulait me donner la preuve du fait (preuve impossible, je le répète), mais l’éditeur Paccini, qui possède cette partition, ayant déclaré qu’il ne pouvait s’en dessaisir ni la vendre à aucun prix, cette satisfaction lui a même été refusée. Il persiste cependant, et ajoute plaisamment que Noé ayant planté la vigne, son chant n’est pas trop déplacé dans la bouche d’une petite cantinière qui vend du vin.
Au reste, M. Donizetti ne tenait sans doute qu’à constater la vérité relativement à Betly, car on croit que le second ouvrage qu’il va monter à l’Opéra-Comique n’a pas été composé à Paris dans le vrai sens du mot, ni pour ce théâtre ; et voici comment la France Musicale l’annonce dans son numéro de dimanche dernier :
« On a mis encore en répétition, à l’Opéra-Comique, un nouvel opéra de Donizetti, qui sera joué vers la fin de ce mois ou dans les premiers jours du mois prochain. Cet ouvrage, qui a pour titre : Elisabeth, est, dit-on, un pasticcio composé avec des morceaux d’ouvrages déjà joués en Italie. Le principal rôle est destiné à Mme Eugénie Garcia. »
Si le célèbre compositeur ne dément pas ce bruit accueilli par un journal spécial qui passe pour bien informé, il ne devra pas s’étonner ensuite de voir les critiques et le public y ajouter foi.
Tout ceci n’empêche pas la partition des Martyrs d’exciter l’admiration des artistes de l’Opéra, qui la répètent ; et si les beautés de cette œuvre importante sont, en effet, d’un ordre élevé, M. Donizetti pourra voir que nous saurons les applaudir franchement, sans arrière-pensée, de toutes les manières, et avec une chaleur qu’il ne trouvera peut-être pas chez tous ses amis. [voir Débats 12 avril 1840]
H. BERLIOZ.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 11 décembre 2015.
© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.
Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil
Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Back to Home Page