FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 AVRIL 1840 [p. 1-3]
THÉATRE DE L’OPÉRA.
Première représentation des Martyrs, opéra en quatre actes, de MM. Scribe et Donizetti ; décors de MM. Feuchères et Séchan, Devoir et Pourchet.
M. Scribe, dans un avertissement placé en tête du livret de cet opéra, répond d’avance aux critiques qui pourraient l’accuser d’avoir profané le grand Corneille en arrangeant Polyeucte pour la scène lyrique. C’est, il me semble, les calomnier, que de les supposer capables de chercher, à l’auteur d’une œuvre destinée à la musique, une pareille querelle. Tout le monde comprend, en effet, de prime abord, que si le bailli Du Rollet a pu traduire en opéra l’Iphigénie en Tauride, et en estropier même les plus beaux vers à plaisir dans les récitatifs, quand rien ne lui défendait de conserver la magnifique poésie de Racine ; que si Guillard en a fait autant, avec incontestablement plus de talent toutefois, pour l’Iphigénie en Tauride, de Guimond Delatouche, et le Cid, de Corneille, mis en musique par Sacchini, sous le titre de Chimène, tout le monde sent bien, dis-je, qu’on ne saurait, sans injustice et sans une véritable tartufferie littéraire, adresser le moindre reproche de ce genre à M. Scribe au sujet du nouvel opéra. On serait d’autant moins fondé à lui en faire, que l’idée de réduire Polyeucte en livret n’est pas de lui ; il ne l’eût jamais admise, très probablement. On n’ignore pas que ce sujet fut demandé à M. Félix Romani par ce pauvre Nourrit, qui s’était enthousiasmé du rôle principal et des idées religieuses dont il est la personnification.
Il a fallu d’ailleurs traduire de l’italien les principaux morceaux d’après la partition du Poliutto, composé pour le théâtre Saint-Charles et défendu avant sa représentation par la censure de Naples. Il est difficile de deviner ce que ladite censure a pu voir de dangereux dans ce drame inoffensif. Craignait-elle que les cerveaux napolitains ne vinssent à s’enflammer d’un fanatique amour du martyre, comme les étudians d’Iéna s’éprirent, dit-on, de passion pour la vie de brigand à la représentation de la première tragédie de Schiller ? Malgré leur dévotion à saint Janvier, je crois les lazzaroni plus susceptibles d’enthousiasme pour l’héroïsme des grandes routes que pour les tortures, au prix desquelles s’acquièrent les palmes de l’immortelle vie ; et, en tout cas, ils eussent manqué de persécuteurs.
Mais venons au livret français.
Au premier acte le théâtre représente des catacombes ; les chrétiens y viennent célébrer leurs mystères. L’un d’eux, Néarque, reçoit Polyeucte qui vient demander le baptême, après lui avoir fait subir l’interrogatoire obligé de toute initiation.
Chrétien nouveau, le Dieu dont nous suivons la loi
A-t-il mis dans ton cœur et l’audace et la foi ?Oui, son culte divin et m’anime et m’enflamme.POLYEUCTE.Toi ! naguère l’ami de nos persécuteurs !NÉARQUE.
Toi, gendre de Félix, de ce tyran infâme
Qui contre les chrétiens signala ses rigueurs !…Dieu m’a parlé ! Dieu seul régnera dans mon âme !POLYEUCTE.
Polyeucte a été amené au christianisme par la reconnaissance. Pauline, fille du gouverneur de l’Arménie, allait mourir ; les dieux étaient sourds aux plus ardentes prières, quand son époux éperdu, Polyeucte, implorant l’assistance du Dieu des chrétiens, fit vœu d’être à lui s’il rendait Pauline à la vie. Sa prière miraculeusement exaucée, il accomplit son serment. Pendant que la cérémonie de son baptême a lieu dans une partie des catacombes, Pauline, environnée de plusieurs jeunes filles romaines, s’avance d’un autre côté. Elle vient, auprès du tombeau de sa mère, offrir un sacrifice à Proserpine. On allume le feu sacré dans les trépieds. On répand l’eau lustrale et on attache aux angles du tombeau des couronnes de verveine, tandis que les jeunes filles forment des groupes et des danses funèbres. Pauline, restée seule, entend dans un souterrain voisin les chants des chrétiens ; épouvantée, elle veut fuir, quand Polyeucte paraît au milieu d’eux :
Imprudente ! téméraire !
Qui t’amène parmi nous ?
(Montrant les chrétiens.)
Du Dieu qui les éclaire
Viens-tu braver le courroux ?PAULINE.O blasphème ! ô sacrilége !
Polyeucte… mon époux,
De Jupiter qui nous protège,
Ose braver le courroux !
Je suis chrétien ! — Tu es chrétien ! — Il est chrétien ! — Nous sommes-tous chrétiens ! — Les chrétiens blasphèment les dieux de Pauline, Pauline blasphème le Dieu des chrétiens, tout le monde blasphème. Concert de malédictions. Final. Pauline sort entraînant Polyeucte, et en le conjurant de cacher à son père le fatal secret qu’elle vient de découvrir.
Acte deuxième. — Le cabinet de travail de Félix (expression du livret), gouverneur d’Arménie. Au fond, des licteurs qui attendent ses ordres. A droite, plusieurs secrétaires à qui Félix achève de dicter un édit.
Achevez ! Pollion, transcrivez ces éditsFÉLIX.
Par qui sont les chrétiens condamnés et proscrits.Dieux des Romains, dieux tutélaires,Air :
Je servirai votre courroux,
Dieux puissans qu’adoraient nos pères,
Je veux vivre et mourir pour vous !
Ce dernier vers, que Félix répète souvent, produit un assez singulier effet, si l’on songe à la piété réelle des Romains du Bas-Empire.
Mais on vient annoncer l’approche du proconsul Sévère qui, blessé dans un combat où il fut laissé pour mort, et retenu deux ans prisonnier chez les Parthes, revient couvert de gloire et environné de la faveur impériale. Amant aimé de Pauline naguère, la fille de Félix, qui l’avait long-temps pleuré, ne peut cacher son émotion en apprenant qu’il vit encore, qu’il arrive, qu’elle va le revoir.
Le théâtre change, et représente la grande place de Mélitène, ornée de superbes édifices et d’un arc de triomphe. La foule se précipite au-devant du proconsul. On voit paraître sous l’arc de triomphe la tête des légions romaines, les vélites, les soldats de trait, les fantassins pesamment armés, les aigles et les étendards ; puis Sévère sur un char traîné par quatre chevaux, des jeunes filles dansant autour du char et jetant des fleurs, des esclaves, des gladiateurs, des joueurs de flûte, etc. etc. Le proconsul annonce aux habitans de l’Arménie qu’il est envoyé par l’empereur pour arrêter les progrès toujours croissans du christianisme. Après quoi on danse, on lutte, on se donne, en guise de divertissement, force coups de poings ; et Sévère, descendant avec Félix de la tribune d’où ils ont assisté à ces jeux innocens, vient lui demander la main de sa fille qu’il croit encore libre. On le tire d’erreur : désespoir de Sévère. Le grand-prêtre Callisthènes vient annoncer que
Cette nuit, en secret, au milieu des tombeaux,
Un nouveau prosélyte a reçu le baptême
et demander l’extermination des chrétiens. Polyeucte se contient à peine. Second final.
Au troisième acte, après un duo entre Sévère et Pauline, dans lequel ils déplorent l’erreur qui les a pour jamais séparés, Polyeucte vient déclarer à sa femme qu’il ne paraîtra pas au sacrifice qui se prépare au temple pour fêter le retour du proconsul. Félix, au même instant, leur apprend que Néarque, l’ami de Polyeucte, atteint et convaincu d’hérésie, a baptisé la nuit précédente un néophyte, et qu’il va être mis à la torture pour révéler le nom de son complice. Polyeucte, demeuré seul, réfléchit aux devoirs que lui impose sa foi nouvelle ; il ne peut les méconnaître et n’hésite plus à les remplir. Suivons-le dans le temple de Jupiter. La sacrifice commence. De jeunes prêtres présentent au sacrificateur les vases sacrés et les coupes pour les libations. D’autres font brûler de l’encens. On immole la victime que l’on apporte sur l’autel où les aruspices viennent examiner et consulter les entrailles. Interrogatoire de Néarque qui brave ses bourreaux. Son supplice va commencer, quand Polyeucte paraissant au haut de l’escalier du temple, renverse les autels, les vases sacrés, et s’avouant le complice de Néarque, s’écrie :
Je crois en Dieu, roi du ciel, de la terre,
Seul dieu puissant, que je crains et révère,
Et devant lui, dieux d’argile et de pierre,
Tombez, tombez sous mon bras triomphant !
Cette scène est fort belle, et l’on ne pouvait assurément offrir au musicien un plus magnifique sujet de morceau d’ensemble.
Au dernier acte, l’arrêt est prononcé, tous les chrétiens, et Polyeucte avec eux sont condamnés à mort. En vain Sévère ému par les pleurs de Pauline veut, dans son dévouement sublime, arracher son rival au martyre, le gouverneur Félix l’en empêche ; il condamnerait à mort sa propre fille, s’il le fallait ; tant il a de zèle religieux. Bientôt il le prouvera. Pauline, en effet, frappée de l’enthousiasme avec lequel Polyeucte court au supplice, puis touchée de la grâce, embrasse le christianisme et veut partager le sort de son époux. L’un et l’autre, sous les yeux de Félix et de Sévère, sont amenés au Cirque ; le peuple couvre les gradins, les lions s’agitent derrière leurs grilles de fer ; un double rugissement, celui de la foule et des bêtes féroces appelle les victimes, on les introduit dans l’arène et la toile tombe.
Tel est le sujet que 1e compositeur avait à traiter. Sans disconvenir de la beauté de plusieurs scènes, il faut avouer cependant, eu égard à la tournure actuelle des esprits en France, aux habitudes du public de l’Opéra et aux inconvéniens attachés au style religieux, qu’il offrait des dangers réels et très graves. Qu’est-ce après tout que ce livret, malgré tout l’art qu’a mis M. Scribe à en pallier autant que possible les défauts ? Un Credo en quatre actes. Boileau l’a dit avec grande raison :
De la foi des chrétiens les mystères terribles
D’ornemens égayés ne sont point susceptibles.
Et le luxe de la mise en scène, celui des costumes, de brillans décors, la pompe des cérémonies antiques n’empêchent pas l’opéra nouveau d’être prodigieusement froid et ennuyeux. M. Donizetti a-t-il compensé cette chance terrible d’insuccès par une musique grandiose, forte de pensée et d’exécution, noble autant que nouvelle dans sa forme, et courageusement vraie dans son expression ? L’auditoire n’a pas paru le croire. Nous ne le pensons pas non plus ; et, malgré tout ce qu’on pourra dire ou penser, cet aveu nous est pénible. Oui, certes, nous aimons assez l’art pour avoir accueilli avec enthousiasme une admirable partition, eût-il fallu en acheter les beautés au prix de l’ennui du drame le plus monotone. Mais évidemment, sans parler de nos goûts personnels et en ne tenant compte que de ceux du public parisien, M. Donizetti s’est tout-à-fait trompé. Il a cru pouvoir jouer à l’Opéra plus gros jeu qu’il n’avait fait à l’Opéra-Comiqne, en y produisant une œuvre écrite pour un auditoire napolitain. Or, quoi de plus dissemblable que les mœurs musicales de ces deux nations ?
A Naples, un opéra réussit s’il contient seulement deux morceaux dans lesquels le premier ténor ou la diva puissent faire furore ; on prend des sorbets, on joue, on cause pendant tout le reste de la pièce ; on ne s’y préoccupe pas le moins du monde du sujet de la pièce, du style mélodique, de l’invention, de la convenance dramatique ; pour qu’une réminiscence soit reconnue, il faut qu’il y ait copie, calque, vol manifeste ; pour qu’une partition pût y tomber devant un auditoire attentif, il faudrait qu’elle fût vraiment sublime en tout et partout, ce qui rendrait parfaitement inexplicables les chutes qu’on y peut compter de temps en temps, si l’influence des chanteurs et les cabales qu’ils occasionnent pour ou contre les auteurs et les directeurs n’étaient pas si connues. Mais qu’ils tombent ou aillent aux nues, il est rare, en Italie, que les opéras vivent au delà de l’espace d’un matin, ce que vivent les roses… et les pavots.
A Paris, au contraire, à quelques exceptions près, on va à l’Opéra pour voir et pour entendre. On y apporte de l’attention et de la patience. A moins d’un parti pris à l’avance par des raisons étrangères à l’art et quelquefois à l’artiste, on subit une certaine fatigue pour arriver à l’intelligence de l’œuvre, et on y arrive en effet, tôt ou tard, quand une exécution infidèle ou incomplète ne rend pas vain l’effort des auditeurs. On passe volontiers, je le confesse, sur les plus monstrueux contre-sens dramatiques, le sentiment de la vérité d’expression étant encore à cette heure excessivement peu développé en France, comme partout ailleurs. On n’est pas non plus très exigeant sous le rapport de la distinction du style mélodique et de la variété harmonique, mais il ne faut pas dépasser dans la trivialité, ou, si l’on veut, dans la familiarité, certaines limites au delà desquelles l’auteur ne peut manquer de trouver la froide opposition du ridicule qui le tue sans bruit, mais infailliblement. M. Donizetti ne s’est pas, en outre, assez occupé de la différence immense et très réelle qu’il y a entre les Parisiens de l’Opéra et ceux du Théâtre-Italien. Ces derniers, bien que toujours attentifs, s’évertuent à imiter en tout les dilettanti de Milan et de Naples. En allant entendre Rubini, ils cherchent à se faire Italiens autant que possible : il y en a qui savent dire brava en applaudissant une femme, et bravi après un morceau d’ensemble, au lieu de l’éternel bravo des Français. Les mêmes amateurs, qui ont chuté les Martyrs hier soir, les auraient bien accueillis, peut-être, au Théâtre-Italien, pourvu que le dio ou la diva eussent mérité un seul instant la pluie de fleurs.
A l’Opéra, rien de pareil. On ne demande pas mieux que de couronner les dieux et les déesses du chant, mais on ne s’y fait pas une maligne joie de leur sacrifier tout le reste ; et si un demi-dieu, un quart de dieu même, vient à bien filer un son, à chanter juste une belle phrase, on l’applaudit à la barbe de Jupiter dont les noirs sourcils se froncent alors, sans ébranler l’Olympe. Ce qui prouve de nouveau que les sensations musicales sont là, plus rares peut-être, mais plus naïves qu’ailleurs ; qu’on y a moins de préjugés, moins d’engouemens exclusifs et qu’on examine l’ensemble de l’exécution et de l’œuvre, comme les détails. Combien de célèbres compositeurs étrangers, qui pourtant avaient écrit spécialement pour Paris, n’ont pas réussi à l’Opéra par des raisons analogues, malgré l’immense réputation qui les y précéda. Nous nous bornerons à citer pour preuves de ce fait les chutes successives de la Proserpine de Païsiello, de l’Antigone de Zingarelli et du Tamerlan de Winter, partitions qui certes contenaient de fort belles choses.
La musique des Martyrs est sœur jumelle de celles de Roberto d’Evreux, de Parisina et de l’Elisir d’Amore, avec les désavantages du sujet de plus et certains détails gracieux de moins. On n’y rencontre rien qui ne se devine de fort loin et qui n’ait par conséquent été déjà fréquemment entendu. Et il semble que le luxe de la scène, la fraîcheur et l’éclat de tous ces nobles costumes antiques fassent ressortir encore la simplicité des atours de la partition. L’ouverture, coupée au milieu par un chœur chanté derrière la toile, comme celles d’un ballet de Schneitz[h]oeffer et d’un opéra de Zimmermann, m’a paru disposée d’une façon dramatique et nettement dessinée. C’est dommage que les idées n’en soient pas plus saillantes. Le premier chœur des chrétiens, d’un style un peu mêlé, a une certaine ampleur de formes qui le fait distinguer ; les voix d’hommes y sont en outre d’une sonorité remarquable. Le récitatif dialogué de Polyeucte et Néarque n’offre aucun de ces grands traits qui caractérisent les récitatifs de Gluck et de Spontini, les deux maîtres qui, selon moi, ont le mieux traité les sujets antiques. Je ne trouve pas juste la diction du dernier vers :
C’était la voix de Dieu, qui disait : Je t’attends !
Et l’air suivant est d’une pâleur excessive.
Le défaut de caractère de l’hymne à Proserpine et de toute la musique des jeux funèbres est plus frappant encore. On pense involontairement aux chœurs et aux airs pantomimes de la scène d’Orphée auprès du tombeau d’Eurydice, et on y pense pour regretter que M. Donizetti ne s’en soit pas inspiré. Quelques passages sautillans d’une singulière tournure se trouvent dans la prière de Pauline à sa mère ; je n’ai pas encore pu me rendre compte de ce qui les a motivés. Celle des chrétiens,
O toi notre père,
Qui règnes sur terre,
Comme dans les cieux,
paraphrase du Pater noster, à passée inaperçue, ainsi que le final.
Il est fort difficile, au milieu du tumulte de la scène, de distinguer la marche triomphale du second acte. Quelques éclats d’instrumens de cuivre m’ont paru énergiques et francs ; il y a loin de là cependant à la majestueuse fanfare d’Olympie.
Pour la cavatine de Sévère,
Je te perds, toi que j’adore,
le thème en est vraiment trop commun pour que l’immense majorité de l’auditoire pût s’y tromper. On a écrit cette phrase bien souvent ; ce malheur-là a dû arriver en Italie deux ou trois cents fois au moins depuis qu’on y chante des regrets amoureux. Et le retour de cette phrase mignarde, après l’a parte de Sévère :
Ah ! pour lui sa tendresse
Redouble la fureur de mes transports jaloux,
établit brusquement, au milieu de l’ensemble vocal, bien ordonné d’ailleurs, un contraste presque comique qui détruit tout l’effet de la situation.
Je ne me souviens pas du duo qui ouvre le troisième acte. L’air de Polyeucte,
Si je t’aimais !!… Je t’aime,
Moins peut-être que Dieu, mais bien plus que moi-même,
a beaucoup de tendresse et de naturel. Les deux derniers vers seulement y sont répétés à satiété. Le même défaut qui, plus qu’on ne pense, nuit quelquefois à la mélodie, existe dans l’air de Félix au second acte. Il serait peut-être possible, soit en ajoutant quelques vers, soit en disposant autrement ceux qui existent, de le faire disparaître. La cavatine qui termine le monologue de Polyeucte est pleine de l’agitation dramatique indiquée par la scène ; mais le thème, comme presque tous les allegro du même auteur, manque encore d’élévation et d’originalité ; il est impossible à l’esprit le moins exigeant de n’être pas au moins étonné de l’application d’une pareille mélodie sur les vers que chante ce héros chrétien en allant briser les dieux du paganisme.
L’hymne des prêtres de Jupiter gronde avec majesté. C’est ici que commence le grand ensemble qui a produit le plus d’effet. Il est coupé avec cette aptitude particulière que doivent nécessairement acquérir en ce genre les compositeurs qui s’imposent la tâche de refaire dans tous leurs ouvrages le même morceau. C’est ce qu’on pourrait appeler le morceau du coup de grosse caisse. Il existe comme type dans la Lucia, et on le retrouve dans presque tous les opéras italiens modernes. La forme en est très belle ; mais n’y aurait-il pas moyen de la varier un peu ? Le procédé est si connu aujourd’hui, qu’on peut, avec la certitude de ne pas se tromper, annoncer avant de l’avoir entendu tout ce que va faire le compositeur. Ici, telle voix propose le thème, telle autre le reprend en s’unissant à elle ; plus loin, le chœur va entrer en frappant des accords syllabiques, les soprani et ténors aux temps faibles, les basses aux temps forts ; puis toute la masse s’élevant peu à peu, sur un crescendo bien ménagé, vers les notes les plus hautes de l’échelle vocale, aboutit à une mesure de forte où se frappe le coup de grosse caisse, et tout redescend en decrescendo pour ramener une seconde fois la même progression, et entamer la stretta. Voilà le moule. Quant aux idées qu’on y jette, elles ne peuvent que se ressembler prodigieusement, surtout quand les compositeurs ne font aucune tentative pour en trouver de nouvelles. La stretta de ce final a été fort applaudie, et évidemment le public en a été ému ; telle est la force du rhythme dans certaines circonstances données. Mais sans se refuser à cette impression qu’il est de notre devoir de signaler en tout cas, une grande quantité des auditeurs a été vraiment épouvantée d’entendre une semblable phrase… dansante… fringante… (je n’ose pas la caractériser davantage) sur l’exclamation enthousiaste de Polyeucte : « Je crois en Dieu, roi du ciel, de la terre ! » La phrase est très commune ; et fût-elle neuve et distinguée, elle jure tellement au milieu de cette scène, qu’au moment de l’ensemble, on ne peut plus voir, dans ces prêtres et ces guerriers romains, brûlant d’un sombre fanatisme, qu’une assemblée de braves gens fort gais prêts à commencer une immense farandole.
Le quatrième acte a beaucoup de rapports avec les dernières scènes des Huguenots, et l’on conçoit que ces coïncidences de situation aient amené l’emploi de moyens semblables dans la musique. Ceci n’est point une critique. M. Meyerbeer n’a pas plus inventé les harpes que les violons et les autres instrumens, et il serait ridicule de reprocher à un compositeur de mettre six ou huit harpes dans son orchestre, par la seule raison qu’on les a également fait entendre dans un ouvrage antérieur. En ce cas, M. Meyerbeer serait aussi coupable que tout autre, puisque avant lui, dans les Bardes, douze harpes avaient été employées par Lesueur.
Du reste, l’instrumentation des Martyrs, sans rien offrir de nouveau, est toujours convenable et soignée. Le cornet à pistons, qu’il est si difficile d’introduire dans la bonne société instrumentale, et qui rappelle toujours un peu la guinguette où il est né, y est peut-être trop souvent mis en évidence. Il y a aussi un solo de triangle, au premier acte, qui n’a pas semblé d’un goût bien pur, ni motivé suffisamment par l’action. Les violons, bien écrits, ont beaucoup de sonorité, sans être criards ; plusieurs effets de trombone sont heureusement amenés. Il n’y a pas, du moins relativement aux habitudes actuelles de l’Opéra, abus des instrumens de percussion.
Massol, dans son rôle de Sévère, a mieux chanté que de coutume ; on l’a fort applaudi pour la manière expressive avec laquelle il a dit sa première cavatine. Il devrait ne pas s’attacher à reproduire toujours le même point d’orgue ou la même terminaison de phrase, qui consiste à prendre dans le haut la note sensible, et à vocaliser une gamme descendante jusqu’à la sixième note du ton pour remonter à la tonique. Il introduit ou fait introduire ce trait dans tous ses rôles. Il a une bien belle voix ; s’il travaillait un peu plus…
Le rôle de Duprez (Polyeucte) n’est pas aussi éclatant qu’on s’y attendait ; à l’exception de l’air (Si je t’aimais), et de la malheureuse strette du final du troisième acte, il n’y produit pas de très grands effets. Il a presque constamment chanté trop bas ; ce qui faisait dire à Liszt : « Je suis vraiment fâché que M. Duprez ne veuille pas se donner la peine de monter. »
Le rôle de Pauline est le plus long et le plus difficile de la pièce ; Mme Gras-Dorus l’a chanté et joué avec tout le soin et le bonheur imaginables. Elle exécute à merveille les traits et fioritures dont est semé son dernier duo, au moment où, embrasée de l’enthousiasme qui brûle Polyeucte, Pauline se convertit au christianisme ; mais on ne peut disconvenir que ces vocalisations ne ressemblent beaucoup à des éclats de rire, et certes l’auteur les eût mieux placées partout ailleurs. Mme Gras-Dorus porte avec une grâce particulière le voile et la tunique romaine. Elle va bientôt partir pour l’Angleterre, où la précédera d’un mois Mlle Nau, dont nos voisins d’outre-Manche ne connaissent encore que de réputation la voix candide et pure et le gracieux talent. Mlle Nau, née en Amérique, a d’ailleurs pour eux l’avantage de pouvoir chanter en anglais.
Les ballets des Martyrs nous ont assez médiocrement charmés ; le pas des lutteurs a paru de mauvais goût ; on le supprimera sans doute. Le décor de la place et de l’arc-de-triomphe de Mélitène m’a paru fort beau ; il est de MM. Séchan et Fouchères ; le dernier, représentant un côté du cirque et la porte de l’arène, est beaucoup moins bien. En somme, on a nommé les auteurs, et Mme Gras et Duprez ont été redemandés.
Quel est maintenant l’avenir de l’opéra ? Dieu le sait.
H. BERLIOZ.
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