Site Hector Berlioz

Hector Berlioz: Feuilletons

Journal des Débats   Recherche Débats

FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS

DU 31 JANVIER 1837 [p. 1-2]

REVUE MUSICALE DE L’ANNÉE 1836.

    L’année qui vient de s’écouler a été féconde en événemens d’un assez grand intérêt pour la musique. Si quelques uns n’ont été que le résultat nécessaire des opérations commerciales de certains industriels, nous devons en signaler d’autres où nous trouvons la preuve de la sollicitude éclairée et dégagée de tout intérêt mesquin, avec laquelle de véritables amis de ce bel art s’occupent de son présent et de son avenir. Il n’y a que son passé, si riche cependant en grandes et nobles productions, dont on n’ait guère tenu compte. Une seule institution, la plus musicale et, sans contredit, la plus essentiellement artiste de toutes celles que nous possédons à Paris, celle par laquelle, en raison de son importance, nous allons commencer cette revue, la Société du Conservatoire, tout en demeurant fidèle à son culte pour le dieu de la musique moderne, s’est souvenue que, parmi les noms des prédécesseurs de Beethoven, deux brillaient au premier rang, et avaient droit à un hommage égal de respect et d’admiration. Gluck et Mozart nous ont donc été rendus par le Conservatoire pendant qu’on semblait oublier partout ailleurs qu’ils eussent jamais existé ; et la réapparition de ces deux maîtres illustres a été saluée par de telles acclamations qu’il en faut conclure nécessairement qu’ils n’ont rien perdu de leur puissance. Pour Mozart, la chose n’a rien de bien étonnant ; il est encore reçu dans le monde de n’en parler qu’avec révérence, bien que les trois quarts et demi de ces dilettanti qui prétendent l’admirer ne soient guère plus familiers avec ses œuvres que je ne le suis moi avec celle de Generali ou de Pucitta. Certains athées ne se permettraient jamais de parler légèrement des choses religieuses, parce que l’irreligion est de mauvais ton. Il n’en est pas de même pour Gluck ; comme il ne favorise en aucune façon l’amour-propre des chanteurs de salon, il passe assez généralement auprès d’eux, comme auprès de leur élégant auditoire, pour un vieux rustre, dont les œuvres ne ressemblent en rien à ce que la bonne compagnie appelle aujourd’hui la musique. En conséquence, la fashion le laisse dans les bibliothèques, heureusement pour lui, et si, en le retrouvant aux concerts du Conservatoire, le public a été si frappé de la beauté de ses formes, de la vigueur de ses allures et du grandiose de ses proportions, c’est que, pour la nouvelle génération, Gluck avait subi le sort des belles statues antiques retirées intactes de la terre où elles étaient enfouies, et préservées par là des outrages et des mutilations des barbares.

    L’idée de faire entendre, à côté des poétiques inspirations dont Beethoven et Weber ont enrichi le répertoire des concerts, des fragmens dramatiques de Gluck et de Mozart, fait le plus grand honneur au comité du Conservatoire, et en particulier à M. Habeneck, qui, dit-on, la lui a suggérée. Le grand et incontestable succès de cette tentative donne le droit d’espérer qu’on ne s’en tiendra pas là ; et si les scènes d’Idomeneo, de la Flûte enchantée, d’Armide et d’Iphigénie en Tauride ont excité un tel enthousiasme, même justice sans doute sera rendue incessamment à celles de Tito, d’Orphée et d’Alceste, qui peuvent être détachées du drame sans perdre beaucoup de leur effet. L’oracle d’Alceste, entre autres, terminé par l’air sublime que Mlle Falcon pourrait si bien faire valoir, serait à coup sûr, pour les habitués de ces belles séances, la source de nouvelles et profondes impressions. Mais si on veut en faire l’épreuve, j’insiste auprès de M. Habeneck pour que l’air que je viens de citer soit exécuté (pour le thème seulement) d’après le texte primitif de la partition italienne ; une traduction mot à mot peut remplacer parfaitement les misérables vers du bailly du Rollet, sans dénaturer outrageusement la pensée musicale, comme l’a fait ce trop célèbre arrangeur.

    Massol, Dérivis et Couderc ont mérité beaucoup d’éloges dans l’exécution des fragmens que nous avons cités plus haut ; j’en dirai autant des chœurs, dont la verve et l’ensemble ont été particulièrement remarquables dans la scène des Scythes d’Iphigénie ; l’orchestre s’est montré pour Mozart et pour Gluck ce qu’il est toujours pour Beethoven et pour Weber, c’est-à-dire, sans égal dans le monde. L’administration de l’Opéra n’a rien tenté de pareil ; tout entière à l’étude de deux grands ouvrages nouveaux, l’ancien répertoire n’a pas un instant attiré son attention. Nous n’ignorons pas l’importance des travaux nécessités par des partitions comme les deux dernières qui ont paru sur notre grande scène lyrique ; pourtant on peut croire qu’en s’y prenant bien, il n’eût pas été tout-à-fait impossible de remonter au moins un de ces anciens chefs-d’œuvre, déjà connus d’une partie des chanteurs, dont la copie est faite et dont les costumes et les décorations ne demanderaient que des réparations peu coûteuses. L’Opéra aussi est un Conservatoire, et quand des ouvrages ont obtenu l’admiration de tout ce qui, en Europe, est doué de quelque sentiment musical, il ne devrait pas oublier que ces monumens de l’art ont fait jadis sa gloire et sa fortune, et qu’il est de son devoir de les conserver. Le Théâtre-Français, malgré le nombre considérable de pièces nouvelles qu’il met en scène tous les ans, n’abandonne pour cela ni Corneille ni Molière. D’ailleurs, dans l’intérêt même de la variété du répertoire, et en supposant que les anciens chefs-d’œuvre n’exerceraient pas sur les recettes une influence réelle, pourquoi ne pas saisir l’occasion de les reproduire, quand on compte sur l’attrait d’un nouveau ballet ? En pareil cas, il faut toujours un opéra d’une certaine dimension pour compléter le spectacle, et, au pis-aller, croit-on que le public ne s’accommoderait pas aussi bien, de temps en temps, d’Orphée, d’Alceste, d’Œdipe ou de la Vestale, montés avec soin, que du Philtre, du Serment, et d’un acte de la Tentation ? (Gluck protégé par le Diable Boiteux ou Brésilia, ou tout autre chose semblable, c’est horrible à dire, et je sens le rouge m’en monter au front, mais il n’est ici question que d’économie théâtrale.)

    Nous n’ajouterons rien à ce que nous avons déjà dit des Huguenots, sinon que nos prévisions ont été dépassées par le succès qu’ils obtiennent. M. Meyerbeer est la providence de l’Opéra. Pour Esméralda, nous nous réservons d’exprimer dans peu notre opinion, et sur son mérite réel et sur les agitations inqualifiables auxquelles ses représentations ont donné lieu.

    De la musique des ballets, on s’enquiert en général fort peu, trop peu à mon avis ; une telle indifférence étant quelquefois de l’injustice. Celle que M. Adam a composée pour la Fille du Danube a paru cependant obtenir une distinction exceptionnelle ; chacun a rendu justice à la grâce et à la vivacité de style de cette petite partition, écrite à la course évidemment, où l’auteur a souvent abusé, comme tant d’autres, des instrumens de cuivre, mais pleine de gentillesse cependant et d’un bon sentiment dramatique.

    L’exécution vocale et instrumentale a fait sans doute des progrès à l’Opéra, et c’est en grande partie au dernier ouvrage de M. Meyerbeer qu’il faut en faire honneur ; bien des habitudes routinières ont été rompues, bien des difficultés qu’on aurait déclarées invincibles il y a deux ans, ont été surmontées, mais il faut avouer qu’il reste beaucoup à faire sous plusieurs rapports : les combinaisons rhythmiques surtout, dont les plus ardues ne sont qu’un jeu pour l’orchestre, épouvantent encore, et à juste titre, la plupart des chanteurs, des choristes ou des acteurs. Le style syncopé et la phraséologie ternaire, dont ils commencent à entrevoir les ressources variées, ne leur sont point familiers. C’est une branche de l’art qu’ils atteindront dans peu, avec des études dirigées en conséquence, et qui ne leur fut pas sans doute demeurée si long-temps étrangère, sans le pitoyable système d’enseignement obstinément conservé dans les classes de solfége depuis la fondation du Conservatoire, et que M. Pastou, placé depuis peu à la tête d’une classe de chœurs dans cet établissement, a eu tant de peine à renverser.

    Le coup d’état de M. Duponchel cette année a été le double engagement de M. et Mme Dupré. Nous avons entendu récemment ces deux artistes français dont l’Italie a développé le talent et qu’elle nous renvoie célèbres ; il n’y aurait à notre avis que des félicitations à adresser au directeur de l’Opéra pour une aussi précieuse conquête, sans la retraite prématurée de Nourrit, qui doit en être le résultat.

    L’Opéra-Comique, à part l’engagement de Mme Damoreau, n’a pas à se reprocher d’avoir rien changé à ses vieilles coutumes. Avec son petit orchestre et ses pauvres choristes qu’il écrase de répétitions, et ses deux ou trois chanteurs, plus ou moins doués de voix et de méthode, il a accumulé pièce sur pièce, compensant la qualité par la quantité, comme il a fait auparavant, comme il va faire cette année, comme il fera toujours tant qu’il sera l’Opéra-Comique. Cette fois seulement nous n’aurons pas à lui reprocher le système dans lequel il s’est obstiné si long-temps, et qui consistait à n’admettre que des partitions d’auteurs déjà connus par des succès au théâtre ; loin de là, le directeur s’est rendu à discrétion à quatre nouveaux compositeurs, presque sans coup férir. Deux d’entre eux, il est vrai, se présentaient avec une belle réputation de romanciers (et l’Opéra-Comique, on le sait, a une estime pour la romance presque égale à son respect pour le Vaudeville), et le troisième, si l’on en croit la rumeur publique, n’avait fait le voyage de Grasse à Paris qu’après s’être assuré de puissans appuis. Le quatrième seul, jeune harpiste de talent, professeur à Boulogne, a su inspirer, sans album et sans argumens, assez de confiance pour faire monter son ouvrage.

    Eh bien ! Il faut le reconnaître franchement, ce sont les albums qui ont eu raison : Sara, de M. Grisar, et le Mauvais Œil, de Mlle Puget, ont obtenu assez de succès pour encourager les auteurs à mieux tirer parti des idées gracieuses qu’ils rencontrent souvent, tandis que tous les argumens de M. de Fontmichel et la correction de style de M. Godefroy n’ont pu sauver ni le Chevalier de Canolle ni Diadesté de l’indifférence du public, malgré quelques morceaux saillans.

    L’Actéon de M. Auber est une œuvre bien légère ; on y trouve du goût, de la finesse, de l’élégance ; l’instrumentation en est brillante, ou pour mieux dire brillantée, l’harmonie a du piquant ; mais des formes usées, des phrases même tombées dans le domaine public y font tache trop souvent. Ainsi il y a un quatuor syllabique presque calqué sur le fameux morceau d’ensemble de la Cenerentola que tous les dilettanti savent par cœur. Tout le monde a également été frappé d’une fâcheuse ressemblance entre le motif du grand air de Mme Damoreau et le célèbre vaudeville de la Lithographie. Ajoutons cependant que, dans le milieu de ce même air, se trouve une sorte de récitation ou parler musical d’une excellente intention dramatique ; cette nuance délicate de la coquetterie féminine, cette expression à la fois douce et moqueuse était difficile à saisir, et M. Auber y est parvenu avec le plus grand bonheur. Ce n’est pourtant là, ni pour les auteurs, ni pour le théâtre, ce qu’on peut appeler un succès.

    L’Ambassadrice, dont la mise en scène est toute récente, paraît destinée à une plus heureuse carrière. Les défauts de la musique d’Actéon y reparaissent en moins grand nombre, et ses bonnes qualités y brillent d’un éclat incomparablement plus vif. Nous ne dirons rien de l’ouverture, elle est manquée complètement, comme les trois quarts de celles qu’on écrit aujourd’hui, quand on se donne la peine d’en écrire. Signalons seulement l’introduction bien conçue et pleine de mouvement, une jolie romance, accompagnée d’une partie de basson solo, dont le timbre se marie avec la voix de Mme Damoreau d’une façon charmante, et surtout le trio qui sert de final au second acte : ce morceau passe, à juste titre, pour la pièce capitale de l’ouvrage, le chant en est heureux, les accompagnemens soignés et riches, et si la péroraison ne tournait pas si fort à l’imitation rossinienne, ce serait une composition digne de ce que M. Auber a écrit de meilleur. N’oublions pas le Postillon de Longjumeau, de M. Adam, dont le succès se soutient à merveille, grâce à un style constamment clair, à une entente parfaite de ce qui plaît au public de l’Opéra-Comique, et surtout à un morceau neuf, celui que chante Henri, où l’auteur a su tirer des effets d’un excellent comique de la forme musicale qui en paraît le moins susceptible, la gamme descendante vocalisée. Un morceau neuf est chose rare, surtout à l’Opéra-Comique.

    Musard, ce voisin incommode du Théâtre de la Bourse, continue, malgré tout ce qu’on fait pour l’en empêcher, à attirer la foule. On l’avait fait mort, il se porte à merveille ; on lui défend de donner des bals, il perfectionne ses concerts. Et grâce aux soins constans qu’il met à épurer son orchestre en le complétant, on peut dire que cette troupe d’instrumentistes est aujourd’hui une des meilleures de Paris.

    Dans un précédent article nous avions parlé de l’Ecole de musique vocale destinée aux ouvriers et dirigée avec autant de zèle que de désintéressement, par M. Mainzer. Nous ajournions à deux ans le maître et les élèves pour une exhibition publique du résultat de leurs travaux ; les progrès ont été si rapides, que peu de mois après la date de cet article, M. Mainzer a cru pouvoir risquer l’épreuve dangereuse d’un concert. Il en est sorti à son honneur à la grande surprise de l’assemblée qui remplissait la salle de l’Hôtel-de-Ville. Certes, on ne pouvait s’attendre, qu’après six ou huit mois d’études, ce nombre considérable d’ouvriers, dont les organes étaient si peu façonnés aux impressions musicales, et qui n’avaient probablement chanté de toute leur vie que des chansons de cabaret ; on ne pouvait imaginer, dis-je, qu’après aussi peu de leçons, ces hommes pussent en venir à exécuter avec précision, avec verve même, des chœurs souvent assez compliqués. Et cependant il a bien fallu se rendre à l’évidence en entendant cette masse énorme de choristes, à peine soutenue par quelques cors et violoncelles, chanter avec précision un oratorio de Nauman, et de plus, une fugue fort belle de M. Mainzer, sans manquer une seule entrée et sans la moindre déviation de ton. En outre, dans les morceaux lents, plusieurs nuances de forte et de piano rendues avec ensemble et sans exagération, ont signalé cette exécution curieuse aux applaudissemens de l’assemblée étonnée. Nourrit chantait les solos et électrisait par sa présence ces braves gens, tout fiers de mêler leurs voix à celle d’un si grand artiste. C’était digne de lui.

    La propagande musicale ne se ralentit pas non plus en province ; M. Aubery du Boullay, cet infatigable amateur, dont nous avons parlé il y a quelques mois, et qui fait sortir de terre comme par enchantement des bataillons de musiciens, a de nouveau présidé son congrès philharmonique. Il n’y avait, dit-on, pas moins de quatre cents instrumens à vent !……. Voilà une musique militaire qui eût été digne de précéder la garde impériale au retour de la campagne d’Austerlitz. On ne peut guère se refuser à voir dans les deux derniers exemples que je viens de citer une preuve de la rapidité avec laquelle se répand le goût de la musique dans les classes inférieures de la population ; qu’on fasse entrer en ligne de compte l’enseignement choral introduit déjà dans un grand nombre d’écoles primaires, et l’influence qu’exercent à l’entour d’elles des sociétés comme celles de Toulouse, Marseille, Dijon, Douai, et l’espoir de nous voir devenir avant peu d’années un peuple essentiellement musical cessera de paraître chimérique.

    Nous ne finirons pas sans parler de la réapparition de M. Liszt et du succès prodigieux qu’elle a obtenu. Le public était loin cependant d’être partial en sa faveur ; car à son entrée sur la scène du Conservatoire (1), le célèbre virtuose, au lieu des applaudissemems qui l’accueillaient autrefois en pareille occasion, n’a guère reçu que ce témoignage banal de bienveillance qu’on accorde au premier venu. Mais l’assemblée entière, loges et parterre, n’a pas tardé à faire amende honorable de ses injustes préventions, en reconnaissant, par son enthousiasme, que l’ascendant d’un tel talent était irrésistible, et son immense supériorité hors de toute discussion.

H*****

________________________________

(1) Au second concert donné par l’auteur de cet article.

Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; page Hector Berlioz: Feuilletons créée le 1er mars 2009; cette page ajoutée le 1er janvier 2015.

© Michel Austin et Monir Tayeb. Tous droits de reproduction réservés.

Retour à la page principale Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Retour à la Page d’accueil

Back to main page Berlioz: Feuilletons – Journal des Débats 1834 - 1863
Back to Home Page