FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 18 SEPTEMBRE 1836 [p. 1-2]
DES PROGRÈS DE L’ENSEIGNEMENT MUSICAL EN FRANCE.
M. JOSEPH MAINZER, M. AUBÉRY DU BOULLEY.
Si le mouvement extraordinaire qu’on remarque en ce moment dans l’enseignement musical, tant à Paris qu’en province, se soutient pendant une vingtaine d’années seulement, une immense et belle révolution se sera accomplie dans nos mœurs, si barbares encore à l’heure qu’il est, en tout ce qui concerne l’art des sons. Cette inculpation de barbarie va peut-être révolter bien des gens et m’attirer le reproche de pédantisme ; il me sera pourtant facile de la motiver. L’ignorance des premiers principes d’un art, l’inaptitude à en ressentir les effets et l’indifférence pour sa puissance suffisent-elles pour constituer la barbarie sous ce rapport ? Je pense qu’on le contesterait difficilement. Il ne s’agit donc que de fournir la preuve évidente de ce défaut de culture et d’affections musicales dans la masse de la nation, pour me disculper de l’avoir aussi sévèrement jugée. Au point où l’art est aujourd’hui parvenu, nous ne pouvons guère compter en Europe que cinq genres de musique : la musique religieuse, la musique dramatique, la musique de concert, la musique de chambre et la musique militaire.
Il y a trente ans à peine, le nombre considérable des maîtrises entretenues dans les principales villes de France, témoignait de l’existence d’un art religieux, fort imparfait sans doute, et bien loin de la sublimité de son objet, mais en voie apparente de progrès, cependant, et propre à faire concevoir des espérances raisonnables. Plusieurs compositeurs aujourd’hui célèbres, sont sortis des maîtrises de provinces et durent leur première éducation aux organistes souvent distingués qui les dirigeaient. Lesueur, Méhul et Boïeldieu sont dans ce cas. Ce qu’on appelle aujourd’hui maîtrise dans les quelques églises où l’on croit cultiver l’art musical, n’est vraiment pas digne de ce nom ; il suffit pour s’en convaincre d’entendre aux jours de fête les pauvres enfans auxquels on prétend enseigner le chant choral. Paris même ne saurait revendiquer à cet égard une bien grande supériorité sur les provinces. La maîtrise de Notre-Dame est dans le délabrement le plus pitoyable, et si de temps en temps la musique se montre timidement aux grandes cérémonies de Saint-Roch et de Saint-Eustache, grâce aux concours accidentels de quelques artistes du dehors, le mauvais choix des compositions, la manière plus qu’imparfaite dont elles sont exécutées, et la couleur toujours plus ou moins profane de l’ensemble, font assez voir que les ordonnateurs prêtres ou laïques de ces réunions, n’ont pas le moindre sentiment de l’art en général, et ignorent absolument les conditions de la musique religieuse en particulier. Un certain monde ira à Saint-Roch à certains jours, parce qu’on y fera de la musique, et qu’on sait que parmi les concertans, le héros de la contredanse, l’aide-de-camp de Musard, le cornet à pistons enfin, brillera au premier rang.
La chapelle royale n’existe plus, l’école de Choron n’existe plus ; en somme, Paris est aujourd’hui aussi dépourvu que la province d’institutions musicales religieuses. Les causes de la décadence, ou pour mieux dire de l’anéantissement de celles qui existaient, doivent être attribuées autant à nos agitations politiques et au refroidissement de la foi catholique qu’à l’eloignement réel que montrent la plupart des membres du haut clergé pour l’art musical. Ils dépenseront des sommes considérables pour orner l’intérieur de leurs églises ; ils achèteront des tableaux, ils paieront même fort cher pour l’orgue, parce que ce bel instrument rentre dans la catégorie des ornemens, mais ce n’est qu’à contre-cœur qu’ils auront un organiste. Pour une école de chant, pour des choristes, il n’en faut pas parler, cela coûte trop cher. Il semble que ces messieurs n’attachent de prix qu’à ce qu’on peut voir et toucher ; ce qu’on entend est trop fugitif, trop inappréciable, trop insaisissable pour eux.
D’où vient donc cette singulière tendance matérialiste chez les prêtres de la plus spiritualiste des religions ? De l’ignorance, de l’inaptitude à sentir et apprécier les effets de la musique, de l’inintelligence de ce langage sublime, en un mot de la barbarie.
Les théâtres lyriques de province, à quelques exceptions près, ne sont guère capables d’exécuter convenablement les chefs-d’œuvre des compositeurs modernes ; il faut des chœurs et un orchestre pour cela, et les rôles fussent-ils remplis par des artistes d’un véritable talent, avec les masses vocales et instrumentales dont on peut disposer en général partout ailleurs qu’à Paris, les grandes partitions n’en seraient pas moins défigurées. On n’imagine pas le ravage que les chefs d’orchestre sont obligés de faire dans l’instrumentation de Weber, de Spontini, de Meyerbeer, de Rossini, pour la mettre à la portée des musiciens qu’ils dirigent. N’est-ce pas là de la barbarie !
De la musique de chambre et de concert, dont le quatuor et la symphonie forment le fond, je n’en parlerai pas, c’est sans comparaison la plus difficile ; on ne peut en entendre que rarement à Paris, où elle est considérée comme un objet de luxe par les amateurs. Cette restriction va faire jeter les hauts cris à plus d’une société philharmonique, beaucoup se piquant d’exécuter Haydn, Mozart et même Beethoven. Cependant les virtuoses provinciaux me pardonneront peut-être la blessure que je viens de faire à leur amour-propre quand ils sauront qu’il ne faut rien moins que l’orchestre du Conservatoire pour exécuter, dans la véritable acception du mot, une symphonie de Beethoven, qu’il n’y a pas un autre des nombreux orchestres de Paris qui ait essayé de le faire jusqu’à présent, et qu’en choisissant les meilleurs artistes que possède l’Italie tout entière, on aurait grand’peine à former une troupe d’élite capable de se tirer à son honneur d’une pareille épreuve. D’ailleurs (et je suis bien aise de dire ici en passant ma pensée là-dessus), lors même que l’habileté mécanique ne manquerait pas aux instrumentistes de province, un autre défaut, le plus grave de tous, suffirait pour montrer le peu de fondement de leurs prétentions, je veux parler de la présomption qui leur fait mettre de l’amour-propre à ne pas répéter. Un orchestre de province à qui on demanderait quatre répétitions pour une symphonie se croirait déshonoré. Eh ! messieurs, savez-vous qu’on en a fait plus de trente au Conservatoire pour la dernière symphonie en ré mineur de Beethoven, et que cet orchestre merveilleux, admirablement discipliné et conduit, composé des premiers artistes de l’Europe, dont chacun, loin de chercher à se montrer, s’applique au contraire à fondre sa partie le plus habilement possible dans l’harmonie générale, apporte aux répétitions une patience, une attention intelligente et un respect pour le maître, dont vous ne vous doutez probablement pas. La flûte ne vient pas là pour briller aux dépens de la clarinette, ni le hautbois pour éclipser le basson ; les violons ne cherchent pas à s’écraser mutuellement, ils ne luttent ni à la course ni à la force du poignet, et quand une partie présente de trop grandes difficultés on ne rougit pas de l’emporter pour la travailler à loisir. Pour ces musiciens, artistes ou amateurs, qui, pour passer le temps, ne doutant de rien, se plantent hardiment, leur instrument à la main, devant un trio ou un quatuor de Beethoven, et prétendent l’enlever (comme ils disent) sans répétition, je ne saurais encore voir en eux que des barbares. Ce qu’ils déchirent ainsi à grands coups d’archet renferme un sens profond qu’ils ne comprennent pas ; c’est une expression poignante qu’ils ne sentent pas ; c’est aussi, une difficulté d’ensemble, de nuances, de fini, de précision qu’ils bravent avec assurance, parce qu’ils ne la voient pas. Ce qu’ils font ne ressemble presque pas à la création de l’auteur : les teintes délicates sont rendues grossières, les tons énergiques affaiblis, les mouvemens allourdis ou précipités. Certaines harmonies étranges deviennent de hideuses agrégations de sons ; les mélodies originales des non-sens, et les rhythmes insolites des dessins ridicules et désordonnés ; c’est horrible….. Ils vont toujours, cependant, parce qu’ils ne s’en aperçoivent pas, parce qu’ils sont des barbares.
La musique militaire est peut-être, de toutes les branches de l’art, la moins arriérée dans nos provinces. Nous sommes loin des Allemands sous ce rapport, mais moins cependant que sous tous les autres. Je dois encore ici mettre Paris hors de ligne ; les artistes des théâtres faisant presque tous partie des bandes militaires de la capitale, leur donnent une supériorité énorme sur toutes celles qu’on pourrait leur comparer. Mais nous ne tarderons pas à voir un étonnant progrès dans l’exécution des instrumens à vent. Un artiste dont la réputation est grande et méritée, M. Beer (1), première clarinette-solo du Théâtre-Italien, vient d’être placé à la tête d’une Ecole spéciale de Musique militaire. C’est une bonne idée du ministre de la guerre, dont l’armée ne tardera pas à recueillir les fruits. Ceux des soldats qui montreront le plus d’aptitude musicale, et voudront quitter le service ordinaire pour apprendre le jeu des instrumens à vent, seront envoyés pendant trois ans à l’Ecole que dirige M. Beer ; ils y feront des études bien autrement fructueuses que celles auxquelles ils auraient pu se livrer dans les casernes de province et entre les mains de maîtres d’un talent souvent plus que médiocre ; après ce temps, rentrant dans les cadres de l’armée, ils formeront peu à peu une foule d’habiles instrumentistes, et en définitive, avant peu d’années, la France sera couverte d’un nombre considérable de musiques militaires excellentes et complètes. Mais cette cause de progrès n’est pas la seule ; nous en devons signaler une autre, non moins importante et plus extraordinaire, en ce sens que le gouvernement y étant demeuré étranger, c’est à la persévérance infatigable et au zèle éclairé d’un amateur qu’il faut l’attribuer uniquement.
M. Aubéry du Boulley a fondé dans les départemens de l’Eure, d’Eure-et-Loir et de l’Orne une vaste Société philharmonique qui embrasse les villes et bourgs d’Evreux, Nonancourt, Damville, Bernay, Beaumont-le-Roger, Conches, Breteuil, Verneuil, Tillières, Grosbois, Chartres, Dreux, Brezolles, Alençon, Mortagne, Gacé et Longny. Usant de toute son influence de propriétaire, à Grosbois où il habite, sur les gens qui dépendaient plus ou moins de lui, il leur a appris la musique et sans reculer devant des frais aussi considérables, il a fourni à la plupart de ses élèves les instrumens dispendieux dont ils avaient besoin. Il a commencé par instruire son frère, ses fils, son jardinier, ses autres ouvriers, quelques habitans du village et à former ainsi d’abord une excellente musique de cuivre ainsi composée : trois bugles, six clairons, un cornet à pistons, une trompette à pistons, un ophicléïde-alto, trois ophicléïdes-basses, deux buccins et trois trombones. Ce premier résultat obtenu, il ne s’en est pas contenté ; les villes et villages nommés ci-dessus lui ont fourni de nouveaux élèves qui plus tard réunis en société, forment aujourd’hui un effectif de deux cents musiciens. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus dans cet homme ou de son rare désintéressement ou de son inébranlable constance. Certes, celui-là aime la musique qui, comme M. Aubéry du Boulley, ne possédant qu’une modeste aisance emploie ainsi son temps et son argent. Que de travaux, que d’études, que de courses pénibles il a dû faire pour trouver les sujets d’abord, et ensuite les former et les réunir. La société s’assemble deux fois l’an ; avant chacune de ces réunions l’infatigable professeur fait une ronde dans tous les bourgs, villes et hameaux où sont disséminés ses groupes d’élèves, passe quinze jours auprès de chacun d’eux à les faire répéter soigneusement, et ne les quitte que bien exercés et parfaitement en état de lui faire honneur au jour du grand ensemble. L’ardeur musicale dont il est animé s’est déjà tellement propagée dans la population des départemens qu’il parcourt, que les principales villes se disputent la faveur d’être le siège de la réunion philharmonique, bien que cette faveur ne se puisse obtenir cependant qu’à la condition de fournir gratuitement des logemens à tous les musiciens. La dernière fête de ce genre a eu lieu à Breteuil (Eure), au mois de juillet dernier ; les concertans étaient au nombre de deux cents. A onze heures du matin, ils se rendirent à l’église, dont l’enceinte et les alentours étaient occupés par un concours prodigieux d’auditeurs accourus de plus de quinze lieues à la ronde. M. Aubéry dirigeait l’orchestre ; les morceaux qu’il avait composés spécialement pour cette fête furent exécutés avec un ensemble parfait. Aucun sentiment de rivalité ne se mêla à cette réunion fraternelle ; le désir de bien faire en commun animait seul les membres de l’association. Le soir, ils se rendirent à la promenade dans un endroit préparé pour les recevoir, et y exécutèrent plusieurs quadrilles, pendant que cinq cents personnes dansaient aux sons de l’immense orchestre, entourées de plus de quinze mille spectateurs. Le lundi, à six heures du matin, rappelée par les tambours et les clairons, la petite armée musicale se réunit sur la place de Breteuil et, après un morceau d’adieu exécuté par toute la masse, chaque corps reprit, en sonnant de joyeuses fanfares, le chemin de ses foyers. L’effet de cette réunion a été très grand, comme on l’imagine bien, et tout porte à croire que le nombre des membres de la société sera promptement doublé.
Un autre fait analogue attire en ce moment l’attention de tous les amis de l’art à Paris. M. Mainzer, musicien allemand de beaucoup de mérite, et de plus, critique distingué, après avoir long-temps réclamé par ses écrits, l’introduction de la musique dans l’éducation du peuple, et las d’attendre les effets de l’arrêté de M. Guizot relatif aux écoles primaires, s’est mis à la tête du mouvement en se chargeant gratuitement de la rude tâche d’apprendre le chant choral aux ouvriers de Paris. Aidé seulement d’un autre artiste qu’anime le même dévouement aux progrés de la musique, il est parvenu à réunir, dans trois différens quartiers de la capitale, environ six cents élèves, adultes de vingt à trente ans. Et déjà, grâce à la patience des deux maîtres, à l’assiduité des disciples et à une méthode claire et simple, ces voix, incultes il y a huit mois à peine, chantent avec justesse et précision, des morceaux d’ensemble à plusieurs parties composés pour eux.
Les cours se font à huit heures du soir dans différens amphithéâtres mis par l’autorité à la disposition des deux professeurs. Et l’empressement de ces hommes à se rendre sur les bancs de l’école de chant, après les rudes fatigues de la journée, la joie qu’ils témoignent de s’y retrouver, leurs étonnemens, leurs transports, leurs applaudissemens à chaque nouveau résultat obtenu, prouvent assez qu’ils sentent déjà vivement les charmes de l’art puissant qui vient de leur être révélé. Plusieurs d’entre eux possèdent des voix magnifiques, d’une étendue et d’une pureté rares. Qui sait si dans quelques années ceux-là ne contribueront pas à l’éclat et la prospérité de nos théâtres lyriques ! Mais, sans aller même jusqu’à éveiller dans l’âme de leurs maîtres un espoir qui n’a rien cependant que de raisonnable, je ne vois pas ce qui pourrait s’opposer à ce que les progrès de la nouvelle institution fussent assez rapides pour qu’avant peu le public pût être admis à les apprécier.
J’ajourne M. Mainzer à deux ans au plus, et, s’il a constamment suivi la même marche, rien ne l’empêchera de faire, un jour de fête, au Louvre ou dans la cour du Luxembourg, son meeting de chanteurs. Et ce ne sera pas un médiocre sujet d’étonnement pour des oreilles accoutumées aux cris ignobles des hurleurs de nos rues, d’entendre vibrer à l’improviste la mâle harmonie de ces robustes voix. Je crois qu’un pareil chœur de six cents hommes, dont l’éducation n’aurait pas coûté un sol à la France, serait un présent digne de lui être offert, et que nos deux modestes artistes, M. Mainzer et son émule (dont le nom nous échappe malheuresement), pourraient, sans vanité, se flatter d’avoir bien mérité d’elle.
Attendons. L’horizon de l’art s’élargit de lui-même mais quand le gouvernement aura senti que de tous les moyens de civilisation l’étude de la musique est pour le peuple un des plus sûrs, un des plus prompts et des moins dangereux, quand cette idée qu’on envisage encore aujourd’hui fort légèrement sera devenue une conviction sérieuse, oh ! alors, comme nous l’avons dit en commençant, on verra s’opérer dans nos mœurs une belle et grande révolution dont nous admirons d’avance les merveilles, et dont les résultats pour l’art sont incalculables.
H*****.
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(1) Il vient de publier à la librairie musicale de E. Duverger, rue Rameau, n° 6, un Traité complet de la Clarinette à quatorze clefs, que nous recommandons à tous ceux qui se livrent à l’étude de ce bel instrument.
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