LES TROYENS A CARTHAGE, DE BERLIOZ, A L’OPÉRA-COMIQUEpar Julien TiersotLe Ménestrel 12 juin 1892, p. 187-9 |
Ce compte-rendu par Julien Tiersot de la représentation des Troyens à Carthage à l’Opéra-Comique en juin 1892 sous les auspices de la Société des grandes auditions musicales de la France, est de loin le plus développé et le plus critique des trois comptes-rendus de cette représentation reproduits sur ce site. On le comparera à celui de Fernand Bourgeat paru la veille (11 juin) dans L’Univers illustré et à celui d’A. Boisard paru une semaine plus tard (18 juin) dans Le Monde illustré.
Dès son enfance, Berlioz, avec cet instinct passionné et cette précocité de sentiment des hommes nés au commencement du dix-neuvieme siècle, dans cette longue période d’effervescence qui dura depuis la Révolution jusqu’à la fin des guerres de l’Empire, — état de l’esprit national exceptionnel, unique, où le trouble était dans toutes les âmes, où tous les nerfs étaient surexcités, et qui devait trouver sa réalisation artistique dans le mouvement romantique de 1830, — en ce temps, Berlioz, dis-je, âgé de douze ans, eut simultanément la double révélation de l’amour et de la poésie. L’amour lui fut inspiré par la vue d’une belle jeune fille des montagnes dauphinoises, à laquelle il s’en allait rêvant, sombre et mélancolique, par les champs ou sur les rochers hérissés de vieilles tours ; la poésie lui fut connue pour la première fois grâce à Virgile, dont il traduisait les vers avec une admiration enthousiaste qui n’est généralement point le fait des écoliers. Il conte qu’un jour, comme il expliquait le quatrième livre de l’Enéide, arrivé à la scène de la mort de Didon, quand la reine se frappe et expire sur le bûcher, entourée des présents et des armes d’Énée, à cette dernière et émouvante image de la mourante qui, rouvrant les yeux, « cherche au ciel la lumière et gémit de la retrouver », son cœur se gonfla, un tressaillement le prit, et, dans l’impossibilité de continuer sa lecture, il s’arrêta court et s’enfuit dans la campagne pour cacher son chagrin virgilien. — En musique, vers la même époque, il avait ressenti une impression mystérieuse et jusqu’alors inconnue pour lui, en entendant chanter les romances tendrement sentimentales de Dalayrac, et il n’allait pas tarder à connaître quelques pages des grands classiques, Gluck, Sacchini, Salieri, Méhul et Spontini.
Il vint à Paris, et ses premières impressions s’atténuèrent, au moins momentanément. Shakespeare lui causa une commotion plus profonde encore que Virgile ; un amour violent pour l’artiste qui incarnait idéalement Ophélie et Juliette lui fit oublier « la nymphe, l’hamadryade du Saint-Eynard » ; il entendit Beethoven, Weber, et, sans négliger Gluck, il en subit une influence immédiate sous laquelle ses œuvres de la période romantique furent surtout composées. Il écrivit la Symphonie fantastique, le Requiem, Roméo et Juliette, la Damnation de Faust, et voyagea à travers l’Europe.
Mais plus tard, longtemps après, il revit le pays natal, et tous les anciens souvenirs lui remontèrent au cœur. Il songea aux premières amours, et il relut Virgile. Il rêva au pied du Saint-Eynard, au bord de l’Isère, la nuit, per amica silentia lunae ; il revit l’image de cette belle Estelle, la Stella montis, dont le port de reine, les yeux armés en guerre, la chevelure « digne d’orner le casque d’Achille », tous les traits enfin se confondirent dans son esprit avec ceux de l’héroïne virgilienne, et, dans cette nouvelle direction de son génie, il conçut une œuvre aux tendances bien différentes de celles de la première période de sa carrière artistique : les Troyens, dont il offrit l’hommage au doux poète auquel il devait ses premières émotions littéraires, jusqu’au bout persistantes, divo Virgilio.
On le voit, pour faire l’histoire de la genèse des Troyens, il ne suffît pas de remonter aux environs de 1855, époque à laquelle l’auteur en parle pour la première fois dans ses Mémoires et dans ses lettres, et où il en commença l’exécution. En réalité, les Troyens sont l’œuvre de toute la vie de Berlioz. Exécutée dans sa vieillesse, c’est cependant sa première conception : par une méditation de quarante années il fut préparé à la réalisation de cette œuvre, dont il s’était assimilé par avance, de la façon la plus étroite, le sentiment intime. Celle influence des premières années et des anciens souvenirs en explique les particularités du style, fort distinct, en effet, de celui des œuvres de la période romantique. Déjà dans son œuvre précédente, l’Enfance du Christ, ces différences étaient apparues clairement à ses contemporains. Il s’en explique ainsi dans ses Mémoires :
« On a cru voir dans cette partition un changement complet de mon style et de ma manière. Rien n’est moins fondé que cette opinion. Le sujet a amené naturellement une musique naïve et douce... J’eusse écrit l’Enfance du Christ de la même façon il y a vingt ans. »
Fort bien ; mais ce que Berlioz ne remarque pas, et qui est essentiel, c’est que, vingt ans plus tôt, il ne choisissait pas de sujets de ce genre, qu’il en était même fort éloigné, et qu’au contraire, à partir de ce moment, il renonçait définitivement à traiter ceux qui lui étaient chers dans la période antérieure. Ce changement de style, non moins apparent dans les Troyens que dans l’Enfance du Christ, était donc, quoi qu’il en ait pu dire, parfaitement réel ; mais il provient d’une évolution générale de son esprit plus que d’une volonté arrêtée. Sous l’influence de ce retour aux pensées et aux sentiments plus simples des jeunes années, il trouva des formes musicales correspondantes ; Virgile et Gluck reprirent sur lui tout leur empire, un peu au détriment de Shakespeare et de l’auteur de la neuvième symphonie : de là, ce retour aux anciennes formes classiques, agrandies et vivifiées assurément par son génie toujours puissant, mais très différentes de celles des œuvres de l’âge romantique. Tous les spectateurs des représentations des Troyens données cette semaine à l’Opéra-Comique ont été frappés par ces particularités, qui révélaient en quelque sorte un nouveau Berlioz à ceux qui ne connaissaient en lui que l’auteur de la Damnation de Faust.
L’histoire de la composition et de la première série de représentations des Troyens à Paris a été trop souvent rappelée cette semaine pour qu’il soit nécessaire de la redire ici. Les sources sont d’ailleurs faciles à consulter : ce sont principalement les Mémoires de Berlioz, ainsi que ses deux volumes de correspondance, et leur lecture en apprendra plus que quelque autre récit de seconde main que ce soit. Quant aux causes de l’insuccès des Troyens en 1863, elles sont sans doute assez nombreuses, mais la principale est la plus simple : elle réside dans le goût détestable du public de cette période du second Empire, la plus funeste à l’art que notre siècle ait traversée, où toute noble et sérieuse manifestation de l’esprit était condamnée d’avance, et cela non pas seulement par une inaptitude particulière, mais par une volonté bien définie du public dirigeant. L’antiquité, on la voyait exclusivement à travers les représentations d’Orphée aux Enfers et de la Belle Hélène. Homère était travesti en Offenbach : comment eût-on pu admettre Virgile commenté par Berlioz ? La manifestation du grand art de l’époque, l’œuvre de la génération, ce fut Roland à Roncevaux !
Ce n’est donc pas, en réalité, à cause de leur tendance avancée que les Troyens échouèrent, mais par la seule raison que c’était une composition sérieuse. La tragédie lyrique de Berlioz n’est pas en effet une œuvre avancée : on l’a bien vu l’autre jour ; c’est, tout au contraire, une production classique se rattachant bien plus aux traditions du passé qu’elle n’ouvre de vues nouvelles sur l’avenir. Aussi ne faut-il pas juger les Troyens comme une œuvre de notre temps, mais bien plutôt comme formant la conclusion d’une période de l’art définitivement révolue, la dernière manifestation du génie classique. Et, vivifiée par l’inspiration de Berlioz, cette manifestation suprême et définitive est la plus noble, la plus radieuse, la plus éclatante. Gluck, Méhul et Spontini n’eussent pu, comme dernier successeur, en trouver un plus digne qu’Hector Berlioz. Armide, Joseph, la Vestale, destinés à revivre au bout de trois quarts de siècle, ne pouvaient le faire avec plus d’intensité que sous la forme des Troyens à Carthage.
A dire vrai, les Troyens sont moins une œuvre théâtrale qu’une composition purement lyrique faite en vue des nécessités de la scène, mais ne cherchant aucunement à se conformer à ses conventions habituelles. Semblable en cela à certaines productions du théâtre contemporain, l’œuvre se compose d’une suite de scènes découpées dans le poème de Virgile, dont Berlioz a respecté l’économie au point d’en traduire littéralement plus d’un passage : c’est une série de tableaux et d’impressions notées plutôt qu’une action proprement dite. Par suite, la musique a pu tenir dans l’œuvre une place prépondérante qu’elle n’a pas toujours dans le drame musical moderne. Et l’invention musicale y est d’une étonnante richesse. La mélodie, dans les Troyens, abonde et déborde comme dans un opéra de Mozart. L’on tombe des nues, après l’audition d’un pareil ouvrage, lorsqu’on songe qu’autrefois l’on étouffait l’auteur sous ce reproche inepte : « Pas de mélodie ! » Au contraire, elle est, cette mélodie, toujours soutenue, ample, expressive, parfois avec des formules qui rappellent les anciens maîtres, Gluck surtout, mais transformées et assimilés au génie nouveau. Les moindres phrases déclamées prennent un élan lyrique, un accent sincère et généreux : par exemple, celle de l’inquiétude de Didon, au premier acte, au commencement de la scène des deux sœurs : « Je sens transir mon sein qu’un ennui vague oppresse, — et mon visage en feu sous mes larmes brûler !... » ; cette autre, chantée par Didon à l’annonce des naufragés : « Qui connut la souffrance — ne pourrait voir en vain souffrir », phrase dont l’accent mélodique retrouve en l’élevant, quelque chose de cette sensibilité douce et sincère des chants de la fin du dix-huitième siècle ; les adieux d’Enée à son fils, dans le finale du premier acte, déclamation de longue haleine, et largement développée ; surtout l’admirable quintette du deuxième acte, d’une rare portée psychologique, où la mélodie est merveilleusement soutenue, avec une expression et un charme profonds ; enfin toutes les parties déclamées de Didon au dernier acte, chef-d’œuvre de la tragédie lyrique, où, avec une écriture plus moderne et une forme plus riche, l’inspiration, puissante, ardente, irrésistible, est égale à celle de Gluck.
Les parties pittoresques nous ramènent à un Berlioz mieux connu de nous, mais plus parfait peut-être ici qu’il ne fut dans aucune autre de ses œuvres. Faut-il louer encore l’idéal septuor, cet hymne à la nuit d’une poésie si douce, intime, mystérieuse, aussi bien que le duo, dont les vers sont traduits d’une scène d’amour de Shakespeare, et dont le chant délicieux alterne avec des développements des voix et de l’orchestre plus suaves encore ? Sans parler des moindres morceaux : les strophes de l’aède Iopas, qui ont la largeur d’inspiration d’un andante de Mozart ou de Beethoven ; surtout la délicieuse chanson du matelot, un chant méditerranéen d’une exquise couleur ; même, bien qu’à un degré quelque peu au-dessous, la scène comique des deux hommes d’armes, traitée à la manière des bouffonneries shakespeariennes : ce sont deux soldats troyens qui se font leurs confidences :
A ma belle Carthaginoise
Je sais déjà parler phénicien.
— La mienne comprend le troyen,
réplique l’autre ; et son compagnon reprend, sur un ton d’admiration béate :
— La tienne comprend le troyen ?...
Le tout dialogué sur un rythme continu, d’une rondeur bouffonne que les acteurs accusent encore en marquant le pas.
Tout vit, dans cette création admirable où Berlioz met en œuvre non seulement les héros du drame intime, mais encore tous les éléments extérieurs : en premier lieu, le peuple, dont le rôle est égal à celui des personnages du premier plan, et dont l’importance primordiale domine l’œuvre entière. C’est pour suivre son peuple et le conduire à ses destinées qu’Énée renonce à son amour : aussi ce peuple est-il symbolisé musicalement par cette magnifique marche troyenne, qui, entendue pour la première fois dans la scène capitale de la première partie des Troyens, la Prise de Troie, reparaît pendant toute la durée des Troyens à Carthage, sous des formes diverses : d’abord, après sa première exposition dans le prologue, elle retentit, sombre, lugubre, avec des sonorités funèbres, à l’entrée des Troyens naufragés ; puis rapide, haletante, heurtée, au départ précipité de la flotte ; enfin éclatante, triomphale, avec des accents de menace dans les voix, au dénouement, sorte de vision de l’avenir montrant la postérité d’Énée victorieuse, immortelle : ici, le motif troyen devient comme un symbole musical de la future grandeur romaine. Il est curieux, même, de voir l’importance attribuée par l’auteur à cette idée qui, pour lui, domine évidemment le drame, puisqu’à un dénouement profondément tragique il joint tout aussitôt ce retour de l’hymne vainqueur, montrant bien ainsi que cette collectivité, le peuple, joue à ses yeux un rôle presque supérieur à celui de la reine Didon. — Le peuple de Carthage n’a pas un moindre rôle au premier acte, où ses chants en l’honneur de la reine ont un éclat et une grandeur superbes. — Même les ombres des morts deviennent les personnages de ce drame épique : dans la Prise de Troie, l’ombre d’Hector apparaît à Énée, en une scène d’un admirable caractère ; ici, c’est Priam, c’est Cassandre, et Chorèbe, et Hector, qui se montrent à lui de nouveau, et, sur des accords profondément tragiques et troublants, lui donnent l’ordre qui précipite le dénouement fatal. — Et la Nature aussi à son rôle. Qu’est le septuor, si ce n’est encore une invocation à la Nature, mais intime et calme, bien différente en cela de celle de Faust ? Et, dans un intermède dont on n’a pu malheureusement conserver la mise en scène, Berlioz fait revivre les forêts d’Afrique, avec leurs mythologiques habitants, les naïades, les faunes, les nymphes des bois ; il fait entendre les bruits de la tempête, des torrents grossissant et tombant à larges flots, toutes les voix de la nature s’unissant pour exercer leur suggestion souveraine sur le couple royal. Il n’est resté de la conception complète de cette scène qu’un morceau d’orchestre qui, sans être des meilleurs de Berlioz, est, surtout dans le détail, plein de choses exquises et demeure, de toute façon, un des meilleurs poèmes symphoniques qui aient été écrits.
De tout cela, l’on n’a pas, à la vérité, pu retrouver grand’chose à l’Opéra-Comique, dont le cadre est vraiment trop étroit. Il est certain que la seule scène qui eût convenu à l’interprétation d’une pareille œuvre, c’est l’Opéra : la mise en scène nécessaire, c’est celle dont nous avons pu récemment admirer les richesses dans l’œuvre qui a également Carthage pour théâtre : Salammbô. Là, elle se fût développée à l’aise et fût apparue dans la plénitude de sa grandeur. Berlioz a assez clairement manifesté que son œuvre était faite expressément en vue d’une telle représentation pour qu’il n’y ait aucun doute à concevoir là-dessus. Il n’en reste donc, en réalite, dans l’interprétation actuelle, que le drame de passion ; et certes, c’est déjà beaucoup, puisque cela a suffi à assurer un succès éclatant ; mais ce n’est pourtant pas l’œuvre véritable et entière. Respectueux comme je le fus toujours des nobles créations du génie, je ne puis m’empêcher de regretter profondément qu’on ne nous l’ait pas fait entendre intégralement, telle que le maître l’avait conçue, au lieu de nous la montrer mutilée, cela, parfois, dans les plus admirables parties. L’acharnement avec lequel, à toute époque, on s’est attaché à dépecer cette malheureuse partition est vraiment une chose incroyable. Les éditions diverses qui en furent faites depuis 1863 jusqu’à 1892, partitions de piano ou partition d’orchestre, sont, à cet égard, tristement instructives. Je ne puis traiter cette question ici, mais j’ai sur ce sujet, sur la comparaison des diverses éditions avec le manuscrit original, sur les procès auxquels la publication de la partition d’orchestre a donné lieu, sur diverses autres questions du même genre encore, tout un petit dossier dont je ferai peut-être usage quelque jour. Qu’il me suffise, pour l’instant, de signaler deux coupures vraiment stupéfiantes pratiquées jusque dans la grande partition, cette même partition dont Berlioz disait : « J’ai passé un mois à panser avec soin toutes ses plaies : elle paraîtra dans son intégrité primitive et absolument telle que je l’ai écrite. » Or, non seulement toutes les coupures pratiquées de son vivant, contre son gré, ont subsisté, mais l’éditeur a osé toucher à la partie la plus essentielle et la plus admirable, au dernier acte, au monologue de Didon qui suit l’annonce du départ des Troyens. Il a coupé plus de la moitié de cette déclamation sublime, où, sur des vers traduits littéralement du poète latin, les moindres accents sont notés avec une intensité, une fidélité, une puissance prodigieuses ! C’est à peu près, pour nous en tenir encore aux classiques, comme si l’on s’avisait de faire des coupures dans les imprécations d’Hermione ou de Camille, de trancher par le milieu la scène du quatrième acte de Phèdre ! Au dernier tableau, le chœur des prêtres de Pluton, dont l’accent sombre fait frissonner, est supprimé plus qu’aux trois quarts et réduit aux proportions d’une simple ritournelle !... Et, malheureusement, cette partition étant la seule gravée, ces coupures ont également subsisté à la représentation de l’Opéra-Comique.
Par bonheur, une compensation nous a été donnée. Nous avons eu la surprise d’une interprétation supérieure du rôle de Didon, par une débutante de dix-sept ans. Tout le monde, depuis une semaine, a chanté les louanges de Mlle Marie Delna ; or, je dois reconnaître que, sur ce point, personne n’a été trop loin. Cette jeune fille est vraiment une artiste exceptionnellement douée. Je n’ai pas trop coutume de m’enthousiasmer hors de propos pour les interprètes : sans doute une bonne interprétation est une excellente chose, mais c’est, à mon sens, une chose toute simple et naturelle : l’interprète m’apparaît essentiellement comme l’intermédiaire entre l’auteur et le public, et, quand cet intermédiaire accomplit fidèlement sa mission, eh bien, je me dis qu’il ne fait que son devoir, tout simplement ! Mais, cette fois, il me semble être en présence d’une personnalité vraiment supérieure, et qui mérite une attention toute spéciale. J’avoue que cette représentation d’un chef-d’œuvre, dès longtemps profondément admiré, avec une artiste qui en a du premier coup personnifié l’héroïne de la façon la plus idéalement accomplie, m’a causé une des plus vives impressions artistiques que j’ai éprouvées depuis longtemps. Non seulement Mlle Delna a la voix belle, étendue, égale, souple, mais elle est douée d’un rare instinct scénique que son début dans un rôle écrasant a mis du premier coup en relief. Tout, dans sa diction, est juste et naturel. N’ayant pas de mauvaises habitudes, soit de province, soit d’ailleurs, puisqu’elle est encore à l’âge où beaucoup commencent seulement leur éducation, elle se livre à sa seule nature, et la nature, à son égard, a été singulièrement prodigue de ses dons. On a pu en juger dès sa première phrase, un récit largement déclamé dont elle a fait valoir les moindres nuances avec une absolue perfection et une remarquable autorité. Elle a dit et chanté les scènes d’amour du second acte avec une grâce et un abandon ravissants ; au dernier, enfin, elle a révélé une grande puissance tragique : diction véhémente et passionnée, beauté des attitudes, gesticulation juste et expressive, et, par-dessus tout, le naturel, toujours le naturel, elle a tout cela à un degré éminent. Une belle carrière s’ouvre devant cette jeune fille. Certes elle a été bien servie par la chance. Elle a toujours été bien dirigée : un professeur comme Mme Laborde lui a donné ses premières notions de l’art du chant ; un metteur en scène tel que M. Carvalho lui a montré les secrets de l’action scénique ; enfin, pour son début, elle est tombée sur un rôle qui, écrasant pour toute autre, devait au contraire, chez elle qui se trouvait être de taille à le supporter, mettre en un relief puissant ses qualités natives. Espérons que cette chance ne se démentira point, que Mlle Delna ne sera pas surmenée, qu’elle ne se laissera pas griser par le succès, qu’elle ne s’écartera pas de la voie où elle est entrée avec tant d’éclat, et nous pourrons espérer ainsi, pour l’avenir, de nouvelles sensations d’art non moins profondes que celles qu’elle vient de nous faire éprouver.
J’en ai dit si long d’une seule artiste que je ne saurais maintenait parler en détail de tous les autres : je me bornerai donc à louer en bloc M. Lafarge, auquel on ne peut reprocher parfois qu’un excès de zèle et certaines exagérations, mais qui a composé dans un bon sentiment le rôle d’Enée, Mlles de Beridez et Bonnefoi, MM. David, Clément, Fournets, Belhomme, Lorrain, tous excellents artistes pour la plupart chargés des moindres rôles. Dans la scène des apparitions, c’est MM. Taskin, Bouvet, Fugère et Mlle Chevalier qui représentai[en]t les ombres héroïques de Priam, d’Hector, etc. Quant à l’exécution d’ensemble, quelques répétitions de plus n’eussent pas été de trop pour éviter certaines indécisions qui, sans doute, après quelques nouvelles représentations, auront complètement disparu.
Voilà donc enfin le chef-d’œuvre de Berlioz apprécié à sa haute valeur. Nul doute qu’il fournisse à présent une longue et belle carrière. Sans doute, après les soirées données actuellement par la Société des grandes auditions musicales, M. Carvalho en voudra poursuivre les représentations pour le grand public ; nous voulons espérer qu’alors il le donnera dans son intégrité, surtout qu’il fera disparaître les fâcheuses coupures du dernier acte. Déjà il est entré dans cette bonne voie en rétablissant, pour la première représentation, la Marche troyenne du prologue, qui n’avait pas été jouée à la répétition générale ; nous ne saurions trop l’encourager à y persévérer.
Une citation avant de finir.
Berlioz écrivait à Wagner, en 1855 (il paraît qu’ils n’étaient pas encore brouillés dans ce temps-là) :
« C’est égal, si nous vivions encore une centaine d’années, je crois que nous aurions raison de bien des choses et de bien des hommes. Le vieux Demiourgos doit bien rire là-haut, dans sa vieille barbe, du succès constant de la vieille farce qu’il nous fait ».
Hé ! hé ! De 1855 à 1892, cela ne fait pas encore tout à fait cent ans. Le vieux Demiourgos aurait-il donc trouvé, par hasard, que sa vieille farce avait déjà duré un peu trop longtemps ?
JULIEN TIERSOT.
Voyez aussi sur ce site:
Berlioz: Pionniers et
Partisans: Julien Tiersot
Les opéras de Berlioz en
France, 1869-1914
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