Les « Troyens » à Paris ?UNE CONVERSATION AVEC M. MOTTLLe Temps, 1er Janvier 1895, p. 3 |
Cette page présente le texte d’une interview par un reporter du quotidien Le Temps du chef d’orchestre Felix Mottl à Carlsruhe; le texte à été transcrit par nous à partir d’un image du Temps du 1er janvier 1895, disponible sur le site internet de la Bibliothèque Nationale de France.
Ce texte apporte un certain nombre de précisions intéressantes qui complètent les données connues par ailleurs, non seulement sur le projet (sans suite) d’exécuter sur la scène les Troyens et peut-être aussi Benvenuto Cellini sous la direction de Felix Mottl dans le cadre d’un cycle d’opéras de Berlioz et Wagner à Paris en 1895-6, mais aussi sur les relations de Mottl avec Emmanuel Chabrier, connues par leur correspondance entre 1887 et 1894, et sur l’origine de la passion de Mottl pour la musique d’Hector Berlioz. Sur ce dernier point l’interview avec le journaliste du Temps fait ressortir l’importance de la rencontre avec Théodore Ritter évoquée brièvement dans le journal de Mottl à la date du 19 mai 1875, quand Mottl n’avait encore que 19 ans. Sur toutes ces questions voir la page sur Felix Mottl.
This page reproduces the text of an interview conducted with the conductor Felix Mottl in Karlsruhe by a reporter of the Paris daily Le Temps; the text has been transcribed by us from an image of Le Temps for 1st January 1895 which is available on the Internet site of the Bibliothèque Nationale de France.
The interview provides some interesting information which supplements what is known otherwise, concerning not only the (abortive) plan to perform on stage les Troyens and possibly also Benvenuto Cellini, as part of a cycle of operas of Berlioz and Wagner to be conducted in Paris by Felix Mottl in 1895-6, but also on the relations between Mottl and the composer Emmanuel Chabrier, known from their correspondence between 1887 and 1894, and on the origins of Mottl’s love for the music of Hector Berlioz. On this last point the interview with the journalist from Le Temps brings out the significance of Mottl’s meeting with Théodore Ritter which is briefly mentioned in Mottl’s diary under the date of 19 May 1875, when Mottl was only 19 years old. On all this see further the page on Felix Mottl.
Les « Troyens » à Paris ?
UNE CONVERSATION AVEC M. MOTTL
On se rappelle le récent cycle des opéras de Berlioz à Carlsruhe, dû à l’initiative de M. Mottl, directeur de l’Opéra grand-ducal. Les admirateurs parisiens du maître français qui avaient dû passer le Rhin pour entendre ce chef-d’œuvre en sont encore tout émus, et voici qu’on annonce que le rêve le plus cher de Berlioz serait enfin à la veille de se réaliser. Les Troyens seraient donnés à Paris tels qu’ils ont été écrits et sous la direction de M. Mottl qui viendrait de Carlsruhe pour les diriger. C’est dans la capitale badoise qu’il fallait chercher la confirmation de cette nouvelle à sensation, et je n’ai pas hésité à faire le voyage. Après une superbe représentation du Tannhæuser, j’ai pu poser la question à M. Mottl, tout vibrant encore de l’œuvre qu’il venait de diriger : « Il y a deux jours, me dit-il, si vous m’aviez demandé cela, je vous aurais répondu oui, je dirigerai les Troyens à Paris ; et cela probablement au théâtre de la Gaîté ; aujourd’hui tout est changé, et ce n’est plus moi, mais l’Opéra, paraît-il, qui les donnera ! »
— Quoi, c’est à Carlsruhe que je dois apprendre que l’Opéra de Paris veut monter les Troyens !
— C’est du nouveau, en effet, me répond M. Mottl ; voici d’ailleurs toute l’histoire. Il y a quelques semaines, je recevais la visite d’une personne qui se présenta à moi comme représentant d’un comité parisien, à la tête duquel se trouvait M. Choudens, l’éditeur bien connu, et propriétaire de la partition des Troyens. On me proposait de venir monter à Paris les Troyens, et peut-être Benvenuto Cellini. J’étais trop heureux de pouvoir diriger ces œuvres qui me passionnent devant un auditoire parisien, dont j’ai appris aux concerts Colonne à apprécier la finesse de goût. J’ai signé avec empressement les contrats qu’on me présentait. Avec moi, on engageait, toujours au nom du même comité, les deux principales cantatrices de la troupe de Carlsruhe, Mmes Mottl et Reuss. Tout semblait donc en ordre, et je me préparais à partir pour Paris, pour y former les chœurs, quand on vint m’avertir que tout était rompu, l’Opéra ayant décidé de donner les Troyens. Jugez de ma stupéfaction ; je n’en suis pas encore revenu et j’attends les explications qu’on me doit et qui tardent à arriver.
— L’aventure en effet est étonnante 1
— Si réellement l’Opéra monte les Troyens, je me consolerai, continue M. Mottl, quoique cette singulière affaire m’ait en outre fait perdre l’avantage auquel j’attache tant de prix, d’aller diriger cet hiver deux ou trois concerts chez Colonne. Nulle part, en effet, me dit M. Mottl, qui revient volontiers sur ce sujet, on ne trouve un pareil public, auquel aucune finesse n’échappe, pour lequel nulle intention n’est perdue et par qui les efforts de l’artiste et de l’interprète sont toujours saisis et appréciés à leur valeur. Dans nos petites capitales allemandes, dans plusieurs d’entre elles du moins, les princes auxquels la grande politique laisse des loisirs se sont volontiers faits les protecteurs de l’art, et nous avons en général un auditoire dont l’éducation musicale est très développée ; mais quelle distance nous sépare de ce public et, en dépit des applaudissements, nous ne sentons aucune communication intime avec lui. Son goût, enfin, n’est pas à la hauteur de ses connaissances. »
Le sujet emballe évidemment M. Mottl :
« Et tenez, me dit-il, en voulez-vous une preuve ? Où la Cavalleria rusticana a-t-elle été vraiment jugée? Ce n’est certes pas en Allemagne, où l’œuvre de Mascagni a été portée aux nues, où la réclame a mis à son service toutes ses trompettes ; non, c’est à Paris. Cette œuvre vulgaire y a fait un four complet, et malgré toutes les campagnes de la presse allemande, on commence chez nous à se rendre compte que les Parisiens avaient raison. »
M. Mottl est d’ailleurs peu enthousiaste des jeunes musiciens, même des Allemands, parmi lesquels, à ce qu’il semble, il ne voit qu’un seul nom d’avenir, celui de Humperdink, l’auteur d’Hænsel et Gretel, au sujet duquel il attend avec curiosité le verdict de Paris. « Il semble, dit-il, que Wagner ait absorbé tout le génie musical de l’Allemagne pour un quart de siècle, à moins que le professeur et pianiste de Francfort, qui vient d’écrire la charmante partition de ce petit conte de fées Hænsel et Gretel ne tienne les promesses de son début. »
Et changeant tout à coup la direction de son idée : « Ah quel malheur que vous ayez perdu Chabrier ; quel artiste celui-là, et quelle mesure il eût pu donner, si la mort n’avait brisé sa carrière à peine commencée ! »
On sait en effet que M. Mottl a monté le Roi malgré lui et que Gwendoline a été jouée à Carlsruhe avant d’être entendue à Paris ; Chabrier a passé dans la résidence badoise, où il était très fêté, deux ou trois semaines pour assister à la mise au point de ces deux ouvrages. Il y a laissé d’excellents souvenirs. Mottl une fois mis sur cette voie, les anecdotes se succèdent.
En voici une, particulièrement typique.
Chabrier avait, on le sait, un tempérament musical extraordinaire. Il trouvait que l’orchestre de Carlsruhe ne rendait pas ses effets de Gwendoline avec assez d’emportement. Ne sachant comment y amener cette phalange d’artistes qu’il admirait d’ailleurs beaucoup, et désireux de convaincre leur directeur sans le harceler d’observations, il s’empare un soir de la partition, l’emporte chez lui, et quelques heures après la fait remettre discrètement au pupitre. Le lendemain, en l’ouvrant, au moment de la répétition, que voit Mottl stupéfait ? Une quantité d’annotations au crayon bleu d’une écriture énorme, et partout le mot « brutal ». Le ton était donné, cuivres et cordes rivalisèrent d’intensité.
Le soir, Chabrier, Mottl et quelques artistes se réunissaient, après le théâtre, dans un cabinet de restaurant pour souper. Au cours des conversations, parfois quoique peu épicées, Chabrier se faisait volontiers traduire quelques mots en allemand et s’appliquait à les retenir. Très fier de ce bagage, il étalait alors ses nouvelles connaissances, malheureusement peu exactes et peu choisies, même dans la société et à la cour où on le recevait volontiers. On cite encore à Carlsruhe quelques énormités qui obligèrent les dames à rougir derrière l’éventail, et qu’il lançait avec la candeur de l’innocence, désireux seulement de prouver ses progrès dans la langue allemande.
Dans ce même restaurant était appendu un grand portrait de Bismarck, et le hasard avait voulu qu’à diverses reprises Chabrier fût assis en face de lui. Un soir que Mottl, à table, tournait le dos au fameux chromo, Chabrier n’y tenant plus, lui glissa dans l’oreille : « Mon ami, veuillez changer de place avec moi, cette tête-là me coupe l’appétit ! »
Et tout cela d’un air si bon enfant, avec tant de naturel et de primesaut que les autres convives allemands, qui surent plus tard l’histoire, en rient encore !
M. Mottl, chez qui le grand renom a précédé l’âge, est encore trop jeune pour avoir été en relations personnelles avec Berlioz. Il ne l’a même vu qu’une seule fois, tout enfant, à Vienne, dans un concert que dirigeait le maître. Le seul souvenir qu’il en ait gardé est celui de la caractéristique tête au profil d’aigle ; ce n’est pas évidemment de ce souvenir d’enfance que date l’admiration de Mottl pour Berlioz. C’est à Théodore Ritter, le regretté pianiste que tout Paris a connu, que Mottl doit son initiation ; à ce même Théodore Ritter dont il est si souvent question dans les « Lettres inédites de Berlioz » que le Temps publiait ces jours derniers. Ritter faisait une tournée de concerts avec Carlotta Patti, et M. Mottl, alors fraîchement sorti du Conservatoire, y fut associé comme accompagnateur de la diva. Au cours du voyage, Ritter sut inspirer à Mottl la profonde admiration qu’il avait pour Berlioz, si bien que le jeune musicien se mit à étudier ses œuvres et s’enflamma à son tour, au point de n’avoir pas de repos avant d’avoir fait jouer les Troyens, lorsque son mérite précoce l’eut appelé à succéder à Levy à l’Opéra grand-ducal de Carlsruhe.
Le dernier mot de Mottl a été encore ce souhait : « Puissent les Troyens remporter enfin le triomphe qu’ils méritent ! »
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 11 décembre 2013.
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