Par
HECTOR BERLIOZ
UN MOT DE BEETHOVEN
L’idée de faire danser Faust est bien la plus prodigieuse qui soit jamais entrée dans la tête sans cervelle d’un de ces hommes qui touchent à tout, profanent tout sans méchante intention, comme font les merles et les moineaux des grands jardins publics, prenant pour perchoir les chefs-d’œuvre de la statuaire. L’auteur du ballet de Faust me paraît cent fois plus étonnant que le marquis de Molière occupé à mettre en madrigaux toute l’histoire romaine. Quant aux musiciens qui ont voulu faire chanter les personnages du célèbre poëme, il faut leur pardonner beaucoup, parce qu’ils ont beaucoup aimé, et aussi parce que ces personnages appartiennent de droit à l’art de la rêverie, de la passion, à l’art du vague, de l’infini, à l’art immense des sons.
De combien de dédicaces Gœthe l’olympien a été affligé ! Combien de musiciens lui ont écrit: « O toi ! » ou simplement : « O ! » auxquels il a répondu ou dû répondre : « Je suis bien reconnaissant, monsieur, que vous ayez daigné illustrer un poëme qui, sans vous, fût demeuré dans l’obscurité, etc. » Il était railleur, le dieu de Weimar, si mal nommé pourtant par je ne sais qui le Voltaire de l’Allemagne. Une seule fois il trouva son maître dans un musicien. Car, cela paraît prouvé maintenant, l’art musical n’est pas aussi abrutissant que les gens de lettres ont longtemps voulu le faire croire, et depuis un siècle il y a eu, dit-on, presque autant de musiciens spirituels que de sots lettrés.
Or donc, Gœthe était venu passer quelques semaines à Vienne. Il aimait la société de Beethoven, qui venait d’illustrer réellement sa tragédie d’Egmont. Errant un jour au Prater avec le Titan mélancolique, les passants s’inclinaient avec respect devant les deux promeneurs, et Gœthe seul répondait à leurs salutations. Impatienté à la fin d’être obligé de porter si souvent la main à son chapeau : « Que ces braves gens, dit Gœthe, sont fatigants avec leurs courbettes ! — Ne vous fâchez pas, Excellence, répliqua doucement Beethoven, c’est peut-être moi qu’ils saluent. »