Par
HECTOR BERLIOZ
PARAPHRASE
Être ou ne pas être, voilà la question. Une âme courageuse doit-elle supporter les méchants opéras, les concerts ridicules, les virtuoses médiocres, les compositeurs enragés, ou s’armer contre ce torrent de maux, et, en le combattant, y mettre un terme ? Mourir, — dormir, — rien de plus. Et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux déchirements de l’oreille, aux souffrances du cœur et de la raison, aux mille douleurs imposées par l’exercice de la critique à notre intelligence et à nos sens ! — C’est là un résultat qu’on doit appeler de tous ses vœux. — Mourir, — dormir, — dormir, — avoir le cauchemar peut-être. — Oui, voilà le point embarrassant. Savons-nous quelles tortures nous éprouverons en songe, dans ce sommeil de la mort, après que nous aurons déposé le lourd fardeau de l’existence, quelles folles théories nous aurons à examiner, quelles partitions discordantes à entendre, quels imbéciles à louer, quels outrages nous verrons infliger aux chefs-d’œuvre, quelles extravagances seront prônées, quels moulins à vent pris pour des colosses ?
Il y a là de quoi faire réfléchir ; c’est cette pensée qui rend les feuilletons si nombreux et prolonge la vie des malheureux qui les écrivent.
Qui, en effet, voudrait supporter la fréquentation d’un monde insensé, le spectacle de sa démence, les mépris et les méprises de son ignorance, l’injustice de sa justice, la glaciale indifférence des gouvernants ? Qui voudrait tourbillonner au souffle du vent des passions les moins nobles, des intérêts les plus mesquins prenant le nom d’amour de l’art, s’abaisser jusqu’à la discussion de l’absurde, être soldat et apprendre à son général à commander l’exercice, voyageur et guider son guide qui s’égare néanmoins, lorsqu’il suffirait pour se délivrer de cette tâche humiliante d’un flacon de chloroforme ou d’une balle à pointe d’acier ? Qui voudrait se résigner à voir dans ce bas monde le désespoir naître de l’espoir, la lassitude de l’inaction, la colère de la patience, n’était la crainte de quelque chose de pire par delà le trépas, ce pays ignoré d’où nul critique n’est encore revenu ?... Voilà ce qui ébranle et trouble la volonté... — Allons, il n’est pas même permis de méditer pendant quelques instants ; voici la jeune cantatrice Ophélie, armée d’une partition et grimaçant un sourire. — Que voulez-vous de moi ? des flatteries, n’est-ce pas ? toujours, toujours. — Non, monseigneur ; j’ai de vous une partition que depuis longtemps je désirais vous rendre. Veuillez la recevoir, je vous prie. — Moi ! non certes, je ne vous ai jamais rien donné. — Monseigneur, vous savez très-bien que c’est vous qui m’avez fait ce don, et les paroles gracieuses dont vous l’avez accompagné en ont encore relevé le prix. Reprenez-le, car, pour un noble cœur, les dons les plus précieux deviennent sans valeur du moment où celui qui les a faits n’a plus pour nous que de l’indifférence. Tenez, monseigneur. — Ah ! vous avez du cœur ? — Monseigneur ? — Et vous êtes cantatrice ? — Que veut dire Votre Altesse ? — Que si vous avez du cœur et si vous êtes cantatrice, vous devez interdire toute communication entre la cantatrice et la femme de cœur. — Quel commerce sied mieux pourtant à l’une que celui de l’autre ? — Tant s’en faut ; car l’influence d’un talent comme le vôtre aura plutôt perverti les plus nobles élans du cœur, que le cœur n’aura donné de la noblesse aux aspirations du talent. Ceci passait autrefois pour un paradoxe ; mais c’est aujourd’hui un fait dont la preuve est acquise. Il fut un temps où je vous admirais. — En effet, monseigneur, vous me l’avez fait croire. — Vous avez eu tort de me croire. Mon admiration n’avait rien de réel. — Je n’en ai été que plus trompée. — Allez vous enfermer dans un cloître. Quelle est votre ambition ? Un nom célèbre, beaucoup d’argent, les applaudissements des sots, un époux titré, le nom de duchesse. Oui, oui, elles rêvent toutes d’épouser un prince. Pourquoi vouloir donner le jour à une race d’idiots ? — Ayez pitié de lui, ciel miséricordieux ! — Si vous vous mariez, je vous donnerai pour dot cette vérité désolante : qu’une femme artiste soit froide comme la glace, pure comme la neige, elle n’échappera point à la calomnie. Allez au couvent. Adieu ; ou s’il vous faut absolument un mari, épousez un crétin, c’est ce que vous avez de mieux à faire ; car les hommes d’esprit savent trop bien les tourments que vous leur réservez. Allez au couvent, sans tarder. Adieu. — Puissances célestes, rendez-lui la raison ! — J’ai aussi entendu parler de toutes vos coquetteries vocales, de vos plaisantes prétentions, de votre sotte vanité. Dieu vous a donné une voix, vous vous en faites une autre. On vous confie un chef-d’œuvre, vous le dénaturez, vous le mutilez, vous en changez le caractère, vous l’affublez de misérables ornements, vous y faites d’insolentes coupures, vous y introduisez des traits grotesques, des arpéges risibles, des trilles facétieux ; vous insultez le maître, les gens de goût, et l’art, et le bon sens. Allez, qu’on ne m’en parle plus. Au couvent ! au couvent ! (Il sort).
La jeune Ophélie n’a pas tout à fait tort, Hamlet a bien un peu perdu la tête. Mais on ne s’en apercevra pas dans notre monde musical, où tout le monde à cette heure est complétement fou. D’ailleurs, il a des instants lucides, ce pauvre prince de Danemark ; il n’est fou que lorsque le vent souffle du nord-nord-ouest ; quand le vent est au sud, il sait très-bien distinguer un aigle d’une buse.