Par
HECTOR BERLIOZ
PAR M. JOSEPH D’ORTIGUE
L’auteur a la probité littéraire et la modestie bien rares aujourd’hui de déclarer dans sa préface qu’il nous présente un volume et non pas un livre. « C’est, dit-il, un choix d’articles relatifs au plain-chant et à la musique d’Église, publiés dans les journaux et les revues depuis environ vingt-cinq ans. Ces articles, écrits souvent à de longs intervalles les uns des autres, disséminés çà et là dans des feuilles fort différentes entre elles de tendance et d’esprit, et s’adressant à diverses classes de lecteurs, soumis en outre à une révision complète, quelques-uns même à une refonte sévère, ces articles pourront être, ainsi réunis, considérés comme voyant le jour pour la première fois. Tel est ce volume. Si les matériaux en sont vieux, l’ensemble pourra présenter quelque nouveauté. » Il en présente beaucoup, en effet, et il joint à cet attrait de la nouveauté l’intérêt de tous les livres vraiment utiles, écrits d’ailleurs d’une façon élégante, correcte et parfaitement claire. Cette dernière qualité, pour bien des gens, et je suis du nombre, est d’un prix considérable, rien ne leur étant plus odieux que ce style amphigourique, dont la prétendue profondeur a pour effet bien moins encore de voiler la pensée de l’auteur, d’en rendre la perception difficile, que d’en cacher l’absence. Ce sont des livres que le lecteur ferme d’ordinaire à la quatrième page, en disant : « Je ne sais ce que l’écrivain a voulu dire, et sans doute lui-même ne le sait pas davantage. » Ceci me rappelle un traité d’harmonie composé dans un système fort ingénieux, disait-on, par un savant mathématicien. Je le lus avec une attention qui faillit me rendre malade, sans y rien comprendre. L’auteur, à qui j’avais avoué que le sens de son œuvre m’échappait complétement, m’offrit de venir me l’expliquer. Nous eûmes un long entretien à ce sujet, et les explications verbales ne parvinrent pas plus que la prose écrite à me faire pénétrer la signification de ce traité mystérieux. « Je suis sans doute mal disposé aujourd’hui, dis-je à l’auteur ; si vous vouliez bien m’accorder une autre heure d’études, je serais peut-être à cette seconde épreuve plus intelligent. » Nouveau rendez-vous pris. Je m’obstinais, j’étais curieux de savoir si je parviendrais à comprendre. Le théoricien revint, recommença l’exposé de sa doctrine, de ses exemples, l’explication de son système, etc., etc. Je faisais des efforts surhumains d’attention ; mon cerveau semblait se tordre dans mon crâne ; quant à l’auteur, il suait à grosses gouttes, voyant combien je mettais à l’écouter de bonne volonté sans résultats. Enfin il fallut renoncer à prolonger l’expérience, et je dus dire au démonstrateur : « C’est inutile, monsieur, je n’ai pas la moindre idée de ce que vous voulez me faire entendre. C’est absolument comme si vous me parliez chinois ! » Et ce savant avait fait un gros livre pour enseigner l’harmonie à ceux qui ne la savent pas...
Rien de pareil, ai-je besoin de le répéter, dans l’ouvrage de M. d’Ortigue ; et si je diffère avec lui d’opinion sur quelques points, au moins sais-je bien en quoi et pourquoi cette différence existe. Son ouvrage a pour but principal d’étudier et de faire comprendre la nature de l’art musical religieux, c’est-à-dire de l’art des sons appliqué au service religieux, à chanter les textes sacrés dans les églises catholiques ; de démontrer les aberrations des musiciens qui, sans en apprécier l’importance, ont osé entreprendre cette tâche, ainsi que la tolérance coupable des membres du clergé à leur égard, tolérance expliquée par une profonde ignorance du sens expressif de l’art des sons et l’absence de goût. L’ouvrage de M. d’Ortigue se propose, en outre, d’exalter le système musical du plain-chant aux dépens de la musique moderne, aux dépens de la musique, en déclarant le plain-chant seul capable d’exprimer dignement le sentiment religieux. L’auteur, en conséquence, cherche d’une part les moyens de remédier aux innombrables abus de la musique introduite à l’église, et, de l’autre, à tirer le plain-chant de la corruption dans laquelle il est tombé.
Ces abus révoltants, dont il donne des exemples, ne sont pas, il est vrai, propres à notre temps ; on sait jusqu’à quel degré de cynisme et d’imbécillité étaient parvenus les anciens contre-pointistes qui prenaient pour thèmes de leurs compositions dites religieuses des chansons populaires dont les paroles grivoises et même obscènes étaient connues de tous et qu’ils faisaient servir de fond à leur trame harmonique pendant le service divin. On connaît la messe de l’Homme armé.
La gloire de Palestrina est d’avoir fait disparaître cette barbarie.
Nous avons pourtant vu, il y a trente-cinq ans à peine, de quoi nos prêtres missionnaires étaient capables dans leur niaise affection pour la musique et leur zèle aveugle et sourd. Ils faisaient chanter dans l’église de Sainte-Geneviève, pendant les cérémonies, des cantiques dont les airs étaient empruntés aux vaudevilles du théâtre des Variétés, tels que celui-ci :
C’est l’amour, l’amour, l’amour,
Qui fait le monde
A la ronde !
Mais le chef-d’œuvre du genre a été fourni plus récemment par un musicien d’une certaine notoriété et qui a osé faire imprimer ledit chef-d’œuvre pour l’édification des âmes religieuses et des gens de bon sens. Ceci n’est pas un conte fait à plaisir ; j’ai lu cette monstrueuse partition.
Voici en quels termes en parle M. d’Ortigue :
« J’ai dit dans un précédent article que les Concerts spirituels, publiés à Avignon en 1835, avaient été dépassés par une production plus étrange encore. Ils ont été dépassés en effet, et de beaucoup, par la Messe de Rossini, mise au jour il y a quelques années par ce spirituel, mais trop jovial Castil-Blaze, qui semble avoir voulu couronner sa carrière d’arrangeur par l’arrangement le plus inouï qu’on puisse imaginer, comme s’il avait juré de se porter un défi à lui-même. Je ne ferai qu’indiquer les principaux morceaux de cette Messe de Rossini. Le Kyrie est sur la marche de l’entrée d’Otello. Le Gloria débute par le chœur d’introduction du même ouvrage, qui fournit encore quelques autres fragments jusqu’à la seconde moitié du verset final : Cum Sancto Spiritu, in gloria Dei patris, amen, paroles que l’arrangeur a ajustées sur la strette du quintette de la Cenerentola, morceau bouffe d’une gaieté désopilante, allegro rapide à trois temps. On ne peut se représenter l’effet extravagant et grotesque de ce texte, Cum Sancto Spiritu, débité syllabiquement, une syllabe par croche, sur ce mouvement accéléré. Le reste est à l’avenant. Le Credo s’ouvre par la romance du Barbier de Séville : Ecco ridente il cielo ; puis viennent les duos guerriers de Tancrède, d’Otello, un Resurrexit sur des roulades à grands ramages, et enfin l’Et vitam venturi seculi, sur le motif d’Arsace du finale de Semiramide : Atro evento prodigio. Un mot encore. Le Dona nobis pacem est martelé en accords frappés par le chœur sur une cabalette de Tancrède, la plus jolie et la plus pimpante du monde. »
M. d’Ortigue, bien entendu, ne rend pas Rossini responsable de toutes ces extravagances, c’est sur l’arrangeur seul que tombe sa critique. Il blâme vivement l’illustre maître, au contraire, d’avoir écrit certaines parties de son Stabat, qu’il trouve avec raison, ce me semble, plus théâtral dans son ensemble que religieux. Mais ce n’est pas la faute de la musique, de l’art mondain, comme il l’appelle, et il a tort de se laisser entraîner peu à peu à rendre ce bel art responsable des erreurs des musiciens, au point de déclarer qu’il ne saurait exister de véritable musique religieuse hors de la tonalité ecclésiastique. De sorte que l’Ave verum de Mozart, cette expression sublime de l’adoration extatique, qui n’est point dans la tonalité ecclésiastique, ne devrait pas être considéré comme de la vraie musique religieuse. Et c’est là que se décèle chez M. d’Ortigue une partialité pour le plain-chant que nous avouons ne pas partager. Bien plus, il nous est absolument impossible de comprendre comment ce plain-chant, fils de la musique grecque, de la musique des païens, peut lui paraître digne de chanter les louanges du Dieu des chrétiens, quand la musique, découverte moderne des chrétiens eux-mêmes, avec ses richesses de toute espèce que le plain-chant ne possède pas, ne peut y prétendre. C’est précisément la simplicité, le vague, la tonalité indécise, l’impersonnalité, l’inexpression qui font, aux yeux de M. d’Ortigue, le mérite principal du plain-chant. Il me semble qu’une statue récitant avec sa froide impassibilité, et sur une seule note, les paroles liturgiques, devrait alors réaliser l’idéal de la musique religieuse. M. d’Ortigue ne va pas jusque-là, bien que sa théorie eût dû l’y conduire.
Il blâme, au contraire, l’exécution du plain-chant, toujours chanté ou plutôt beuglé dans nos églises par des voix de taureau, accompagnées d’un serpent ou d’un ophicléide. Certes il a grandement raison. A entendre de telles successions de notes hideuses, et à l’accent menaçant, on se croirait transporté dans un antre de druides préparant un sacrifice humain. C’est affreux, mais je dois encore avouer que tous les morceaux de plain-chant que j’ai entendus étaient ainsi exécutés et avaient à peu près ce caractère.
Une discussion approfondie sur ce sujet et sur les questions qui s’y rattachent nous mènerait fort loin, et je crois qu’il serait aisé, tout en partageant l’indignation de notre savant confrère et ami contre les abus qui se sont introduits dans la musique d’Église et les erreurs révoltantes où sont tombés presque tous les grands maîtres en traitant ce genre difficile, je crois, dis-je, qu’il serait aisé de réhabiliter la musique. Elle n’est point coupable du mauvais usage qu’on a fait de sa puissance et de ses richesses. Elle produira d’ailleurs les effets du plain-chant tant qu’elle voudra, quand le plain-chant demeurera forcément incapable de produire les effets de la musique. Quoi qu’il en soit, il faut louer beaucoup le livre de La Musique à l’église, il faut le recommander à tous les lecteurs qui s’intéressent à la dignité du culte comme à la dignité de l’art. Les membres du clergé surtout, qui par leur position ont à exercer une influence directe sur les mœurs musicales des églises, ne peuvent que gagner à le méditer.
Nocturnâ versate manu, versate diurnâ.