Par
HECTOR BERLIOZ
XVIII. MOYEN TROUVÉ PAR M. DELSARTE
SANS LE SECOURS DE L’OREILLE
Entendez-vous, pianistes, guitaristes, violonistes, violoncellistes, contre-bassistes, harpistes, accordeurs, et vous donc, chefs d’orchestre ! sans le secours de l’oreille !!! Voilà une découverte immense, incomparable, sans prix, pour nous autres surtout, tristes auditeurs de pianos discordants, de violons, de violoncelles discordants ; de harpes discordantes ; d’orchestres discordants. L’invention de M. Delsarte va vous mettre dans l’obligation de ne plus nous torturer, de ne plus nous faire suer de douleur, de ne plus nous pousser au suicide. Sans le secours de l’oreille !!! Non seulement l’oreille devient inutile pour accorder les instruments, mais il est dangereux de la consulter, mais il faut à toute force ne pas la consulter. Quel avantage pour ceux qui n’en ont pas ! Jusqu’à présent c’était le contraire, et nous vous pardonnions les tourments que vous nous infligiez ; mais à l’avenir, si vos instruments, si vos orchestres ne sont pas d’accord, vous n’aurez point d’excuses, et nous vous dénoncerons à la vindicte publique. Sans le secours de l’oreille !!! secours si souvent inutile et trompeur, et fatal ! La découverte de M. Delsarte n’a d’action que sur les instruments à cordes, et c’est beaucoup, c’est énorme. D’où il suit que dans les orchestres dirigés et accordés sans le secours de l’oreille, il n’y aura plus de discordance maintenant qu’entre les flûtes, les hautbois, les clarinettes, les bassons, les cors, les cornets, les trompettes, les trombones, l’ophicléide, le tuba et les timbales. Le triangle pourrait, à la rigueur, être accordé par le nouveau procédé, mais il est généralement reconnu que cela n’est pas nécessaire ; de même que pour les cloches, la discordance entre le triangle et les autres instruments fait bien, on aime cela dans tous les théâtres lyriques.
Et les chanteurs, dont vous ne parlez pas, me dira-t-on, sera-t-il possible de les faire chanter juste, de les faire s’accorder ? — Les chanteurs ? Deux ou trois d’entre eux sont naturellement d’accord. Quelques-uns, avec de bons soins et de la rigueur, pourront être à peu près accordés ; mais tous les autres ne furent, ne sont et ne seront d’accord ni individuellement, ni entre eux, ni avec les instruments, ni avec le chef d’orchestre, ni avec le rhythme, ni avec l’harmonie, ni avec l’accent, ni avec l’expression, ni avec le diapason, ni avec la langue, ni avec rien qui ressemble à la précision et au bon sens. Depuis quelque temps, ils ne sont même plus d’accord avec les claqueurs, qui menacent de les abandonner. Ce sera bien fait ; mais quelle catastrophe !
M. Delsarte a rendu aisément praticable l’accord du piano surtout, au moyen d’un instrument qu’il appelle le phonoptique, et dont il serait trop long de faire ici la description. Il nous suffira de dire qu’il contient une aiguille indiquant le moment précis où deux ou plusieurs cordes sont exactement à l’unisson ; en ajoutant que le résultat invariable de l’opération est, pour quiconque en veut prendre la peine, une justesse telle que l’oreille la plus exercée n’en saurait atteindre la perfection.
Les acousticiens ne manqueront pas de s’occuper prochainement de la précieuse invention que nous signalons, et dont l’emploi ne saurait tarder à devenir populaire.