Le Monde Illustré, No. 107. 30 Avril 1859. Page 287
Cette page présente un compte-rendu contemporain du concert donné par Berlioz à l’Opéra-Comique le 23 avril 1859. Outre l’Enfance du Christ, le programme du concert contenait les œuvres suivantes: le Chœur de gnomes et de sylphes et le Ballet des Sylphes de la Damnation de Faust; l’Hymne à la France; la mélodie Plaisir d’amour de Martini instrumentée par Berlioz (première audition); l’andante et rondo pour piano de Beethoven (joué par Théodore Ritter); le prélude de Bach arrangé par Gounod pour piano, violon et orgue-mélodium; une scène du Paradis perdu de Ritter; et un air d’Oberon de Weber. L’article du Monde ne rend compte que de la trilogie sacrée de Berlioz et d’un autre concert, sans rapport avec celui de Berlioz, donné à la Salle Herz par M. et Mme Henri Fournier.
Le texte du compte-rendu et l’image qui l’accompagne sont reproduits ci-dessous d’après notre exemplaire du numéro du 30 avril 1859 du Monde Illustré.
CHRONIQUE MUSICALE.
Concert spirituel donné par M. Berlioz au théâtre de l’Opéra-Comique.
Il est curieux de voir comment, en un jour, une salle de théâtre consacrée au dieu Plaisir, à ses pompes et à ses œuvres, peut se changer en une sorte de temple où l’on vient, tout recueilli, écouter la narration musicale d’un drame biblique. Les amours qu’on a peints voltigeant autour du lustre continuent imperturbablement leur ronde folâtre, les cariatides des avant-scènes persistent dans leur sourire niais et immobile, comme s’il s’agissait encore des forfanteries de César Josse ou de quelque bon coup de bâton à l’adresse de Géronte. En ces jours de sanctification artistique, où refleurit l’Oratorio dans toute l’austérité de sa forme, tout retrace encore à l’œil le souvenir des facéties de la veille, et pourtant, je l’ai dit, le public des concerts spirituels a plus d’un point de ressemblance avec l’auditoire des prédicateurs à la mode. Pour notre part, nous aimons ces fêtes d’un caractère tout spécial, qui font diversion avec les cantilènes d’amour auxquelles on a condamné l’art musical, comme si les combinaisons sonores n’étaient habiles qu’à exprimer un sentiment unique.
Il faut pourtant l’avouer ; l’Amour est de toutes les passions la plus vivante, celle qui, par ses manifestations variées, a le mieux inspiré les artistes. On peut dire que l’Amour est le père des arts ; mais de ceci on ne saurait conclure qu’il doit nécessairement entrer comme élément dans toute œuvre idéale. Les grands maîtres de la musique ont prouvé le contraire, notamment en composant des symphonies, des oratorios exempts de cette préoccupation, et desquels la femme est en quelque sorte absente.
L’oratorio l’Enfance du Christ, dont M. Berlioz a donné une audition samedi dans la salle de l’Opéra-Comique, est de tout point conforme à cette manière. Il y peint parfois les fureurs d’Hérode, mais à part ce sanglant épisode, il a donné à toute sa composition les aspects tranquilles, la chaste coloration que comportait le sujet. Et c’en était un beau à traiter que celui-là, dont jusqu’ici la peinture seule a abusé — Dieu sait le nombre de tableaux figurant la Sainte Famille ! — La musique, si elle n’a le don de la représentation absolue des choses, a du moins sur les arts linéaires l’avantage de pouvoir dérouler la longue file des péripéties d’un drame, et n’est point condamnée, comme la statuaire, par exemple, à en choisir l’instant favorable pour l’immobiliser. En un mot, la musique a pour elle le mouvement ; elle peut donner l’idée d’un certain temps écoulé.
M. Berlioz en a profité en promenant ses auditeurs de Judée en Egypte, en leur retraçant l’histoire du Christ depuis sa naissance miraculeuse jusqu’à son arrivée en Egypte, où saint Joseph et sainte Marie 1’avaient conduit pour le soustraire au massacre des Innocents. Le récit de ce voyage périlleux, de la Fuite en Egypte (c’est le titre consacré), est accompagné dans l’orchestre de M. Berlioz par une fugue fort originale. Faut-il voir là une plaisanterie, un jeu de mot purement gratuit ? Il faut y voir d’abord un morceau d’orchestre bien conçu et bien développé. Et peut-on, je vous le demande, imaginer rien de plus propre que la fugue à exprimer la fuite ? Ces deux mots, moulés sur la même étymologie latine, doivent, pour être logiques, représenter des idées analogues.
Le sujet de cette fugue est d’un dessin fort bien trouvé et les contre-sujets en sont traités avec une habileté incontestable ; les divers instruments de l’orchestre se renvoient la demande et la réponse à qui mieux mieux et concourent à un effet général satisfaisant.
Je veux parler encore du duo de flûtes, avec accompagnement de harpe, qui a enlevé le succès de la troisième partie de l’oratorio. La mélodie en est recherchée, précieuse; elle abonde en détails inattendus. Mais, il faut le dire, M. Berlioz ne semble pas attacher une grande importance à la mélodie pure, dégagée du fouillis des ornements secondaires de l’orchestre. Ce que nous appelons en France le motif n’existe guère dans sa musique, et cette propension au style concertant, ce système, qui consiste à faire prévaloir les effets harmoniques, a valu à notre collaborateur des succès allemands qui avaient tout l’air de véritables triomphes.
Les chœurs de l’Enfance du Christ sont d’un caractère religieux très marqué ; l’auteur ne les a guère introduits dans son œuvre que pour chanter des cantiques séraphiques qui viennent tour à tour couper le récit des solistes ou s’y joindre pour en renforcer l’effet.
Le rôle de Marie était confié à Mme Meillet, celui de saint Joseph à M. Mould, ceux d’Hérode et du Récitant étaient tenus par MM. Belval et Jourdan. Chacun a eu sa part de succès ; mais ce que nous ne pouvons passer sous silence, c’est l’admirable exécution de l’orchestre, dans lequel, il faut le dire, nous avons reconnu plusieurs virtuoses de réputation qui, ce jour-là, étaient enrôlés comme simples symphonistes.
[Ici l’auteur rend compte du concert donné à la Salle Herz]
ALBERT DE LASALLE.
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