Une forêt d’Afrique, au matin. Au fond, un rocher très élevé. Au bas et à gauche du rocher, l’ouverture d’une grotte. Un petit ruisseau coule le long du rocher et va se perdre dans un bassin naturel bordé de joncs et de roseaux. Deux naïades se laissent entrevoir un instant et disparaissent; puis on les voit nager dans le bassin. Chasse royale. Des fanfares de trompe retentissent au loin dans la forêt. Les naïades effrayées se cachent dans les roseaux. On voit passer des chasseurs tyriens, conduisant des chiens en laisse. Le jeune Ascagne, à cheval, traverse le théâtre au galop. Le ciel s’obscurcit, la pluie tombe. Orage grandissant... Bientôt la tempête devient terrible, torrents de pluie, grêle, éclairs et tonnerre. Appels réitérés des trompes de chasse au milieu du tumulte des éléments. Les chasseurs se dispersent dans toutes les directions; en dernier lieu on voit paraître Didon vêtue en Diane chasseresse, l’arc à la main, le carquois sur l’épaule, et Énée en costume demi-guerrier. Ils sont à pied l’un et l’autre. Ils entrent dans la grotte. Aussitôt les nymphes des bois apparaissent, les cheveux épars, au sommet du rocher, et vont et viennent en courant, en poussant des cris et faisant des gestes désordonnés. Au milieu de leurs clameurs, on distingue de temps en temps le mot : Italie !
Le ruisseau grossit et devient une bruyante cascade. Plusieurs autres chutes d’eau se forment sur divers points du rocher et mêlent leur bruit au fracas de la tempête. Les satyres et les sylvains exécutent avec les faunes des danses grotesques dans l’obscurité. La foudre frappe un arbre, le brise et l’enflamme. Les débris de l’arbre tombent sur la scène. Les satyres, faunes et sylvains ramassent les branches enflammées, dansent en les tenant à la main, puis disparaissent avec les nymphes dans les profondeurs de la forêt. La tempête se calme. Les nuages s’élèvent.
Les jardins de Didon sur le bord de la mer. Le soleil se couche.
ANNA
Dites, Narbal, qui cause vos alarmes?
Le jour qui termina la guerre et ses malheurs
N’a-t-il pas vu briller la gloire de nos armes?
Les Tyriens ne sont-ils pas vainqueurs?
NARBAL
Pour nous de ce côté plus rien n’est redoutable;
Les Numides chassés dans leurs déserts de sable,
Près de nos murs ne reparaîtront pas;
Et le glaive terrible
Du héros invincible
Nous a délivrés d’Iarbas.
Mais Didon maintenant oublie
Les soins naguère encore à son esprit si chers;
En chasses, en festins, elle passe sa vie;
Les travaux suspendus, les ateliers déserts,
Le séjour prolongé du Troyen à Carthage
Me causent des soucis que le peuple partage.
ANNA
Eh ! ne voyez-vous pas, Narbal, qu’elle l’aime,
Ce fier guerrier, et qu’il ressent lui-même
Pour ma sœur un amour égal?
NARBAL
Quoi!
ANNA
De l’ardeur qui les anime
Quel malheur craignez-vous?
Didon peut-elle avoir un plus vaillant époux,
Carthage, un roi plus magnanime?
NARBAL
Mais le destin impérieux
Appelle Énée en Italie!
ANNA
Une voix lui dit: Pars! une autre voix lui crie: Reste!
L’amour est le plus grand des dieux.
NARBAL
De quels revers menaces-tu Carthage,
Sombre avenir?
Je vois sortir
De sinistres éclairs du sein de ton nuage!
Jupiter! dieu de l’hospitalité,
En exerçant la vertu qui t’est chère,
Avons-nous donc, avons-nous mérité
Les coups de ta colère?
ANNA
Vaine terreur!
Carthage est triomphante!
Notre reine charmante
Aime un héros vainqueur,
Une chaîne de fleurs les enlace;
Bientôt ils vont s’unir.
Telle est la menace
Du sombre avenir.
Entrent Didon, Énée, Panthée, Iopas, Ascagne. Didon va s’asseoir avec Anna sur une estrade, ayant Énée et Narbal auprès d’elle.
Ha! Ha!
Amaloué
Midonaé
Faï caraïmé
Deï beraïmbé
Ha! Ha!
La reine descend de l’estrade et va s’étendre à l’avant-scène sur un lit de repos, de manière à présenter son profil gauche au spectateur. Énée debout d’abord.
DIDON (languissamment)
Assez, ma sœur, je ne souffre qu’à peine
Cette fête importune...
(Sur un signe d’Anna les danseurs se retirent.)
Iopas, chante-nous,
Sur un mode simple et doux,
Ton poème des champs.
IOPAS
A l’ordre de la reine
J’obéis.
(Un harpiste thébain vient se placer auprès d’Iopas et accompagne son chant. Le costume du harpiste est le costume religieux égyptien.)
Ô blonde Cérès,
Quand à nos guérets
Tu rends leur parure
De fraîche verdure,
Que d’heureux tu fais!
Du vieux laboureur,
Du jeune pasteur,
La reconnaissance
Bénit l’abondance
Que tu leur promets.
Ô blonde Cérès,
Quand à nos guérets
Tu rends leur parure
De fraîche verdure,
Que d’heureux tu fais!
Le timide oiseau,
Le folâtre agneau,
Des vents de la plaine
La suave haleine,
Chantent tes bienfaits.
Féconde Cérès
Quand à nos guérets
Tu rends leur parure
De fraîche verdure,
Que d’heureux tu fais!
DIDON (l’interrompant)
Pardonne, Iopas, ta voix même,
En mon inquiétude extrême,
Ne peut ce soir me captiver...
ÉNÉE (allant s’asseoir aux pieds de Didon)
Chère Didon!
DIDON
Énée,
Ah ! daignez achever
Le récit commencé
De votre long voyage
Et des malheurs de Troie.
Apprenez-moi le sort
De la belle Andromaque...
ÉNÉE
Hélas! en esclavage
Réduite pas Pyrrhus,
Elle implorait la mort;
Mais l’amour obstiné
De ce prince pour elle
Sut enfin la rendre infidèle
Aux plus chers souvenirs...
Après de long refus,
Elle épousa Pyrrhus.
DIDON
Quoi! la veuve d’Hector!
ÉNÉE
Sur le trône d’Épire
Elle est ainsi montée.
DIDON
Ô pudeur!
(à part)
Tout conspire
A vaincre mes remords et mon cœur est absous.
(Ascagne appuyé sur son arc et semblable à une statue de l’Amour, se tient debout au côté gauche de la reine, Anna inclinée appuie son coude sur le dossier du lit de Didon. Auprès d’Anna, Narbal et Iopas debout.)
Andromaque épouser l’assassin de son père,
Le fils du meurtrier de son illustre époux!
ÉNÉE
Elle aime son vainqueur, l’assassin de son père,
Le fils du meurtrier de son illustre époux.
DIDON
Tout conspire
A vaincre mes remords et mon cœur est absous.
(Didon ayant le bras gauche posé sur l’épaule d’Ascagne, de façon que sa main pend devant la poitrine de l’enfant, celui-ci retire en souriant du doigt de la reine l’anneau de Sichée, que Didon lui reprend ensuite d’un air distrait et qu’elle oublie sur le lit de repos en se levant.)
ANNA (montrant Ascagne)
Voyez, Narbal, la main légère
De cet enfant, semblable à Cupidon,
Ravir doucement à Didon
L’anneau qu’elle révère.
IOPAS ET NARBAL
Voyez, Narbal [je vois] la main légère
De cet enfant, semblable à Cupidon,
Ravir doucement à Didon
L’anneau qu’elle révère.
DIDON (rêvant)
Le fils du meurtrier de son illustre époux!...
Tout conspire
A vaincre mes remords et mon cœur est absous.
ÉNÉE
Didon soupire...
Mais le remords s’enfuit, et son cœur est absous!...
Didon soupire...
Mais son cœur, oui, son cœur est absous.
ANNA, IOPAS ET NARBAL
Tout conspire
A vaincre ses remords et son cœur est absous.
ÉNÉE
Mais bannissons ces tristes souvenirs.
(Il se lève.)
Nuit splendide et charmante!
Venez, chère Didon, respirer les soupirs
De cette brise caressante.
(Didon se lève à son tour.)
DIDON, ÉNÉE, ASCAGNE, ANNA, IOPAS, NARBAL, PANTHÉE ET LE CHŒUR
Tout n’est que paix et charme autour de nous!
La nuit étend son voile et la mer endormie
Murmure en sommeillant les accords les plus doux.
(Tous les personnages, excepté Énée et Didon, se retirent peu à peu vers le fond du théâtre et finissent par disparaître tout à fait.)
Clair de lune
DIDON, ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie!
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour!
DIDON
Par une telle nuit, le front ceint de cytise,
Votre mère Vénus suivit le bel Anchise
Aux bosquets de l’Ida.
ÉNÉE
Par une telle nuit, fou d’amour et de joie
Troïlus vint attendre aux pieds des murs de Troie
La belle Cressida.
DIDON, ÉNÉE
Nuit d’ivresse et d’extase infinie!
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour!
ÉNÉE
Par une telle nuit la pudique Diane
Laissa tomber enfin son voile diaphane
Aux yeux d’Endymion.
DIDON
Par une telle nuit le fils de Cythérée
Accueillit froidement la tendresse enivrée
De la reine Didon!
ÉNÉE
Et dans la même nuit hélas! l’injuste reine,
Accusant son amant, obtint de lui sans peine
Le plus tendre pardon.
DIDON, ÉNÉE
Ô nuit d’ivresse et d’extase infinie!
Blonde Phœbé, grands astres de sa cour,
Versez sur nous votre lueur bénie;
Fleurs des cieux, souriez à l’immortel amour!
(Ils marchent lentement vers le fond du théâtre en se tenant embrassés, puis ils disparaissent en chantant. Au moment où les deux amants qu’on ne voit plus finissent leur Duo dans la coulisse, Mercure paraît subitement dans un rayon de la lune non loin d’une colonne tronquée où sont appendues les armes d’Énée. S’approchant de la colonne, il frappe de son caducée deux coups sur le bouclier qui rend un son lugubre et prolongé.)
MERCURE (d’une voix grave, et étendant le bras du côté de la mer)
Italie! Italie! Italie!
(Il disparaît.)
© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.