Une vaste salle de verdure du palais de Didon à Carthage. Sur l’un des côtés s’élève un trône entouré des trophées de l’agriculture, du commerce, et des arts; sur l’autre côté et au fond un amphithéâtre en gradins, sur lequel une innombrable multitude est assise, au lever du rideau.
CHŒUR (d’une partie du peuple carthaginois)
De Carthage les cieux semblent bénir la fête!
Vit-on jamais un jour pareil
Après si terrible tempête?
Quel doux zéphyr! notre brûlant soleil
De ses rayons calme la violence;
A son aspect la plaine immense
Tressaille de joie; il s’avance
Illuminant le sourire vermeil
De la nature à son réveil.
Entre Didon avec sa suite. A son entrée, tout le peuple assis sur les gradins de l’amphithéâtre se lève en agitant des voiles de diverses couleurs, des palmes, des fleurs. Didon va s’asseoir sur son trône ayant sa sœur à sa droite et Narbal à sa gauche ; quelques soldats les entourent.
CHŒUR GENERAL
Gloire à Didon, notre reine chérie!
Reine par la beauté, la grâce, le génie,
Reine par la faveur des dieux,
Et reine par l’amour de ses sujets heureux!
(Le peuple agite des palmes et jette des fleurs.)
DIDON (debout, du haut de son trône)
Nous avons vu finir sept ans à peine,
Depuis le jour où, pour tromper la haine
Du tyran meurtrier de mon auguste époux,
J’ai dû fuir avec vous,
De Tyr à la rive africaine.
Et déjà nous voyons Carthage s’élever,
Ses campagnes fleurir, sa flotte s’achever!
Déjà des bords lointains où s’éveille l’aurore
Vous rapportez, laboureurs de la mer,
Le blé, le vin et la laine et le fer,
Et les produits des arts qui nous manquent encore.
Chers Tyriens, tant de nobles travaux
Ont enivré mon cœur d’un orgueil légitime!
Mais ne vous lassez pas, suivez la voix sublime
Du Dieu qui vous appelle à des efforts nouveaux!
Donnez encore un exemple à la terre;
Grands dans la paix, devenez dans la guerre
Un peuple de héros.
LE PEUPLE
Grands dans la paix, devenons dans la guerre
Un peuple de héros.
DIDON
Le farouche Iarbas veut m’imposer la chaîne
D’un hymen odieux;
Son insolence est vaine.
LE PEUPLE
Son insolence est vaine.
DIDON
Le soin de ma défense est à vous comme aux dieux.
LE PEUPLE
Gloire à Didon, notre reine chérie!
Chacun de nous est prêt à lui donner sa vie!
Tous nous la défendrons.
Nous bravons d’Iarbas l’insolence et la rage,
Et nous repousserons
Jusqu’au fond des déserts ce Numide sauvage!
DIDON
Chers Tyriens! oui, vos nobles travaux
Ont enivré mon cœur d’un orgueil légitime!
Soyez heureux et fiers! Suivez la voix sublime
Du Dieu qui vous appelle à des efforts nouveaux!
LE PEUPLE
Tous nous la défendrons.
Soyons heureux et fiers, suivons la voix sublime
Du dieu qui nous appelle à des efforts nouveaux.
DIDON
Cette belle journée
Qui dans vos souvenirs doit rester à jamais,
A couronner les œuvres de la paix
Fut par moi destinée.
Approchez, constructeurs,
Matelots, laboureurs;
Recevez de ma main la juste récompense
Due au travail qui donne la puissance
Et la vie aux États.
Les constructeurs en cortège s’avancent vers le trône. Didon donne à leur chef une équerre d’argent et une hache. Le cortège retourne au fond du théâtre.
Les matelots en cortège s’avancent vers le trône. Didon donne à leur chef un gouvernail et un aviron. Le cortège retourne au fond du théâtre.
Le cortège des laboureurs, plus nombreux que les deux précédents, s’avance lentement vers le trône; un vieillard robuste le conduit.
Didon donne au vieillard chef des laboureurs une faucille d’or, puis, tenant à la main une couronne de fleurs et d’épis, elle s’écrie:
DIDON
Peuple! tous les honneurs
Pour le plus grand des arts, l’art qui nourrit les hommes!
LE PEUPLE
Vivent les laboureurs! nous sommes
Leurs fils reconnaissants ; ils nous donnent le pain!
DIDON (à part)
Ô Cérès! l’avenir de Carthage est certain!
CHŒUR GENERAL
Gloire à Didon, notre reine chérie!
Chacun de nous est prêt à lui donner sa vie.
Prouvons-lui notre amour par des gages nouveaux.
Colons, marins, formons un peuple de héros!
Gloire à Didon, notre reine chérie!
Reine par la beauté, la grâce, le génie!
Reine par la faveur des dieux,
Et reine par l’amour de ses sujets heureux!
(Le peuple, conduit par Narbal, défile en cortège devant le trône de Didon et sort.)
DIDON
Les chants joyeux, l’aspect de cette noble fête,
Ont fait rentrer la paix en mon cœur agité.
Je respire, ma sœur, oui, ma joie est parfaite,
Je retrouve le calme et la sérénité.
ANNA
Reine d’un jeune empire
Qui chaque jour s’élève florissant
Reine adorée et que le monde admire,
Quelle crainte avait pu vous troubler un instant?
DIDON
Une étrange tristesse,
Sans causes, tu le sais, vient parfois m’accabler.
Mes efforts restent vains contre cette faiblesse,
Je sens transir mon sein qu’un ennui vague oppresse,
Et mon visage en feu sous mes larmes brûler...
ANNA (souriant)
Vous aimerez, ma sœur...
DIDON
Non, toute ardeur nouvelle
Est interdite à mon cœur sans retour.
ANNA
Vous aimerez, ma sœur...
DIDON
Non, la veuve fidèle
Doit éteindre son âme et détester l’amour.
ANNA
Didon, vous êtes reine, et trop jeune, et trop belle,
Pour ne plus obéir à cette douce loi;
Carthage veut un roi.
DIDON (montrant à son doigt l’anneau de Sichée)
Puissent mon peuple et les dieux me maudire,
Si je quittais jamais cet anneau consacré!
ANNA
Un tel serment fait naître le sourire
De la belle Vénus; sur le livre sacré
Les dieux refusent de l’inscrire.
DIDON
Sa voix fait naître dans mon sein
La dangereuse ivresse;
Déjà dans ma faiblesse
Contre un espoir confus je me débats en vain.
ANNA
Ma voix fait naître dans son sein
Des rêves de tendresse;
Déjà dans sa faiblesse,
Au doux espoir d’aimer elle résiste en vain.
DIDON
Sichée! Ô mon époux, pardonne
A cet instant d’involontaire erreur,
Et que ton souvenir chasse loin de mon cœur
Ce trouble qui l’étonne.
ANNA
Didon, ma tendre sœur, pardonne
Si je dissipe une trop chère erreur,
Pardonne si ma voix excite dans ton cœur
Ce trouble qui l’étonne.
IOPAS
Échappés à grand peine, à la mer en fureur,
Reine, les députés d’une flotte inconnue
D’être admis devant vous implorent la faveur.
DIDON
La porte du palais n’est jamais défendue
A de tels suppliants.
(Sur un signe de la reine, Iopas sort.)
Errante sur les mers,
Ne fus-je pas aussi, de rivage en rivage,
Emportée au sein de l’orage
Jouet des flots amers!
Hélas, des coups du sort je sais la violence
Sur ceux qu’il frappe. Au malheur compatir
Est facile pour nous. Qui connut la souffrance
Ne pourrait voir en vain souffrir.
DIDON (à part)
J’éprouve une soudaine et vive impatience
De les voir, et je crains en secret leur présence.
(Elle monte sur son trône. Entrent Énée sous un déguisement de matelot,
Panthée, Ascagne, et les chefs troyens portant des présents.)
ASCAGNE (s’inclinant devant la reine)
Auguste reine, un peuple errant et malheureux
Pour quelques jours vous demande un asile.
Je dépose à vos pieds les présents précieux,
Débris de sa grandeur, que, par ma main débile
Au nom de Jupiter, vous offre un chef pieux.
DIDON
De ce chef, bel enfant, dis-moi le nom, la race?
ASCAGNE
Ô reine, sur nos pas une sanglante trace
Des monts de la Phrygie a marqué les chemins
Jusqu’à la mer. Ce sceptre d’Ilione,
(Il offre un à un les présents.)
Fille du roi Priam, d’Hécube la couronne,
Et ce voile léger d’Hélène où l’or rayonne,
Doivent vous dire assez que nous sommes Troyens.
DIDON
Troyens!
ASCAGNE
Notre chef est Énée,
Je suis son fils.
DIDON
Étrange destinée!
PANTHÉE (s’avançant)
Obéissant au souverain des dieux
Ce héros cherche l’Italie,
Où le sort lui promet un trépas glorieux
Et le bonheur de rendre aux siens une patrie.
DIDON
Qui n’admire ce prince, ami du grand Hector?
Qui de son nom fameux n’est ignorant encor?
Carthage en est remplie.
Dites-lui que mon port ouvert à ses vaisseaux
L’attend. Qu’il vienne, qu’il oublie
Avec vous à ma cour ses pénibles travaux.
NARBAL (entrant avec agitation)
J’ose à peine annoncer la terrible nouvelle!
DIDON
Qu’arrive-t-il?
NARBAL
Le Numide rebelle,
Le féroce Iarbas
Avec d’innombrables soldats
S’avance vers Carthage.
CARTHAGINOIS (au loin)
Des armes! des armes!
NARBAL
Et la troupe sauvage
Égorge nos troupeaux
Et dévaste nos champs. Mais des malheurs nouveaux
Menacent la ville elle-même:
A nos jeunes guerriers dont l’ardeur est extrême
Les armes vont manquer.
DIDON
Que dites-vous, Narbal?
NARBAL
Que nous allons tenter un combat inégal.
CARTHAGINOIS
Des armes! des armes!
ÉNÉE (s’avançant, après avoir laissé tomber son déguisement de matelot. Il porte un brillant costume et la cuirasse, mais sans casque ni bouclier.)
Reine, je suis Énée!
Ma flotte sur vos bords par les vents entraînée
A de rudes travaux fut par moi destinée;
Permettez aux Troyens de combattre avec vous!
DIDON
J’accepte avec orgueil une telle alliance!
Énée armé pour ma défense!
Les dieux se déclarent pour nous.
(à part, à Anna)
Ô ma sœur, qu’il est fier, ce fils de la déesse,
Et qu’on voit sur son front de grâce et de noblesse!
ÉNÉE
Sur cette horde immonde d’Africains,
Marchons Troyens et Tyriens,
Volons à la victoire ensemble!
Comme le sable emporté par les vents
Chassons dans ses déserts brûlants
Le Numide éperdu; qu’il tremble.
ÉNÉE, PANTHÉE, NARBAL, IOPAS, ASCAGNE, DIDON, ANNA, LES CHEFS TROYENS
C’est le dieu Mars qui vous [nous] rassemble
C’est le fils de Vénus qui vous [nous] guide aux combats!
Exterminez [exterminons] la noire armée,
Et que demain la renommée
Proclame au loin la honte et la mort d’Iarbas!
(Pendant la fin de ce morceau, on apporte ses armes à Énée. Il met rapidement son casque, passe à son bras son vaste bouclier et saisit ses javelots.)
ÉNÉE (à Panthée)
Annonce à nos Troyens l’entreprise nouvelle
Où la gloire les appelle.
(Panthée sort.)
Reine, bientôt du barbare odieux
Vous serez délivrée. A vos soins généreux
J’abandonne mon fils.
DIDON
De mon amour de mère
Pour lui ne doutez pas.
ÉNÉE (à Ascagne)
Viens embrasser ton père.
(Il l’embrasse en le couvrant tout entier de ses armes. Ascagne pleure sans répondre.)
D’autres t’enseigneront, enfant, l’art d’être heureux;
Je ne t’apprendrai, moi, que la vertu guerrière
Et le respect des dieux;
Mais révère en ton cœur et garde en ta mémoire
Et d’Énée et d’Hector les exemples de gloire.
(Le peuple de Carthage accourt de toutes parts demandant des armes. Quelques hommes seulement sont armés régulièrement, les autres portent des faux, des haches, des frondes. Panthée rentre en scène. Ascagne essuie tout à coup ses larmes et s’élance à côté des chefs troyens.)
ENSEMBLE
Des armes! des armes!
Sur cette horde immonde d’Africains,
Marchez [marchons] Troyens et Tyriens
Volez [volons] à la victoire ensemble!
Comme le sable emporté par les vents
Chassez [chassons] dans ses déserts brûlants
Le Numide éperdu! qu’il tremble!
C’est le Dieu Mars qui vous [nous] rassemble
C’est le fils de Vénus qui vous [nous] guide aux combats!
Exterminez [exterminons] la noire armée
Et que demain la renommée
Proclame au loin la honte et la mort d’Iarbas
Aux armes! Aux armes!
© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.