Le bord de la mer couvert de tentes troyennes. On voit les vaisseaux troyens dans le port. Il fait nuit. Un jeune matelot phrygien chante en se balançant au haut du mât d’un navire. Deux sentinelles montent la garde devant les tentes au fond de la scène.
HYLAS
Vallon sonore,
Où dès l’aurore
Je m’en allais chantant, hélas!
Sous tes grands bois chantera-t-il encore,
Le pauvre Hylas?...
Berce mollement sur ton sein sublime,
Ô puissante mer, l’enfant de Dindyme!
Fraîche ramée,
Retraite aimée
Contre les feux du jour, hélas!
Quand rendras-tu ton ombre parfumée
Au pauvre Hylas?...
Berce mollement sur ton sein sublime,
Ô puissante mer, l’enfant de Dindyme!
Humble chaumière
Où de ma mère
Je reçus les adieux,
PREMIÈRE SENTINELLE
Il rêve à son pays...
DEUXIÈME SENTINELLE
Qu’il ne reverra pas.
HYLAS
Hélas!
Reverra-t-il ton heureuse misère,
Le pauvre Hylas?...
Berce mollement sur ton sein sublime,
Ô puissante mer, l’enfant...
(Il s’endort.)
Entrent Panthée et les chefs troyens.
PANTHÉE
Préparez tout, il faut partir enfin.
Énée en vain
Voit avec désespoir l’angoisse de la reine,
La gloire et le devoir sauront briser sa chaîne
Et son cœur sera fort au moment des adieux.
PANTHÉE, LES CHEFS
Chaque jour voit grandir la colère des dieux.
Des signes effrayants déjà nous avertissent;
La mer, les monts, les bois profonds gémissent;
Sous d’invisibles coups nos armes retentissent;
Comme dans Troie en la fatale nuit,
Hector, dont l’œil courroucé luit,
En armes apparaît; un chœur d’ombres le suit;
Et ces morts irrités
La nuit dernière encore ont crié trois fois...
LES OMBRES
Italie! Italie! Italie!
PANTHÉE, LES CHEFS
Dieux vengeurs! c’est leur voix!...
Nous avons trop longtemps bravé l’ordre céleste;
Quittons sans plus tarder ce rivage funeste!
A demain! à demain!
Préparons tout, il faut partir enfin.
(Ils entrent dans les tentes.)
Les deux soldats en sentinelle marchent, l’un de droite à gauche, l’autre de gauche à droite. Ils s’arrêtent de temps en temps l’un près de l’autre vers le milieu du théâtre.
PREMIÈRE SENTINELLE
Par Bacchus! ils sont fous avec leur Italie!...
Je n’ai rien entendu.
DEUXIÈME SENTINELLE
Ni moi.
PREMIÈRE SENTINELLE
La belle vie,
Pourtant, qu’on mène ici!
DEUXIÈME SENTINELLE
Dans plus d’une maison
Nous trouvons et bon vin et grasse venaison.
PREMIÈRE SENTINELLE
A ma belle Carthaginoise,
Je puis déjà parler phénicien.
DEUXIÈME SENTINELLE
La mienne comprend le Troyen,
M’obéit sans me chercher noise.
PREMIÈRE SENTINELLE
La tienne comprend le Troyen?
DEUXIÈME SENTINELLE
M’obéit sans me chercher noise.
La femme n’est point rude ici pour l’étranger.
ENSEMBLE
Non, la femme n’est point rude ici pour l’étranger.
PREMIÈRE SENTINELLE
Et l’on nous veut faire changer
Ces douceurs contre un long voyage!
DEUXIÈME SENTINELLE
Les caresses de l’orage!
PREMIÈRE SENTINELLE
La faim.
DEUXIÈME SENTINELLE
La soif.
PREMIÈRE SENTINELLE
Vingt maux d’enfer!
DEUXIÈME SENTINELLE
Et tous les ennuis de la mer!
PREMIÈRE SENTINELLE
Maudite folie!
DEUXIÈME SENTINELLE
Pour cette Italie...
PREMIÈRE SENTINELLE
Où nous devons jouir du fruit de nos travaux...
ENSEMBLE
En nous faisant rompre les os!
DEUXIÈME SENTINELLE
Encor pâtir!
PREMIÈRE SENTINELLE
Encor pâtir!
Notre lot est l’obéissance.
DEUXIÈME SENTINELLE
Silence!
Je vois Énée à grands pas accourir.
(Les deux sentinelles s’éloignent et disparaissent.)
ÉNÉE (s’avançant dans une grande agitation)
Inutiles regrets!... je dois quitter Carthage!
Didon le sait... son effroi, sa stupeur,
En l’apprenant, ont brisé mon courage...
Mais je le dois... il le faut!
Non, je ne puis oublier la pâleur
Frappant de mort son beau visage,
Son silence obstiné, ses yeux
Fixes et pleins d’un feu sombre...
En vain ai-je parlé des prodiges sans nombre
Me rappelant l’ordre des dieux,
Invoqué la grandeur de ma sainte entreprise,
L’avenir de mon fils et le sort des Troyens,
La triomphale mort par les destins promise,
Pour couronner ma gloire aux champs ausoniens;
Rien n’a pu la toucher; sans vaincre son silence
J’ai fui de son regard la terrible éloquence.
Ah! quand viendra l’instant des suprêmes adieux,
Heure d’angoisse et de larmes baignée,
Comment subir l’aspect affreux
De cette douleur indignée?...
Lutter contre moi-même et contre toi, Didon!
En déchirant ton cœur implorer mon pardon!
En serai-je capable?... En un dernier naufrage,
Ah! puissé-je périr, si je quittais Carthage
Sans te revoir pourtant!...
Sans la voir? lâcheté!
Mépris des droits sacrés de l’hospitalité!
Non, non reine adorée,
Âme sublime et par moi déchirée,
Bienfaitrice des miens! Non, je veux te revoir,
Une dernière fois presser tes mains tremblantes,
Arroser tes genoux de mes larmes brûlantes,
Dussé-je être brisé par un tel désespoir.
CHŒUR D’OMBRES
Énée!...
ÉNÉE
Encor ces voix!
(Les quatre spectres voilés paraissent successivement, l’un à l’entrée des coulisses à gauche du spectateur, l’autre à l’entrée des coulisses à droite, les deux autres au fond du théâtre. Au-dessus de la tête de chacun d’eux brille une couronne de petites flammes pâles.)
ÉNÉE
De la sombre demeure,
Messager menaçant, qui donc t’a fait sortir?...
LE SPECTRE DE PRIAM (visible)
Ta faiblesse et ta gloire...
ÉNÉE
Ah! je voudrais mourir!
LE SPECTRE DE PRIAM
Plus de retards!
LE SPECTRE DE CHORÈBE (invisible)
Pas un jour!
LES SPECTRES D’HECTOR ET DE CASSANDRE (invisibles)
Pas une heure!
LE SPECTRE DE PRIAM (levant son voile devant les yeux d’Énée)
Je suis Priam!... il faut vivre et partir!
(Sa couronne s’éteint, il disparaît. Énée, s’élançant éperdu vers le côté droit de la scène, y rencontre le spectre de Chorèbe.)
LE SPECTRE DE CHORÈBE (levant son voile)
Je suis Chorèbe!
Il faut partir et vaincre!
(Sa couronne s’éteint, il disparaît. Énée, reculant vers le fond du théâtre, y rencontre les deux autres spectres. Cassandre a le bras gauche appuyé sur l’épaule d’Hector. Hector est armé de pied en cap.)
ÉNÉE (les reconnaissant au moment où ils se dévoilent)
Hector! dieux de l’Érèbe!...
Cassandre!...
LES SPECTRES DE CASSANDRE ET D’HECTOR
Il faut vaincre et fonder!...
(Leurs couronnes s’éteignent, ils disparaissent.)
ÉNÉE
Je dois céder
A vos ordres impitoyables!
J’obéis, j’obéis, spectres inexorables!
Je suis barbare, ingrat; vous l’ordonnez, grands dieux!
Et j’immole Didon, en détournant les yeux!
ÉNÉE (passant devant les tentes)
Debout, Troyens, éveillez-vous, alerte!
Le vent est bon, la mer nous est ouverte!
Éveillez-vous!
Il faut partir avant le lever du soleil!
LES TROYENS (dans les tentes)
Alerte!... entendez-vous, amis, la voix d’Énée?...
(Ils sortent des tentes.)
Donnez partout le signal du réveil...
ÉNÉE (à un chef)
Va, cours, porte cet ordre à l’oreille étonnée
D’Ascagne: Qu’il se lève et qu’il se rende à bord!
Avant le jour il faut quitter le port.
Ma tâche, jusqu’au bout, grands dieux, sera remplie,
Alerte, amis! profitons des instants!
Coupez les câbles, il est temps!
En mer! en mer! Italie! Italie!
CHŒUR
Voici le jour, profitons des instants!
Coupons les câbles, il est temps!
En mer! en mer! Italie! Italie!
ÉNÉE (se tournant du côté du palais de Didon)
A toi mon âme! Adieu! digne de ton pardon,
Je pars, noble Didon!
L’impatient destin m’appelle;
Pour la mort des héros, je te suis infidèle.
(Tous se précipitent hors de la scène dans diverses directions, comme pour faire des préparatifs de départ. On voit les vaisseaux commencer à se mettre en mouvement. Éclairs et tonnerre lointain.)
DIDON
Errante sur tes pas,
Sous la foudre qui gronde,
J’ai voulu voir, je vois et ne crois pas...
Tu prépares ta fuite?
ÉNÉE
En ma douleur profonde,
Chère Didon, épargnez-moi!
DIDON
Tu pars? tu pars?
Sans remords! Quoi!
Dédaigneux du sceptre de Libye,
En m’arrachant le cœur tu cours en Italie!
ÉNÉE
J’ai trop tardé... des dieux les ordres souverains...
DIDON
Il part!... il suit la voix d’implacables destins,
Sans écouter la mienne! à ses lâches dédains
Il me voit exposer ma douleur surhumaine,
(Elle voit un groupe de Troyens sourire en la regardant.)
Et ma beauté de reine
Aux rires insolents de ces ingrats Troyens!...
ÉNÉE
Didon!
DIDON
Sans qu’à l’aspect d’une telle misère
La pitié d’une larme humecte sa paupière!
Tu pars? Non ! ce n’est pas Vénus qui t’enfanta,
Quelque louve hideuse aux forêts t’allaita!
ÉNÉE
Ô reine, quand à vous se dévoua mon âme,
Elle subit la loi d’un immortel amour,
Et jusqu’au dernier jour
Mon cœur vivra de cette flamme...
DIDON
Tais-toi! rien ne t’arrête;
La mort qui plane sur ma tête,
Ma honte, mon amour, notre hymen commencé,
Mon nom du livre d’or dès ce jour effacé!
Encor, si de ta foi, j’avais un tendre gage,
Oui, si d’un fils d’Énée
Le fier et doux visage
Me rappelant tes traits, souriait sur mon sein,
Je serais moins abandonnée...
ÉNÉE
Je vous aime, Didon : grâce! l’ordre divin
Pouvait seul emporter la cruelle victoire.
(On entend la fanfare de la marche troyenne.)
DIDON
A ce chant de triomphe où rayonne ta gloire,
Je te vois tressaillir!
Tu pars?
ÉNÉE
Je dois partir...
DIDON
Tu pars?
ÉNÉE
Mais pour mourir,
Obéissant aux dieux,
Je pars et je vous aime!
DIDON
Ne sois plus longtemps par mes cris arrêté,
Monstre de piété!
Va donc, va! je maudis et tes dieux et toi-même!
(Elle sort. Des groupes de soldats troyens occupés des préparatifs du départ passent et se dirigent vers les vaisseaux.)
ÉNÉE, LES TROYENS
Italie!
(Ascagne arrive conduit par un chef troyen. Énée monte sur un vaisseau.)
Un appartement de Didon. Le jour se lève.
DIDON
Va, ma sœur, l’implorer
De mon âme abattue
L’orgueil a fui. Va! ce départ me tue
Et je le vois se préparer.
ANNA
Hélas! moi seule fus coupable,
En vous encourageant à former d’autres nœuds.
Peut-on lutter contre les dieux?...
Son départ est inévitable,
Et pourtant il vous aime.
DIDON
Il m’aime! non! non! son cœur est glacé!
Ah! je connais l’amour, et si Jupiter même
M’eût défendu d’aimer, mon amour insensé
De Jupiter braverait l’anathème.
Mais va, ma sœur, allez, Narbal, le supplier
Pour qu’il m’accorde encore
Quelques jours seulement. Humblement je l’implore:
Ce que j’ai fait pour lui, pourra-t-il l’oublier,
Et repoussera-t-il cette instance suprême
De vous, sage Narbal, de toi, ma sœur, qu’il aime?...
CHŒUR (au loin derrière la scène)
En mer, voyez! six vaisseaux! sept! neuf! dix!
IOPAS (entrant)
Les Troyens sont partis!
DIDON
Qu’entends-je?
IOPAS
Avant l’aurore
Leur flotte était en mer, on l’aperçoit encore!
DIDON
Dieux immortels! il part! Armez-vous, Tyriens!
Carthaginois, courez, poursuivez les Troyens!
Courbez-vous sur les rames,
Volez sur les eaux,
Lancez des flammes,
Brûlez leurs vaisseaux!
Que la ville entière...
Que dis-je?... impuissante fureur!
Subis ton sort et désespère,
Dévore ta douleur,
Ô malheureuse!
Et voilà donc la foi de cette âme pieuse!
J’offrais un trône!... Ah! je devais alors
Exterminer la race vagabonde
De ces maudits, et disperser sur l’onde
Les débris de leurs corps!
C’est alors qu’il fallait prévoir leur perfidie,
Livrer leur flotte à l’incendie,
Et me venger d’Énée et lui servir enfin
Les membres de son fils en un hideux festin!
A moi, dieux des enfers! l’Olympe est inflexible!...
Aidez-moi! que par vous mon cœur soit enflammé
D’une haine terrible
Pour ce fugitif que j’aimai!
Du prêtre de Pluton, qu’on réclame l’office!
Pour apaiser mes douloureux transports,
A l’instant même offrons un sacrifice
Aux sombres déités de l’empire des morts!
Qu’on élève un bûcher!
Que les dons du perfide
Et ceux que je lui fis,
Dans la flamme livide,
Souvenirs détestés, disparaissent!... Sortez!
NARBAL (à Anna)
Son regard m’épouvante, ô princesse, restez!
DIDON
Anna, suivez Narbal.
ANNA
Que ma sœur me pardonne!
DIDON
Je suis reine et j’ordonne;
Laissez-moi seule, Anna.
(Anna, Narbal et Iopas sortent.)
Didon parcourt la scène en s’arrachant les cheveux, se frappant la poitrine et poussant des cris inarticulés.
DIDON
Ah! Ah!
(Elle s’arrête brusquement.)
Je vais mourir...
Dans ma douleur immense submergée
Et mourir non vengée!...
Mourons pourtant! oui, puisse-t-il frémir
A la lueur lointaine de la flamme de mon bûcher!
S’il reste dans son âme quelque chose d’humain,
Peut-être il pleurera sur mon affreux destin.
Lui, me pleurer!...
Énée!... Énée!...
Oh! mon âme te suit,
A son amour enchaînée,
Esclave, elle l’emporte en l’éternelle nuit...
Vénus! rends-moi ton fils!... Inutile prière
D’un cœur qui se déchire!... A la mort tout entière
Didon n’attend plus rien que de la mort.
DIDON
Adieu, fière cité, qu’un généreux effort
Si promptement éleva florissante;
Ma tendre sœur qui me suivis errante,
Adieu, mon peuple, adieu; adieu, rivage vénéré,
Toi qui jadis m’accueillis suppliante;
Adieu, beau ciel d’Afrique, astres que j’admirai
Aux nuits d’ivresse et d’extase infinie;
Je ne vous verrai plus, ma carrière est finie!...
(Elle sort à pas lents.)
Une partie des jardins de Didon, sur le bord de la mer. Un vaste bûcher est élevé; on y monte par les gradins latéraux. Sur la plate-forme du bûcher sont placés un lit, une toge, un casque, une épée avec son baudrier, et un buste d’Énée.
Entrent les Prêtres de Pluton, revêtus de costumes funèbres, ils viennent processionnellement se grouper auprès de deux autels où brillent des flammes verdâtres, puis Anna, Narbal, et enfin Didon voilée et couronnée de feuillage. Pendant la première partie du chœur des prêtres, Anna, s’approchant de sa sœur, lui dénoue sa chevelure et lui ôte le cothurne de son pied gauche.
CHŒUR DE PRÊTRES DE PLUTON
Dieux de l’oubli, dieux du Ténare,
Au cœur blessé rendez la force et le repos!
Des profondeurs du noir Tartare
Entendez-nous, Hécate, Érèbe, et toi Chaos!
ANNA ET NARBAL (étendant le bras droit du côté de la mer)
S’il faut enfin qu’Énée aborde en Italie,
Qu’il y trouve un obscur trépas!
Que le peuple latin à l’ombrien s’allie
Pour arrêter ses pas!
Percé d’un trait vulgaire en la mêlée ardente,
Qu’il reste abandonné sur l’arène sanglante,
Pour servir de pâture aux dévorants oiseaux!
Entendez-nous, Hécate, Érèbe, et toi Chaos!
LES PRÊTRES, ANNA, NARBAL
Dieux de l’oubli, dieux du Ténare,
Au cœur blessé rendez la force et le repos !
Des profondeurs du noir Tartare
Entendez-nous, Hécate, Érèbe, et toi Chaos!
DIDON (parlant comme en songe)
Pluton... semble m’être propice...
En ce cruel instant... Narbal... ma sœur
C’en est fait... achevons le pieux sacrifice...
Je sens rentrer le calme... dans mon cœur.
(Deux prêtres portant le premier autel s’avancent de gauche à droite, deux autres portant le second s’avancent de droite à gauche et font en se croisant ainsi le tour du bûcher. Didon, le pied gauche nu, les cheveux épars, après avoir déposé sur l’un des autels sa couronne de feuillage, le suit d’un pas saccadé. Pendant ce mouvement processionnel, Anna est à genoux à droite de la scène et Narbal à gauche. Entre eux le grand-prêtre de Pluton, debout, étend, en la tenant des deux mains, la fourche plutonique vers le bûcher. Enfin, saisi d’une énergie convulsive, Didon monte d’un pas rapide les degrés du bûcher. Parvenue au sommet, elle saisit la toge d’Énée, détache le voile brodé d’or qui couvre sa tête, et les jetant l’une et l’autre sur le bûcher, elle dit:)
D’un malheureux amour, funestes gages,
Dans la flamme emportez avec vous mes chagrins!
(Elle considère les armes d’Énée.)
Ah!
(Elle se prosterne sur le lit, qu’elle embrasse avec des sanglots convulsifs. Elle se relève et prenant l’épée elle dit d’un ton prophétique:)
Mon souvenir vivra parmi les âges.
Mon peuple accomplira d’héroïques destins.
Un jour sur la terre africaine,
Il naîtra de ma cendre un glorieux vengeur...
J’entends déjà tonner son nom vainqueur.
Annibal! Annibal! d’orgueil mon âme est pleine!
Plus de souvenirs amers!
C’est ainsi qu’il convient de descendre aux enfers!
(Elle tire l’épée du fourreau, se frappe et tombe sur le lit.)
TOUS
Ah! au secours! au secours! la reine s’est frappée!
(Narbal sort comme pour aller chercher du secours.)
CHŒUR (derrière la scène et accourant)
Quels cris! ah! dans son sang trempée
La reine meurt!
(Narbal rentre, le grand chœur entre en scène.)
Est-il vrai? jour d’horreur! malheur!
DIDON (se relevant appuyée sur son coude)
Ah!
(Elle retombe.)
ANNA (sur le bûcher)
Ma sœur!
(Didon se relève.)
DIDON
Ah!...
(Elle lève les yeux au ciel et retombe gémissant.)
ANNA
C’est moi,
C’est ta sœur qui t’appelle...
DIDON (se relevant à demi)
Ah! Des destins ennemis... implacable fureur...
Carthage périra!
On voit dans une gloire lointaine le Capitole romain au fronton duquel brille ce mot : ROMA. Devant le Capitole défilent des légions et un empereur entouré d’une cour de poètes et d’artistes. Pendant cette apothéose, invisible aux Carthaginois, on entend au loin la Marche troyenne transmise aux Romains par la tradition et devenue leur chant de triomphe.
DIDON
Rome... Rome... immortelle!
(Elle retombe, et meurt. Anna tombe évanouie à côté d’elle. Le peuple de Carthage, s’avançant vers l’avant-scène et tournant le dos au bûcher, lance son imprécation, premier cri de guerre punique, contrastant par sa fureur avec la solennité de la Marche triomphale.)
CHŒUR
Haine éternelle à la race d’Énée!
Qu’une guerre acharnée
Précipite à jamais nos fils contre ses fils!
Que par nos vaisseaux assaillis
Leurs vaisseaux dans la mer profonde
Périssent abîmés! Que sur la terre et l’onde
Nos derniers descendants, contre eux toujours armés,
De leur massacre, un jour, épouvantent le monde!
+++++++
[remplacé par le texte définitif à partir de la dernière réplique de Didon avant le N° 52]
(L’arc-en-ciel se déploie au-dessus du bûcher, et un rayon solaire décomposé présentant les sept couleurs primitives tombe sur le corps de Didon.)
LE GRAND-PRÊTRE
La mourante bénie
Excite la pitié des dieux;
(Iris paraît dans l’air et passe au-dessus du bûcher en répandant des pavots sur la reine mourante. Tous se prosternent à l’apparition divine d’Iris.)
Iris descend des cieux
Pour finir son agonie.
(L’arc-en-ciel disparaît avec Iris. Le rayon décomposé persiste.)
Répétez avec moi
La formule sacrée:
"Âme souffrante exhale-toi...
NARBAL ET LE CHŒUR
"Âme souffrante exhale-toi...
LE GRAND-PRÊTRE
Au nom des dieux de ton corps délivrée."
NARBAL ET LE CHŒUR
Au nom des dieux de ton corps délivrée."
(Le rayon disparaît. Didon meurt. Anna tombe évanouie à côté d’elle.)
LE GRAND-PRÊTRE
Elle n’est plus, la reine est expirée!
NARBAL, LE GRAND-PRÊTRE ET LE CHŒUR
Sur son bûcher et par son sang royal
Consacrons aujourd’hui l’étendard de Carthage!
Que le même serment tous ici nous engage
Dans un destin fatal!
Haine à la race d’Énée!
Qu’une guerre acharnée
Précipite à jamais nos fils contre ses fils!
Que par nos vaisseaux assaillis
Leurs vaisseaux dans la mer profonde
Périssent abîmés! Que sur la terre et l’onde
Nos derniers descendants, contre eux toujours armés,
De leur massacre, un jour, épouvantent le monde!
(Une toile d’avant-scène s’abaisse, représentant le Temps suivi du cortège des heures, dont douze sont vêtues de tuniques blanches et roses et douze de tuniques noires étoilées d’or. On entend un murmure mystérieux d’orchestre entrecoupé de bruits pompeux.)
(La toile d’avant-scène se lève et l’on voit dans une gloire le Capitole romain. La scène est vide; sur l’une des côtés seulement la muse de l’histoire, Clio, ayant auprès d’elle une Renommée. On entend retentir dans le mode triomphal la Marche troyenne, transmise par la tradition et devenue le chant de triomphe des Romains.)
(On voit passer devant le Capitole un guerrier couvert d’une armure éclatante conduisant des légions romaines.)
CLIO
Scipioni Africano Gloria!
(On voit passer un autre guerrier couronné de lauriers marchant à la tête d’autres légions.)
CLIO
Julio Caesari Gloria!
(On voit passer un empereur entouré d’une cour de poètes et d’artistes.)
CLIO
Imperatori Augusto et divo Virgilio Gloria! Gloria!
Fuit Troja,
Stat Roma!
SOPRANO (au fond du théâtre)
Stat Roma!
TÉNOR (encore plus loin)
Stat Roma!
Quidquid erit, superanda omnis
fortuna ferendo est (Virgile)
12 avril 1858
© Monir Tayeb et Michel Austin. Tous droits de reproduction réservés.