Rédigé par le journaliste Louis Bassette
Paru dans Grenoble-Revue du 15 octobre 1890
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Depuis quelques années, les bronzes et les marbres jaillissent pour ainsi dire spontanément du sol français ; nous sommes atteints, dit-on, de la STATUOMANIE. D’aucuns rient et plaisantent cette rage d’ériger des monuments à tous nos grands hommes de première et de seconde catégorie. C’est un petit ridicule, si l’on veut, mais c’est un ridicule qui nous sauve de l’ingratitude.
D’ailleurs, les statues érigées sur la place publique sont pour la population un perpétuel enseignement ; elles nous apprennent le culte de nos célébrités françaises, de nos gloires locales ; elles nous rendent fiers de notre pays, un bon sentiment, a écrit quelque part M. Jules Simon, qui nous porte à désirer que le pays, à son tour, soit fier de nous.
Berlioz lui, avait bien mérité sa statue ; elle a été dressée, sur l’Esplanade de La Côte-Saint-André, le dimanche 28 septembre dernier ; elle n’ajoutera rien, certes, à la célébrité du compositeur, celle-ci est au-dessus de toutes les consécrations, mais elle acquitte une dette de reconnaissance envers l’auteur des Troyens, dont un peu de la gloire rejaillit sur ce pays.
La fête a été superbe.
Dès le matin, tous les trains avaient un air de joyeuse migration ; à la gare de La Côte-Saint-André, les étrangers affluaient, stationnant un moment sur la petite place, montant enfin dans les voitures mises gracieusement à leur disposition par les organisateurs de la fête, pour gagner la ville. « Celle-ci, son nom l’indique, est bâtie sur le versant d’une colline et domine une assez vaste plaine, riche, dorée, verdoyante, dont le silence a je ne sais quelle majesté rêveuse, encore augmentée par la ceinture de montagnes qui la borne au sud et à l’est, et derrière laquelle se dressent, au loin, chargés de glaciers, les pics gigantesques des Alpes. »
Telle est la description que nous donne Berlioz lui-même de La Côte-Saint-André ; nous ne pouvions mieux faire que de la lui emprunter.
Une route droite, où la voiture tressaute, mène à la ville ; nous la parcourons dans la fraîcheur matinale, sous la lumière à peine chaude du soleil qui se lève. Le bourg est déjà plein de bruits; les façades sont décorées, les verdures s’entremêlent. Les drapeaux claquent dans la bise. Une joie court dans l’air ; un brouhaha confus monte de toute la ville en émoi, au-dessus duquel éclatent les bruits des fanfares qui arrivent et parcourent les rues. Des arcs de triomphe, au-dessus de nos têtes, s’élèvent, portant haut leurs inscriptions : A HECTOR BERLIOZ, – AUX ETRANGERS, – AUX SOCIETES MUSICALES…
L’Esplanade sur laquelle se dresse la statue de Berlioz, encore enveloppée de ses voiles, est un grand rectangle ayant, en ceinture, la verdure des grands platanes, à l’un de ses bouts, près de la route, un jet d’eau qui égrène ses gouttelettes dans un lac minuscule.
Du côté opposé, à droite et à gauche du bronze de M. Lenoir, deux estrades sont dressées, l’une pour les notabilités, l’autre pour la Société Philharmonique de Vienne. La foule, contenue à grand’ peine par les gendarmes, se presse autour des frêles barrières qui réservent l’emplacement des sociétés musicales et des estrades.
Vers neuf heures, une à une, les fanfares prennent place autour de la statue… La journée sera belle, décidément ; le soleil brille ; une chaleur circule dans l’air ; des rayons s’accrochent aux médailles des bannières entourant le piédestal de Berlioz…
L’animation, enfin, se calme un peu. On attend. Le train ministériel est en retard…
Vers dix heures et demie, deux bombes, coup sur coup, éclatent ; le cortège officiel est proche. En effet, il ne tarde pas à pénétrer dans l’enceinte réservée. Il se compose de M. Bourgeois, Ministre de l’Instruction publique, Robert, Préfet de l’Isère, Ronjat, Président du Conseil général, Paret, Maire de La Côte-Saint-André, Reyer, le compositeur connu de Sigurd et Salammbô, le Général Vincendon, les députés et sénateurs, etc., etc.
Le cortège, sur le parcours de la route de la gare à l’Esplanade, pendant lequel il était loisible de contempler le pittoresque étagement de la ville, dominée par les hauts pics couronnés de neige de Belledonne, le cortège était escorté d’un peloton de gendarmes et d’un escadron de hussards.
En tête, marchait la Société Philharmonique de Vienne… !
M. Bourgeois, le premier, se lève et prend la parole. C’est une œuvre de justice et de réparation, a-t-il dit, qui s’accomplit aujourd’hui ; de tout temps, pendant leur vie, les génies ont été méconnus, bafoués. Berlioz surtout a souffert de l’ingratitude de ses contemporains…
En quelques mots, M. Bourgeois rappelle les déboires du musicien, ses querelles avec ses parents, ses fréquents voyages de Paris à La Côte-Saint-André.
Berlioz, continue-t-il, est grand entre les plus grands… Ce que Victor Hugo a fait pour la poésie, Delacroix pour la peinture, Rude et Barye pour le statuaire, il a voulu le faire pour la musique. Son œuvre est énergique et tourmentée… Il fut le plus hardi et le plus neuf des musiciens ; tandis que d’un côté, il exprimait les passions avec toute leur force, qu’il faisait chanter les rêveries et les inspirations de l’âme, avec leur charme troublant et leurs âpretés douloureuses ; de l’autre il brisait les vieux moules, rejetait les rythmes anciens, cherchait des formules nouvelles plus conformes à la nature et à la vie, révolutionnait l’instrumentation et trouvait des complications orchestrales du plus majestueux effet… Continuateur de Beethoven, il a devancé Wagner…
Shakespeare, la Bible, Virgile, Byron, voilà ses adorations : il s’en est toujours souvenu dans ses œuvres depuis la Symphonie fantastique jusqu’à ses dernières pages musicales…
M. Bourgeois passe en revue très rapidement les principales œuvres de Berlioz : Harold, où il montre avec Byron la rêverie romantique s’exerçant sur les grands souvenirs de l’Italie romaine ; Benvenuto Cellini où reviennent l’enthousiasme de l’art et de l’énergie florentine, parés de la pittoresque fantaisie ; Roméo et Juliette, toute brûlante de passion shakespearienne, et cette sublime Damnation de Faust où l’immense poème de Goethe passe déjà tout entier dans la musique française ; puis la gracieuse Enfance du Christ et l’idylle ravissante de Béatrice et Bénédict, enfin les Troyens à Carthage qui marque peut-être le plus haut degré de son génie, où passe le large souffle de la poésie virgilienne.
D’ailleurs, quelqu’un est ici, continue-t-il, à qui j’ai hâte de céder la parole et qui en parlera mieux que moi. Il termine en disant que Berlioz est et restera le chef de l’école musicale française et en remerciant les organisateurs, les habitants, les étrangers accourus, de l’hommage rendu à l’un des grands génies de ce siècle.
Après ce discours, le voile qui recouvrait la statue se déchire ; pendant que la Société Philharmonique exécute la Marche des Troyens, l’œuvre de M. Lenoir s’enlève sur le vert des arbres.
Berlioz est représenté rêveur, la tête un peu inclinée sur sa poitrine, le coude appuyé sur un pupitre où des partitions sont posées, le coin des pages souvent feuilletées quelque peu soulevées. Sous son épaisse chevelure, avec son nez d’aigle orgueilleux, comme le dit M. Jean Celle, l’auteur d’une poésie lue par M. Salomon de l’Opéra, la tête a une expression d’énergique volonté ; une pensée flotte sur ce front. Sans doute, l’illustre compositeur écoute un bourdonnement de notes chantant à ses oreilles.
Des applaudissements accueillent l’apparition de la statue.
M. Reyer, membre de l’Institut, un des élèves préférés de Berlioz, prend alors la parole. Son discours a été écouté avec le plus grand intérêt ; nous regrettons de ne pouvoir l’insérer in extenso et de nous voir forcés, par le manque de place, à un résumé succinct et froid. M. Reyer a rappelé que quatre ans auparavant, il était chargé officiellement de rendre hommage à Berlioz, au moment de l’érection de sa statue à Paris. Ce m’est un des souvenirs les mieux gravés dans ma mémoire que celui des exécutions magistrales dirigées par Berlioz lui-même dans les concerts qu’il a dû donner pour gagner péniblement sa vie. Il était superbe de lyrique passive ; il se transfigurait et je l’ai vu, à la fin d’une audition où il avait été acclamé – à l’étranger, hélas ! dans un pays où sa dignité et son patriotisme lui défendaient d’aller maintenant – je l’ai vu, les membres secoués d’un tremblement nerveux et la face toute inondée de pleurs.
M. Reyer fait ensuite succinctement la biographie de Berlioz. Dès ses premières œuvres, a-t-il dit, il a montré cette science de l’instrumentation, cette recherche de l’effet orchestral, de la surprise musicale qui le caractérisent. Il a été le précurseur de Wagner et nul, parmi les plus célèbres musiciens modernes, ne peut se vanter de n’avoir pas glané dans son champ.
M. Reyer conclut ainsi : Berlioz est grand dans toute chose. Je ne veux terminer qu’en répétant ce que je disais, il y a quatre ans, à l’inauguration du square Vintimille :
« Honneur à Berlioz, au traducteur de Virgile et Shakespeare, au continuateur de Gluck et de Beethoven, un des plus grands musiciens de tous les temps, le plus extraordinaire de tous peut-être »
Après ce discours, M. Salomon, de l’Opéra, un enfant de La Côte-Saint-André, lui aussi, a lu une poésie, d’un charme simple et empoignant, dédiée à Berlioz par M. Jean Celle ; la Société Philharmonique de Vienne a exécuté, avec une rare maestria, l’ouverture des Francs-Juges.
M. Marcel Paret, à son tour, a pris la parole ; il a remercié M. Bourgeois d’avoir bien voulu assister à cette fête et félicité tous les assistants et tous les souscripteurs d’avoir voulu prouver leur sympathie pour l’artiste.
Des décorations d’officier d’Académie ont alors été distribuées : à M. Lenoir, l’auteur de la statue de Berlioz, à M. Jean Celle, instituteur et poète, à d’autres encore…
Un chœur : Gaule et France, de Saintis, a terminé l’inauguration, pendant que le Ministre et les assistants gagnaient la Halle, superbement décorée, où a eu lieu le banquet.
Un banquet semblable à tant d’autres, avec toasts politiques. Passons…
La fête, – après que M. Bourgeois eut gagné la gare pour descendre à Grenoble où il visita, le lendemain, l’Exposition des Beaux-Arts – la fête s’est joyeusement terminée. De tous les côtés, les sociétés musicales se sont fait entendre, dans l’après-midi ; le soir, la ville s’est illuminée ; des clartés, partout se sont accrochées dans la verdure ; La Côte-Saint-André prit un air de décor de féerie.
* Nous remercions vivement notre ami M. Jean Michel DESAI de nous avoir envoyé le texte de cet article.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 1er février 2004
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