Site Hector Berlioz

Le cœur de Berlioz

publié dans le

Journal des Débats, 12 décembre 1933, page 1

    Le texte ci-dessous a été transcrit d’après une image du texte original à partir du site internet de la Bibliothèque nationale de France. Un exemplaire de ce numéro du journal se trouve dans la collection du Musée Hector Berlioz.

    L’auteur de l’article, Henri de Curzon, fut le successeur d’Adolphe Jullien au feuilleton musical du Journal des Débats, et le dernier à tenir ce poste dans l’histoire du journal. — Précisons que nous ne partageons pas nécessairement tous les jugements de l’auteur sur Berlioz.

debats

    On ne comprend, je dirai même on n’aime pas, vraiment, Berlioz, si l’on ne connaît que sa musique et si on l’écoute comme n’importe quelle autre. A travers ses élans souvent désordonnés, à travers ses excès et ses paradoxes, ses contradictions et ses erreurs, c’est le cœur de Berlioz qu’il faut écouter et qu’on entend battre. Et voilà le secret de cet attirance invincible qu’il exerce, malgré tout et plus que jamais.

    Sur nous, du moins, sur nous Français. Car s’il est certain que, de son vivant, c’est en Allemagne qu’il a obtenu le plus de succès ; s’il est vrai qu’il ne tenait qu’à lui d’y vivre ; si Wagner a pu dire qu’il a dû parfois désirer être Allemand (!), c’est le prodigieux virtuose de l’orchestre qui frappait, qui stupéfiait, qui « étourdissait ». Nul ne pénétrait plus avant. Schumann s’intéressait à « la structure » de ses œuvres, à leur hardiesse, à leur indépendance, la liberté de rythmes qui les vivifie ; mais il se demandait si l’on devait qualifier leur auteur « de génie ou d’aventurier musical » et c’est tout au plus s’il lui reconnaissait, « ça et là, un cœur d’homme » ! Wagner appréciait son « isolement », comme « principe de son évolution intellectuelle » ; mais il avait pour lui la sympathie vague d’un fort à l’égard d’un faible, d’une volonté devant une extravagance, et, fidèle à son parti pris : que l’essence de la musique française est de « viser à l’effet extérieur » et d’ « être en quête du succès », il n’accordait à Berlioz « sa force vive d’intuitions » que pour la montrer poussée à l’extraordinaire pour rendre celles-ci « précises et saisissables à son entourage parisien, incrédule et mesquin ».

    On ne méconnaît pas mieux le caractère foncier de Berlioz. Quand Félix Weingartner a dit : « En dépit de Wagner et de Liszt, nous ne serions pas où nous en sommes si Berlioz n’avait vécu », on peut, si l’on veut, admettre qu’il ne se plaçait pas seulement sur le terrain technique. Mais j’aime mieux le jugement de notre Saint-Saëns, qui montre, chez Berlioz, « cette qualité inestimable d’enflammer l’imagination, de faire aimer l’art qu’il enseignait, de donner la soif d’apprendre ». J’aime mieux celui de Reyer, insistant sur « l’importance du rôle qu’il a joué, l’influence qu’il a exercée, la mission qu’il a remplie et dont on ne se doute guère ». Il dépeint « cette nature ardente et passionnée, à laquelle il fallait des émotions de chaque jour » et qui « essayait de convertir au culte du beau ceux qui marchaient dans une voie opposée à la sienne ».

    Et, sans doute, comme l’a dit Romain Rolland, « c’est un des génies les plus puissants qui aient jamais été en musique, au service du caractère le plus faible. » Mais c’est peut-être justement là qu’on sent de près battre ce pauvre cœur, et qu’il nous émeut toujours. Le témoignage de ses contemporains n’est pas lettre morte, mais bien vivante ; car nul n’a pu l’approcher, nul n’a pu parler de lui sans émotion.

    Gounod concluait ainsi ses souvenirs « enivrés » des impressions, des sensations de Berlioz, toujours à l’extrême, toujours à l’état de délire : « Le bonheur n’est pas dans l’absence de souffrance, pas plus que le génie ne consiste dans l’absence de défauts. Les grands génies souffrent et doivent souffrir ; mais ils ne sont pas à plaindre : ils ont connu des ivresses ignorées du reste des hommes, et s’ils ont pleuré de tristesse, ils ont versé des larmes de joie ineffable. Cela seul est un ciel qu’on ne paie jamais ce qu’il vaut ».

    C’est pourquoi, en ce jour anniversaire de la mort de Berlioz [*], c’est son cœur qu’il m’a semblé devoir évoquer. Lui aussi, n’a-t-il pas exercé son influence sur notre génération ? On sait la générosité magnifique de Mme C. Dumien, qui a permis à la Société des amis de Berlioz de racheter la maison natale de La Côte-Saint-André et d’en faire un musée dont l’aménagement est en bonne voie. On apprendra bientôt la reconnaissance d’utilité publique de cette Société et le classement de l’immeuble. Et si la Société des amis de la musique française peut aboutir, comme elle le souhaite, à une exécution intégrale, à Paris, de ce rayonnant chef-d’œuvre qu’est L’Enfance du Christ, ce n’est pas seulement le génie de Berlioz qui sera glorifié, mais sa grande âme, mais son cœur ardent et pur.

HENRI DE CURZON.

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* Erreur de la part de l’auteur de cet article: Berlioz est mort le 8 mars (1869) et est né le 11 décembre (1803); l’auteur aurait dû écrire: “... en ce jour anniversaire de la naissance de Berlioz ...”. (note de Michel Austin et Monir Tayeb)

Le Musée Hector Berlioz
La Maison de Berlioz à La Côte-Saint-André, un article de 1935 par Julien Tiersot

 

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