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Julien Tiersot: Berlioziana

2. Lettres et documents inÉdits sur le Requiem de Berlioz

    Cette page présente les quatre articles publiés par Julien Tiersot dans la série Berlioziana avec le sous-titre “Lettres et documents inédits sur le Requiem”. Voir la page principale Julien Tiersot: Berlioziana.

    Note: pour les lettres de Berlioz citées par Tiersot on a ajouté entre crochets des renvois au numérotage de la Correspondance Générale, par exemple [CG no. 234]

Le Ménestrel, 17 janvier 1904

Le Ménestrel, 24 janvier 1904

Le Ménestrel, 31 janvier 1904

Le Ménestrel, 7 février 1904 

Le Ménestrel, 17 janvier 1904, p. 19-20

    Suivant les exigences de l’actualité, nous interromprons pour un moment notre étude commencée sur les documents du Musée Berlioz, et profiterons de l’occasion que nous fournissent les exécutions du Requiem dont les Concerts Colonne commencent aujourd’hui la série pour réunir ici quelques documents inédits sur cette œuvre. Les plus importants sont des lettres que nous empruntons à la correspondance d’Hector Berlioz avec sa famille (plus de deux cents lettres inédites, écrites, sans interruption d’une seule année, de 1822 à 1868), qu’ont bien voulu me confier, en vue d’une publication ultérieure, les héritiers du grand musicien.

    Nous rappellerons tout d’abord que, si le Requiem ne fut écrit qu’en 1837, il y avait de longues années que Berlioz portait en lui la conception de cette œuvre, tout au moins de la partie qui en forme le point culminant, le Tuba mirum. En effet (j’ai déjà eu l’occasion de le signaler), on trouve dans sa première œuvre publiquement exécutée l’embryon déjà parfaitement formé de cette page : c’est, dans le Credo d’une messe qu’il essaya de faire entendre à Saint-Roch dès décembre 1824 (il avait donc tout juste vingt et un ans), et dont le manuscrit autographe est conservé à la Bibliothèque du Conservatoire, — sur le verset : Et iterum venturus est cum gloria judicare vivos et mortuos, dont le texte forme, comme la strophe Tuba mirum, un tableau du Jugement dernier, — une fanfare de trompettes dont le thème n’est autre que celui de la formidable sonnerie à cinq orchestres développée dans le Requiem.

    Sept ans plus tard, cette idée lui tenait encore si fort au cœur que, de Rome, il écrivait à son ami et collaborateur Humbert Ferrand pour lui proposer d’écrire avec lui un oratorio ou un opéra dont le titre serait : le Dernier jour du monde. Le tableau du Jugement dernier en devait être la partie principale, et, en vérité, la seule raison d’être (voy. Lettres intimes, pp. 103-104, 3 juillet 1831, et 108-109, 8 janvier 1832 [CG no. 234]).

    Ce n’est que dans les premiers mois de 1837 que les circonstances permirent à Berlioz d’entreprendre définitivement la composition de cette œuvre considérable. Il raconte dans ses Mémoires qu’il y avait en France, en 1836, un ministre de l’intérieur ami des arts, M. de Gasparin, qui, par une exception presque unique dans l’histoire, voulut faire quelque chose pour la musique et les musiciens. Il arrêta qu’une certaine somme serait annuellement allouée sur les fonds du département des Beaux-Arts à un compositeur français pour la production d’une œuvre de musique religieuse, et, commençant par Berlioz, résolut de lui faire écrire une messe de Requiem. Nous renvoyons au livre pour le récit des difficultés qui, dès le début des négociations, furent soulevées sous les pas du jeune compositeur par de hauts fonctionnaires de l’administration même, lesquels, sous l’influence des idées régnantes, — celle de la musique italienne et de Rossini d’une part, la tradition classique et Cherubini d’autre part, — désapprouvaient l’initiative de leur chef, et cherchèrent à contrecarrer ses intentions favorables à Berlioz. Nous continuerons donc ce récit uniquement à l’aide des lettres écrites par ce dernier sous le coup des événements immédiats.

    La première de ses lettres où il soit question de son Requiem est du 11 avril 1837. Elle n’est pas inédite, et fait partie de la collection des Lettres intimes à Humbert Ferrand : en raison de son intérêt, nous en détachons un paragraphe qui concerne notre sujet [CG no. 493] :

    Je fais en ce moment un Requiem pour l’anniversaire funèbre des victimes de Fieschi. C’est le ministre de l’intérieur qui me l’a demandé. Il m’a offert pour cet immense travail quatre mille francs. J’ai accepté sans observation, en ajoutant seulement qu’il me faudrait cinq cents exécutants. Après quelque effroi du ministre, l’article a été accordé en réduisant d’une cinquantaine mon armée de musiciens… Je finis aujourd’hui la Prose des morts, commençant par le Dies iræ et finissant au Lacrymosa ; c’est une poésie d’un sublime gigantesque… Je crois à présent que ma partition sera passablement grande. Vous comprenez tout ce que ce mot ambitieux exige pour que j’en justifie l’usage ; pourtant, si vous veniez m’entendre au mois de juillet, j’ai la prétention de croire que vous me le pardonneriez.

    Six jours plus lard, le 17 avril, Berlioz écrivit à sa sœur Adèle, encore jeune fille et vivant auprès de ses parents à la Côte-Saint-André. Nous empruntons à cette lettre sa dernière partie, commençant par là la série de nos documents inédits [CG no. 495].

    …Je ne puis faire aucune visite ; mon Requiem m’occupe exclusivement du matin au soir et me permet à peine le travail obligé des feuilletons. Cette affaire, après quelques traverses suscitées par Cherubini, qui voulait faire exécuter aux Invalides un nouveau Requiem qu’il vient de composer, s’est terminée cependant d’une manière honorable pour lui (Cherubini) et pour M. Gasparin, qui m’avait OFFERT de faire cet ouvrage.

    Le ministre m’a demandé si je voulais accepter quatre mille francs, je n’ai pas cru devoir liarder à cette occasion, bien que ce soit payé d’une façon assez mesquine, parce que les frais d’exécution seront énormes ; j’ai exigé cinq cents musiciens et j’en aurai quatre cent trente.

    Enfin l’arrêté ministériel est signé depuis trois semaines et je le tiens dans mon secrétaire ; il n’y a plus de danger de ce côté-là. Dans deux mois j’aurai fini, je l’espère. J’ai eu de la peine à dominer mon sujet ; dans les premiers jours, cette poésie de la Prose des morts m’avait enivré et exalté à tel point que rien de lucide ne se présentait à mon esprit, ma tête bouillait, j’avais des vertiges. Aujourd’hui l’éruption est réglée, la lave a creusé son lit, et, Dieu aidant, tout ira bien. C’est une grande affaire ! Je vais encore sans doute m’attirer le reproche d’innovation, parce que j’ai voulu ramener cette partie de l’art à une vérité dont Mozart et Cherubini m’ont paru s’éloigner bien souvent. Puis il y a des combinaisons formidables qu’on n’a heureusement pas encore tentées et dont j’ai eu, je pense, le premier l’idée.

    Adieu, adieu.

    Ton affectionné frère,

H. BERLIOZ.

    17 avril (timbre de la poste : 1837).

    Sur ces entrefaites se produisent les incidents que les Mémoires racontent en ces termes :

    L’arrêté ministériel stipulait que mon Requiem serait exécuté aux frais du gouvernement le jour du service funèbre célébré tous les ans pour les victimes de la révolution de 1830 (1).

    Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis copier les parties séparées de chant et d’orchestre de mon ouvrage, et, d’après l’avis du directeur des beaux-arts, commencer les répétitions. Mais presque aussitôt une lettre des bureaux du ministère vint m’apprendre que la cérémonie funèbre des morts de juillet aurait lieu sans musique et m’enjoindre de suspendre tous mes préparatifs.

    La réalité de ce récit est confirmée par les deux lettres inédites qui vont suivre. La première (faisant partie de la collection de M. Ch. Malherbe, qui nous l’a obligeamment communiquée) est adressée à Bottée de Toulmon, bibliothécaire du Conservatoire, et qui devint comme tel, deux ans plus tard, le chef de service de Berlioz [CG no. 502]. L’on voit, par les bonnes relations qu’ils entretenaient ensemble, et dont témoigneront encore d’autres documents postérieurs, que cet estimable musicien, malgré sa connaissance de l’art d’autrefois, n’était pas ennemi des tendances les plus modernes. — cas qui, bien que rare, a pu se présenter encore parfois.

Mon cher Bottée,

    Vous êtes mille fois bon d’avoir pensé à m’écrire. Il est de fait que la vague était cette fois haute et longue et que, malgré mon habitude à en laisser passer sur ma tête sans craindre de me noyer, j’ai cru un instant que la respiration allait me manquer. Mais c’est fini, …prêt à recommencer. L’ouvrage existe, c’est toujours ça. Nous trouverons bien l’occasion de le faire entendre plus tard. Les répétitions partielles des voix marchaient si bien ! En vérité il faut que l’enfer s’en mêle.

    Mille tonnerres ! !

    Mais, je vous l’ai dit, je les défie à la patience.

    Mille amitiés bien sincères.

H. BERLIOZ.

18 Juillet 1837.

Monsieur Bottée de Toulmon, rue de Molière, 16, à Auteuil, près Paris.

    L’autre lettre, plus développée, a un caractère d’épanchement plus intime, étant écrite par l’auteur à son père, le docteur Berlioz (2) : il y ouvre son cœur, et ce cœur est plein d’amertume et de colère [CG no. 506]. Les faits sont les mêmes que ceux que racontent les Mémoires, mais le ton du récit est d’une violence bien plus grande encore, et qui atteint à son paroxysme :

29 juillet 1837.

Cher Père,

    J’ai tardé jusqu’ici à vous faire part de la nouvelle gredinerie ministérielle que je viens d’essuyer, parce que j’espérais toujours avoir à vous apprendre quelque chose de propre à en adoucir l’effet. Mais rien ne se termine, et je ne veux pas vous laisser plus longtemps dans l’inquiétude.

    Voilà le fait : Deux cent mille francs ont été votés par les Chambres pour les fêtes de juillet, la cérémonie funèbre en avait sa part, j’en suis sûr : M. Gasparin m’a montré le procès-verbal de la séance de la Chambre des députés.

    J’avais comme vous savez un arrêté bien en règle, c’est-à-dire un contrat passé entre le gouvernement et moi, pour la composition de ce Requiem ; il en assurait l’exécution au 28 juillet. Malgré cela, la cérémonie des Invalides ayant été supprimée cette année par raison politique, on s’est dispensé d’exécuter mon ouvrage, bien que toutes les églises de Paris tendues de noir aient célébré des messes de morts pour les victimes de juillet. Je demande en quoi la suppression de la cérémonie des Invalides et l’exécution de mon ouvrage étaient inconciliables, la fête funèbre n’étant pas supprimée ? En aucune façon. Je ne demandais pas de catafalque de vingt mille francs, de tentures au dedans et au dehors, loin de là, j’avais manifesté dès l’origine le désir qu’il n’y eût rien de tout cela, l’effet musical étant à peu près impossible avec cet appareil.

    Les raisons véritables ne sont autres qu’une sale lésinerie et l’impudeur avec laquelle on se joue aujourd’hui des engagements contractés. On économisera de la sorte une quinzaine de mille francs, et Dieu sait où ils passeront.

    M. de Montalivet m’a fait demander comment il pourrait me dédommager de ce contretemps dont la raison politique est seule cause, proteste-t-il ; j’ai répondu que dans une affaire de cette nature il n’y avait pas de dédommagement possible autre que l’exécution de mon ouvrage.

    Le Journal des Débats s’est fâché, Armand Bertin a écrit à Montalivet une lettre foudroyante que j’ai vue et remise moi-même. Rien n’y a fait, toujours mêmes protestations ; c’est une décision du conseil des ministres, etc., et autres farces de même valeur.

    Mais ce n’est pas tout ; il s’agit de me payer les frais faits, M. Montalivet veut bien ne pas se refuser à les reconnaître. Il y a d’abord quatre mille francs pour moi, puis trois mille huit cents francs de copie, et de plus les frais de trois répétitions partielles des chœurs. Car je me préparais, tout marchait à souhait, je n’eusse jamais été exécuté de la sorte, et c’était merveille de voir comme ces masses vocales s’animaient. Malheureusement je n’ai pas pu aller jusqu’à une répétition générale, de sorte que je n’ai pas même pu faire connaître aux artistes cette immense partition qui excite si fort leur curiosité. J’appelle une telle conduite du gouvernement tout bonnement un vol. On me vole mon présent et mon avenir, car cette exécution avait pour moi de grandes conséquences. Un ministre n’eût pas osé, sous l’Empire, se comporter de la sorte, et l’eût-il fait, je crois que Napoléon l’eût tancé d’importance ; car enfin, je le répète, c’est un vol manifeste.

    On vient me chercher, on me demande si je veux écrire cet ouvrage, je fais mes conditions (musicales), on les accepte ; on me propose quatre mille francs, je ne les refuse pas ; on me promet par écrit l’exécution au 28 juillet ; je finis ma musique, tout est prêt, et on refuse d’aller plus loin. Le gouvernement se dispense de tenir la clause importante de l’engagement contracté avec moi ; c’est donc un abus de confiance, un abus de pouvoir, une saleté, un tour de gobelet, un vol.

    A présent me voilà avec le plus grand ouvrage musical qu’on ait jamais écrit, je pense, comme Robinson avec son canot : impossible de le lancer. Il faut une vaste église et quatre cents musiciens…

    Rien n’est encore terminé quant au payement des sommes dues, et je parie que je vais encore perdre un temps précieux en courses pour leur arracher cet argent.

    Il est question de me nommer inspecteur général de l’enseignement musical dans les écoles primaires. Le ministre de l’instruction publique, M. Salvandy, naguère mon collaborateur aux Débats (bien que je ne le connaisse pas), est disposé à créer cette place pour moi. Je n’y compte pas plus que sur le reste. A présent on n’est sûr que de ce qu’on tient.

    N’importe ! Le Requiem existe, et je vous jure, mon père, que c’est quelque chose qui marquera dans l’art ; je viendrai bien à bout, tôt ou tard, de le faire entendre.

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(1) Un de nos écrivains dont l’occupation favorite fut de chercher à mettre, en toute occasion, Berlioz en contradiction avec lui-même — ce qui fut un petit jeu de société fort à la mode en un temps — a fait un jour l’observation suivante : que Berlioz a écrit quelque part que son Requiem fut commandé pour l’anniversaire des journées de juillet 1830, tandis qu’il dit ailleurs que ce fut pour celui de l’attentat de Fieschi. Laquelle des deux dates était la vraie ? Cruelle incertitude !… Or, l’attentat de Fieschi fut commis lui-même au jour anniversaire des journées de juillet 1830, de sorte que les deux dates… n’en font qu’une ! Il serait facile de multiplier les exemples de rectifications du même genre, faites sur le même ton doctoral, et qui sont pareillement fondées.  
(2) Je profite de l’occasion que m’offre ce nom pour apprendre au savant critique qui ne veut pas qu’on dise : « Docteur Berlioz », sous le prétexte que le père du compositeur est qualifié « officier de santé » sur l’acte de naissance de son premier né, que Louis Berlioz fut reçu docteur en médecine à Paris, le 26 frimaire an XI, étant déjà marié, et quelques mois avant la promulgation de la loi du 19 ventôse an XI.

Le Ménestrel, 24 janvier 1904, p. 27-28

    Un catalogue d’autographes (J. Charavay, 395) donne l’analyse et un extrait d’une lettre de Berlioz à Brizeux, du 27 juillet, sur le même sujet [CG no. 505] :

    Il l’informe que le ministre, pour raison politique, vient d’interdire l’exécution de son Requiem. « On m’a interrompu au milieu de mes répétitions. C’est infâme. »

    Mais la prise de Constantine vint quelques mois plus tard rendre à Berlioz l’espoir de voir son œuvre exécutée. Dès que la nouvelle en fut connue et qu’on sut qu’une cérémonie funèbre serait célébrée aux Invalides en l’honneur des victimes de cette action héroïque et meurtrière, il reprit ses démarches, ainsi qu’en témoignent les deux lettres ci-après, datées du même jour [CG nos. 514, 513] :

A Monsieur le Ministre de la Guerre.

MONSIEUR LE MINISTRE,

    Une messe de Requiem me fut demandée par M. Gasparin au mois de mars dernier, pour les fêtes funèbres de juillet ; ma composition ne fut pas exécutée cependant, à cause de la suppression de la cérémonie des Invalides. M. le comte de Montalivet veut bien s’intéresser à l’exécution de mon ouvrage. Une circonstance se prépare à l’occasion de la mort du général Damrémont, où il pourrait se placer tout naturellement. Veuillez, monsieur le baron, le choisir pour cette solennité et, dans le cas où ma demande serait accueillie, me faire prévenir assez tôt pour que je puisse me mettre en mesure. C’est un ouvrage nouveau, conçu sur un plan très vaste ; il exige, en conséquence, plusieurs répétitions.

    Les frais de copie et de composition ont été faits déjà par le ministre de l’intérieur.

    Je suis, avec respect, monsieur le ministre, votre très humble serviteur.

HECTOR BERLIOZ,
     rue de Londres, 31.

Paris, 30 octobre 1837.

    Bibliothèque de Grenoble. Autographe no 332.

A Alexandre Dumas.

30 octobre 1837.

MON CHER DUMAS,

    Seriez-vous assez bon pour me donner encore un coup d’épaule ? Il s’agit de faire exécuter mon malencontreux Requiem dans une cérémonie que motiverait la prise de Constantine. Si le duc d’Orléans voulait, ce serait très aisé. J’irai vous voir pour en causer plus au long.

    AD. JULLIEN, Hector Berlioz, p. 102.

    L’exécution du Requiem eut lieu aux Invalides le 5 décembre suivant. Nous connaissons déjà les impressions de Berlioz sur cette audition par une lettre à Humbert Ferrand du 17 décembre ; en voici une autre, inédite, qu’il écrivit le même jour à sa mère [CG no. 529]. On y retrouvera plusieurs détails pareils à ceux qu’il donnait à son ami. L’on observera aussi qu’il insiste sur la question des bénéfices et des arrangements pécuniaires, avec une complaisance qui semble indiquer qu’il savait intéresser sa famille par ce sujet au moins autant que par le récit d’un succès purement artistique. Nous donnons la lettre dans son intégralité, bien qu’elle contienne quelques phrases étrangères à notre sujet principal.

Paris, 17 décembre 1837.

    Voilà où j’en suis, chère maman : quant au moral, on ne m’a pas encore payé, mais l’ordonnance du payement est faite, elle sera signée demain, et je sais que M. de Montalivet s’est cru obligé d’ajouter aux quatre mille francs promis par l’arrêté de M. Gasparin une gratification de quinze cents francs. A présent il s’agit de m’acheter mon ouvrage, qui deviendrait propriété nationale ; les chefs de bureau du ministère m’ont confié cela ce matin ; je ne sais à cet égard rien de positif, j’ignore également combien on compte m’offrir de ma partition et si l’on entend la garder en manuscrit ou la faire graver aux frais du gouvernement ; quoi qu’il en soit, tout va assez bien. Je vous ai envoyé une vingtaine de journaux en deux fois ; je pense qu’ils vous sont tous parvenus. La presse anglaise a été aussi très bonne, de sorte que nous pouvons nous flatter de faire un tapage d’enfer dans les quatre parties du monde. Tout cela arrange fort bien mes affaires à l’Opéra, et je suis à peu près sûr à présent, quand cet interminable opéra d’Halévy qu’on répète depuis huit mois sera monté, d’être mis à l’étude. La seule chance contraire est peu probable : il faudrait qu’Auber (qui a un engagement antérieur au mien) fît un opéra en cinq actes en quatre mois.

    Votre triple lettre m’a fait bien plaisir, chère maman, remerciez bien pour moi Nanci et Camille de leur bon souvenir ; j’écrirai à Nanci prochainement. Adèle est toujours la même charmante enfant que je connaissais, et je l’embrasse à tout rompre comme elle m’applaudit. Je suis fâché que personne ne m’ait dit un mot de Prosper ; il est, je pense, devenu raisonnablement grand et grandement raisonnable. S’il veut me faire plaisir, il m’écrira une longue lettre sans régler son papier et sans endimancher ses phrases.

    Mon père avait été fort contrarié des incidents qui ont retardé l’exécution de mon Requiem, il est sans doute content aujourd’hui ; nous n’avons rien perdu pour attendre. Cherubini a été un peu étrangement surpris de voir le bibliothécaire de son Conservatoire énoncer dans la Gazette musicale des opinions aussi audacieuses à mon sujet (1) ; toutefois il paraît que la lettre du ministre de la guerre lui a déplu bien davantage. Les académiciens de la section de musique, en général, ne sont pas gais.

    Vous savez qu’Alphonse est depuis assez longtemps malade d’un rhumatisme aigu qui l’a cloué assez rudement dans son lit ; je l’ai vu il y a quatre jours, il craint d’en avoir pour longtemps encore.

    Henriette est un peu malade aussi d’un rhume violent, il n’y a que Louis de vraiment bien portant, car j’ai un léger mal de gorge.

    Adieu chère mère, mille bonjours à tous mes amis de la Côte ; je charge Adèle d’embrasser mon père et vous, et même Prosper, dont on ne me dit rien.

HECTOR BERLIOZ.

    Autre lettre de Berlioz à sa mère, du 18 janvier 1838 [CG no. 535]. Nous en donnons seulement la partie relative au Requiem.

    La semaine est mauvaise, je n’entends parler que de catastrophes dont je ne vous entretiendrai pas parce qu’elles ne vous touchent pas, fort heureusement. En revenant de conduire le jeune de Roger au cimetière, j’apprends la mort d’un de mes amis qui habitait Francfort ; puis l’horrible incendie du Théâtre-Italien, des familles riches hier, aujourd’hui sans un sou, le directeur qui se brise le crâne en tombant sur le pavé pour échapper aux flammes, et pour compléter tout cela, mes tracasseries interminables avec le ministre de l’intérieur. Je sais que mon père et vous, chère maman, attendiez impatiemment de savoir si j’avais été payé. Eh bien, je n’ai rien reçu encore. Le ministre de la guerre (un brave et digne homme) m’a remis les dix mille francs destinés à payer l’exécution de mon ouvrage, de sorte qu’à cette heure tout le monde est payé, excepté moi, parce que j’ai le malheur d’avoir affaire au ministre de l’intérieur. Hier je suis allé dans ses bureaux faire une scène comme on n’en a, je crois, jamais vu en pareil lieu ; j’ai fait dire à M. de Montalivet par son chef de division que je serais honteux d’agir avec mon bottier comme il se comporte avec moi, et que si je n’étais pas payé dans le plus bref délai je raconterais tous les infâmes tripotages qui se sont faits à mon sujet au ministère, de manière à donner aux journaux de l’opposition ample matière à scandale. Il paraît qu’on a voulu, avant l’exécution du Requiem, ANNULER l’arrêté de M. Gasparin et qu’on a disposé de mes quatre mille francs, ou, pour parler français, qu’on les a volés. Les quinze cents francs de gratification ont disparu de la mémoire des chefs de bureau des Beaux-Arts, ils disent à présent que c’était une erreur. Jamais on n’a vu un plus complet ramas de gredins et de voleurs. Mais je serai payé, il n’y a pas à s’en inquiéter, ce n’est qu’un retard, ils ont trop peur de la presse. On m’a parlé de la croix d’honneur pour l’époque de la fête du roi, au mois de mai. Nous verrons si ce sera encore une mystification. Au reste, c’est le moindre de mes soucis.

    La Bibliothèque du Conservatoire possède, compris parmi les autographes de Berlioz, un document qui mérite d’être mentionné à cette place, car il nous fait assister au dénouement de toutes les difficultés dont il est question dans les précédentes lettres. C’est un « Avis d’ordonnance » émanant de la comptabilité générale du ministère de l’intérieur, à la date du 23 janvier 1838, et portant le libellé suivant :

    A M. Berlioz, compositeur .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   . 4.000 francs.

    Pour le prix d’acquisition de la partition de la messe que vous avez composée à l’occasion de la cérémonie funèbre qui a eu lieu aux Invalides en l’honneur du général Damrémont et des autres Français tués au siège de Constantine.

    Au bas, on lit la signature de Berlioz, précédée des mots :

    Acquitté, le 1er février 1838.

    Nous trouvons enfin une indication complémentaire sur le même sujet dans un catalogue d’autographes (J. Charavay, 201), dont voici le libellé :

    BERLIOZ… Paris, 15 décembre 1837. — Reçu de 1.000 francs à valoir sur les frais de répétition de son Requiem exécuté aux funérailles du général Damrémont.

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(1) Bottée de Toulmon rendit compte en effet du Requiem de Berlioz en une longue et élogieuse étude qui tint plusieurs numéros de la Gazette musicale.

Le Ménestrel, 31 janvier 1904, p. 36-37

    Arrêtons-nous un instant avant de donner les derniers extraits des lettres de Berlioz qui compléteront cette étude documentaire sur son Requiem. Les Mémoires nous avaient déjà exposé les mêmes faits, mais le chapitre qui en contient le récit avait fait naître des doutes, soulevé des contestations. Des lettres écrites au lendemain même des événements, pour l’intimité de la famille, sont un moyen de contrôle précieux pour vérifier l’exactitude d’une narration rédigée longtemps après et destinée au public. En vont-elles apporter la confirmation, ou donner raison aux contradicteurs ?

    Les lecteurs familiers avec les Mémoires de Berlioz ont déjà fait la réponse : ils ont pu constater qu’il ne saurait y avoir plus parfaite conformité entre deux récits différents des mêmes faits que celle qui existe entre les lettres et le livre. Certains traits même sont reproduits mot pour mot, attestant la sûreté de la mémoire de l’écrivain ; telle, par exemple, la dernière apostrophe au fonctionnaire : « Je serais honteux d’agir, etc. », dont la lettre souligne le texte, et dont on retrouve toutes les expressions caractéristiques dans les Mémoires.

    Une seule erreur est à relever : erreur de chiffre. Les Mémoires disent que la somme convenue pour la composition du Requiem était de 3.000 francs, tandis que toutes les lettres, ainsi que l’avis d’ordonnancement, parlent de 4.000. Mais nous ne pensons pas avoir à considérer cette erreur comme intentionnelle. Berlioz, dont la mémoire est très fidèle en ce qui concerne les faits, a lui-même déclaré maintes fois qu’il n’avait pas celle des chiffres. « Je te croyais plus jeune, écrivait-il un jour à son fils ; ne vas-tu pas me faire un crime de ne pas avoir la mémoires des dates ? Est-ce que je sais quel âge avaient mon père, ma mère, mes sœurs, mon frère, quand ils sont morts ? » (1). Les erreurs de cette nature ne sont pas rares dans ses écrits ; ce sont les seules qu’il commette, et d’ailleurs, ce me semble, celles qui importent le moins.

    Donc, tout ce qui se rapporte à la commande du Requiem, aux études commencées en vue des fêtes de juillet, au contre-ordre survenu au milieu des répétitions, puis aux démarches postérieures pour l’utilisation de l’œuvre à une autre cérémonie, aux négociations pour le règlement final, à l’exactitude du ministre de la guerre à tenir ses engagements et aux difficultés venues du ministère de l’intérieur, les discussions qui en résultèrent, l’appât de la croix d’honneur, l’acompte versé le 15 décembre pour des frais de répétition remontant à juillet, le paiement de la somme due au compositeur retardé jusqu’au 1er février suivant, tout cela est confirmé de la façon la plus manifeste par le témoignage des lettres, qui ne présentent avec les Mémoires d’autre différence que d’ajouter des détails nouveaux.

    Les lettres mêmes se contrôlent et se complètent les unes par les autres. C’est ainsi que nous avions déjà connaissance, par une des Lettres intimes à Humbert Ferrand (17 décembre), de l’espoir qu’on avait donné à Berlioz d’une gratification et de l’acquisition de son œuvre par l’État [CG no. 528] : « M. de Montalivet n’a pas voulu me donner les 4.000 francs tout secs, etc. » Nous venons de lire les mêmes détails dans la lettre à sa mère du même jour 17 décembre. Enfin la lettre du 18 janvier, racontant les difficultés qu’il rencontre, et disant qu’il n’est plus question de cette gratification, est également d’accord avec la pièce comptable qui, datée du 1er février, atteste en même temps que Berlioz dut se résigner à toucher ses 4.000 francs tout secs.

    Puis donc que toutes les parties du récit ont été reconnues exactes, il en résulte logiquement que les autres doivent être aussi tenues pour telles. Les contestations qu’on a tentées parfois ne tiennent pas, d’ailleurs, devant un examen attentif des faits. C’est ainsi qu’on a cru devoir défendre Cherubini contre le reproche de n’avoir pas été favorable à Berlioz. Mais d’abord, cette défense est-elle bien nécessaire ? En quoi le fait que Berlioz ou Cherubini furent généralement en désaccord pourrait-il entacher leur mémoire ? Et qui s’étonnerait que le vieux maître ait, dans la circonstance qui nous occupe, manifesté quelque dépit ? Berlioz l’a écrit lui-même : « Il était depuis longtemps d’usage qu’on fit exécuter une de ses messes funèbres en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce qu’il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d’un jeune homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l’hérésie dans l’école, l’irrita profondément ». En même temps, je pense qu’il serait excessif de reprocher à Berlioz de ne s’être pas effacé devant son aîné, alors que son génie n’attendait, pour se révéler dans toute sa plénitude, qu’une occasion semblable à celle qui s’offrait alors si heureusement à lui.

    Quoi qu’il en soit, on a pensé rendre un bon office à Cherubini en publiant la lettre suivante que lui écrivit Berlioz au cours de ces événements [CG no. 492] :

MONSIEUR,

    Je suis vivement touché de la noble abnégation qui vous porte à refuser votre admirable Requiem pour la cérémonie des Invalides ; veuillez être convaincu de toute ma reconnaissance. Cependant, comme la détermination de M. le ministre de l’intérieur est irrévocable, je viens vous prier instamment de ne plus penser à moi et de ne pas priver le gouvernement et vos admirateurs d’un chef-d’œuvre qui donnerait tant d’éclat à la solennité.

    Je suis avec un profond respect, Monsieur, votre dévoué serviteur,

H. BERLIOZ (2).

    24 mars 1837.

    Tout d’abord, à première vue, on nous permettra de tirer de cette lettre des conclusions tout autres que celles qu’on aurait désirées, et d’y voir tout justement la preuve de la réalité des sentiments que Berlioz attribue à Cherubini. Ce serait peut-être, en effet, reculer un peu trop les bornes de la crédulité que de penser que Berlioz a pu demander sérieusement à son rival de faire en sorte qu’on n’exécutât pas sa musique. Cette lettre, simple démarche de convenance et de diplomatie, ne peut donc être considérée que comme une réponse opportune à quelque manifestation de dépit du vieux maître.

    Mais, d’ailleurs, elle n’infirme en rien les dires des Mémoires, par la simple raison qu’elle ne s’y rapporte pas. Que raconte ce livre ? Qu’au moment où fut décidée l’exécution du Requiem de Berlioz à la cérémonie funèbre en l’honneur des soldats morts à l’assaut de Constantine, Cherubini fut irrité, et qu’Halévy fit en sa faveur une démarche auprès du directeur du Journal des Débats.

    Or, la cérémonie eut lieu le 5 décembre, — et la lettre est du 24 mars. Si nous avions voulu la comprendre dans la série précédente, elle eût été, chronologiquement, la première, car elle est antérieure à toutes les communications que fit Berlioz à ses amis et à ses parents pour leur annoncer la commande du Requiem ; elle est contemporaine de cette commande même, et il est évident que c’est à son occasion qu’elle fut écrite. Nous avons d’ailleurs trouvé une allusion à laquelle elle se rattache dans la première des lettres inédites précédemment citées : « Cette affaire, après quelques traverses suscitées par Cherubini, qui voulait faire exécuter aux Invalides un nouveau Requiem qu’il vient de composer, s’est terminée cependant d’une manière honorable pour lui » (17 avril). La démarche de Berlioz envers Cherubini, parfaitement d’accord avec les indications de cette lettre intime, n’apporte donc aucun démenti aux allégations des Mémoires relatives à un incident qui se produisit huit mois plus tard.

    Quant à cet incident même, n’ayant aucune donnée qui nous permette de le démentir, nous devons donc le tenir pour véridique.

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(1) Correspondance inédite, p. 285 (28 octobre 1861).  
(2) Cette lettre, dont l’autographe appartient aujourd’hui à M. Ch. Malherbe, a été publiée pour la première fois par M. Arthur Pougin, dans ce journal même, dans son étude sur Cherubini. Elle a été reproduite en fac-similé en tête des deuxième et troisième éditions de la Correspondance inédite. Mais elle n’a jamais figuré à sa date dans les recueils de lettres de Berlioz.

Le Ménestrel, 7 février 1904, p. 44-45

    Reste un dernier épisode, du genre héroï-comique : celui de l’intempestive prise de tabac d’Habeneck. Ici encore, nul témoignage contradictoire ne nous permet d’infirmer la déclaration de Berlioz. Au reste, considérons bien son récit. Berlioz raconte que, pendant que l’exécution du Dies iræ suivait son cours, Habeneck posa son bâton pour prendre une prise. Tel est le fait. Il ajoute qu’il pense qu’Habeneck agit ainsi dans le noir dessein de le trahir. Mais ceci n’est plus qu’une simple hypothèse. Il en convient lui-même : « L’a-t-il fait exprès ?… Je n’y veux pas songer… Mais je n’en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure. »

    Du fait en lui-même, nous n’avons pas, avons-nous dit, la confirmation immédiate, non plus que le démenti. Mais je tiens de plusieurs artistes qui ont fait partie de l’orchestre du Conservatoire sous Habeneck que celui-ci avait coutume, quand le mouvement était bien donné et la symphonie lancée, de poser sa baguette et de prendre une prise, parfois même de présenter sa tabatière à ses voisins. Pendant ce temps, l’orchestre marchait tout seul. Telles étaient les habitudes paternelles — ou plutôt paternes — du bon vieux temps. Ne serait-il pas possible d’accorder tout le monde en avançant qu’Habeneck ne fit que céder à son habitude, sans songer à mal, pendant l’exécution du Requiem, et que Berlioz, toujours inquiet, a pu tirer de ce moment d’inattention des conclusions excessives quant aux intentions du chef d’orchestre, le fait restant d’ailleurs conforme à son rapport ? Cela me paraît parfaitement admissible. En tout cas, je ne crois pas que l’absence de toute allusion à cet incident dans les lettres contemporaines doive être tournée contre Berlioz : il avait tant à dire qu’il ne pouvait pas dire tout. « Le Requiem a été bien exécuté », écrit-il simplement à Ferrand, et il n’entre dans aucun détail [CG no. 528]. Mais plus tard, au moment où il commence dans les journaux la publication fragmentaire de ses Mémoires, il écrit au même correspondant : « Les derniers numéros contiennent (très affaibli) le récit du crime tenté sur moi par Cavé et Habeneck, lors de la première exécution de mon Requiem. » (28 avril 1859; [CG no. 2368]). Cette phrase indique, à n’en pas douter, que Berlioz avait fait à son ami le récit du « crime ». D’ailleurs, le fait que le chapitre des Mémoires a été publié à une époque si rapprochée de l’événement et n’a soulevé aucune protestation de la part des nombreux témoins survivants est par lui-même assez significatif.

    Donc, cette fois encore, nous n’avons pas de raison pour douter de l’exactitude des faits énoncés par Berlioz.

    Terminons par quelques brefs extraits des lettres à la famille postérieures de plus ou moins longtemps à la première audition du Requiem, mais toujours relatives à cette œuvre.

    Le 28 juin 1838, il écrit à sa sœur Adèle [CG no. 557] :

    On vient d’exécuter le Requiem à Lille avec cinq cents musiciens, et Habeneck m’écrit que le succès a été immense et l’exécution parfaite. Il faut que ce soit plus que vrai pour que ce vieux loup se soit laissé prendre d’enthousiasme au point de me l’écrire.

    A la même, le 12 juillet suivant [CG no. 560] :

    Tu sais (je t’en ai déjà parlé) mon succès à Lille au Festival. J’ai été exécuté par six cents musiciens devant cinq mille auditeurs. Tu as lu les journaux du dép. du Nord : ils ont été copiés par ceux de Paris. J’ai vu beaucoup de personnes qui assistaient à cette fête musicale ; au moment de la péroraison de mon Lacrymosa il y a eu des larmes et même, à ce que disent plusieurs lettres, deux ou trois bons évanouissements. Certes, je sais beaucoup de gré à ces dames de s’être si bien trouvées mal en mon honneur.

    Habeneck, le chef d’orchestre de l’Opéra, était à Lille et conduisait tout ça : il m’a donné des détails qui m’ont fait bien regretter de n’y être pas allé. Il m’avait écrit après le premier concert (mon morceau a été redemandé pour le second), et, à son retour à Paris, Cherubini, dont on avait exécuté un Credo, lui a fait des reproches assez aigres, relativement à la lettre que j’avais reçue de lui.

    Du 9 octobre 1838 [CG no. 575] :

    Mon Requiem qui vient de paraître et dont le prix est assez élevé se vend bien.

    Du 30 novembre [26 novembre], à son père [CG no. 588] :

    A propos de la Cour, je suis allé présenter un exemplaire de mon Requiem au duc d’Orléans qui avait depuis longtemps souscrit à cet ouvrage. Le prince a été fort aimable et accueillant.

    A sa sœur, 2 novembre 1840, au lendemain du Festival de l’Opéra [CG no. 734] :

    …J’ai vu que l’affaire s’engageait bien. Aussi j’ai commencé mon Dies iræ avec confiance malgré les deux ou trois gredins que je savais être au parterre. L’effet de cette masse harmonique a été foudroyant, la salle tremblait sous l’effort des voix et des tonnerres et des trompettes ; cette peinture du jugement dernier les a écrasés, et trois fois au milieu du morceau les applaudissements et les cris du public ont couvert les sons de mon peuple chantant. A la fin de ce morceau un cher ennemi a eu la stupidité de pousser un coup de sifflet, que j’aurais payé mille francs s’il s’était agi de l’acheter ; à l’instant la salle entière s’est levée avec des cris de fureur, mes exécutants ont joint leurs applaudissements à ceux du parterre et des loges. Les femmes applaudissaient avec leurs cahiers de musique, les violons et les basses avec leurs archets, les timbaliers avec leurs baguettes, c’était, on peut le dire, un succès furieux.

    En 1846, l’Association des artistes musiciens donna une audition du Requiem à laquelle se rapportent les deux documents que voici. Le premier nous est fourni par deux catalogues d’autographes (J. Charavay, 390, et 49.212) : c’est une lettre, du 7 août, au ténor Roger [CG no. 1055] :

    Il lui demande de vouloir bien chanter le solo de son Requiem qu’on exécute le 29 à Saint-Eustache dans une cérémonie dédiée à la mémoire de Gluck.

    Une lettre à son père, du 16 septembre, rend compte en ces termes de cette audition [CG no. 1060] :

    Vous avez dû apprendre l’exécution de mon Requiem dans une solennité en l’honneur de Gluck, organisée par l’Association des musiciens de Paris le mois dernier. Mon ouvrage a produit incomparablement plus d’effet qu’il n’en produisit aux Invalides la première fois. Nous étions 500 exécutants, je dirigeais, l’église Saint-Eustache est d’une sonorité excellente, chacun y mettait du zèle, et il y avait une foule immense d’auditeurs. L’impression produite par le Dies iræ a été vraiment extraordinaire, surtout au verset : Judex ergo cum sedebit. Le baron Taylor, président de l’Association des musiciens, m’a chaudement aidé pour vaincre les difficultés que deux ou trois de nos bons ennemis ont voulu nous susciter pour empêcher cette exécution.

    Après de tels détails donnés dans des lettres où Berlioz s’épanche sans contrainte, on comprend l’apostrophe que lui adressa son père la dernière fois qu’ils se virent :

    « Oui, je voudrais entendre ce terrible Dies iræ dont on m’a tant parlé, après quoi je dirais volontiers avec Siméon : Nunc dimittis servum tuum, Domine ! ».

    L’on sait du reste que le Requiem eut toujours, aux yeux de son auteur, un prestige tout particulier. « Si j’étais menacé de voir brûler mon œuvre entière moins une partition, c’est pour la Messe des Morts que je demanderais grâce », écrivait-il à Humbert Ferrand deux ans à peine avant sa mort [CG no. 3209]. Et M. Henri Maréchal, qui, presque enfant, eut les confidences du vieillard désespéré, les rappelait naguère en ces termes, au pied de sa statue :

« Ainsi parla Berlioz :

« Je me suis trompé, je suis un vaincu… je verrais toute ma musique dressée là devant moi, comme un bûcher auquel on mettrait le feu, que je ne bougerais pas. Cependant je regretterais mon Requiem. Mais il faut cinq orchestres pour l’exécuter, et l’on ne peut s’offrir cela tous les jours ! »

    La postérité partagera-t-elle cette prédilection presque exclusive de l’auteur pour une seule de ses œuvres ? Peut-être, à celle qui chante la mort, préférera-t-elle quelques-unes de celles qui célèbrent la vie. Mais, fort heureusement, nous ne sommes pas tenus de faire ce choix unique : on n’a pas formé un bûcher avec l’œuvre de Berlioz ; elle nous reste entière, hors des atteintes du mauvais esprit, et toujours vivace et puissante en son infinie variété.

Site Hector Berlioz créé par Monir Tayeb et Michel Austin le 18 juillet 1997; page Julien Tiersot: Berlioziana créée le 1er mai 2012; cette page créée le 15 mai 2012.

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