FEUILLETON DU JOURNAL DES DÉBATS
DU 12 JUIN 1892 [p. 1-2].
REVUE MUSICALE.
Théâtre de l’Opéra-Comique : Les Troyens, opéra en quatre actes, d’Hector Berlioz (reprise).
Je n’y vais pas par trente-six chemins et je déclare ici sans réticences ni préambule, spontanément et catégoriquement, qu’il est honteux pour l’art français qu’un ouvrage comme les Troyens en soit réduit à aller s’échouer en fragments mal ajustés sur une scène lyrique de second ordre quand le cadre de notre grand Opéra serait à peine assez vaste pour contenir un tel chef-d’œuvre. Mais là, du moins, il serait à sa place, là il trouverait toutes les ressources de mise en scène dont il a besoin, un orchestre, des chœurs et des interprètes dignes de lui. Et là, au prix de quelques concessions, de quelques suppressions auxquelles Berlioz lui-même se serait résigné, l’entendrions-nous dans son entier, tandis que nous n’en connaissons qu’une partie à laquelle l’autre n’est certes pas inférieure, il s’en faut de beaucoup. Nous ne connaissons, c’est-à-dire que, aujourd’hui comme il y a trente ans, on ne nous donne que les Troyens à Carthage, laissant encore une fois de côté cette admirable Prise de Troie, épave que dans le temps le concert recueillit, le théâtre n’en voulant pas. Berlioz las de voir avorter les tentatives qu’il avait faites pour obtenir la représentation de son œuvre à l’Opéra, et ne résistant pas au désir d’en entendre au moins un important fragment à la scène, céda aux instances de M. Carvalho et consentit à faire représenter au Théâtre-Lyrique les troisième, quatrième et cinquième actes de sa partition qui forment les Troyens à Carthage ; il sacrifiait les deux premiers actes : la Prise de Troie : « O ma noble Cassandre, mon héroïque vierge, il faut donc me résigner, je ne t’entendrai jamais !….. » Et quelle compensation obtint-il pour un sacrifice qui dut lui coûter si cher ? Lisez ses Mémoires et vous le saurez. Il se plaint de l’exiguïté de la scène, de l’insuffisance de ses interprètes tout en rendant justice aux deux artistes qui tenaient les rôles principaux, Mme Charton-Demeur et Monjauze, et il gémit sur les coupures qui lui furent imposées. Quand M. Carvalho n’osait les lui demander lui-même, il les lui faisait demander par un ami commun. Venaient ensuite des critiques de détail à le « faire devenir fou ». Dix morceaux furent supprimés tant pendant les études qu’après la première représentation. Il en donne l’énumération dans ses Mémoires. Et il ajoute : « Malgré les perfectionnements et les corrections que M. Carvalho leur avait fait subir, les Troyens à Carthage n’eurent que vingt et une représentations. » M. Carvalho, directeur de l’Opéra, eût-il mieux fait les choses, eût-il donné plus ample satisfaction aux exigences si légitimes du compositeur ? J’aime à le croire ; mais M. Carvalho dirigeait alors le Théâtre-Lyrique, devenu, sur le même emplacement et avec les mêmes proportions, l’Opéra-Comique d’aujourd’hui. Et si Berlioz vivait encore, il trouverait que, aujourd’hui comme il y a trente ans, la représentation des Troyens est une entreprise au-dessus des forces de M. Carvalho, c’est-à-dire que si la bonne volonté et les aptitudes du directeur peuvent à la rigueur y suffire, les ressources dont il dispose et les dimensions du cadre qui les renferme n’y suffisent point.
Mais enfin si Berlioz vivait, en supposant qu’on lui eût infligé les mêmes déboires et fait avaler les mêmes couleuvres, il aurait pu, comme il y a trente ans, choisir ses interprètes, les styler, leur communiquer ses intentions, les façonner à leurs rôles, tirer d’eux tout ce qu’il en aurait pu tirer, imposer ses mouvements au chef d’orchestre, et peut-être eût-il obtenu que la mise en scène ne fût pas, comme jadis, « absurde en certains endroits et ridicule dans d’autres ». D’abord, il se serait opposé énergiquement à la suppression de la « Marche troyenne » telle qu’il l’avait modifiée et qui s’exécutait derrière la toile avec des chœurs et des instruments placés sur le théâtre. Je sais bien qu’on l’a rétablie le soir de la répétition générale offerte à la presse ; je le sais d’autant mieux que c’est moi qui l’ai demandé à l’éditeur des Troyens, à M. de Choudens. Mais on l’a exécutée sans les chœurs, avec les instruments de l’orchestre, dans la version que Berlioz a écrite pour le concert. Et alors cette marche, sans les voix du chœur, sans le décor peint sur la toile qui représentait une vue de Troie en flammes, sans le rapsode qui récitait la légende du cheval de bois « immense, colossal », ce n’est plus qu’un morceau symphonique faisant double emploi avec le Lamento composé par Berlioz pour servir de prélude aux Troyens à Carthage séparés de la Prise de Troie. Mais ce barde pinçant, après chaque strophe de son récit, les quatre cordes de sa lyre, ou plutôt en faisant le simulacre, puisqu’il y avait une harpe placée dans la coulisse, ce barde avec sa robe blanche et sa longue barbe prêtait à rire. On a pu rire il y a trente ans ; on n’aurait peut-être pas ri aujourd’hui ; et puis la suppression du rapsode et de l’épisode qu’il venait raconter au public entraînait-elle forcément celle de la marche ? Il paraît que non, puisqu’on s’est décidé à la rétablir ; mais encore fallait-il nous la rendre dans sa version primitive et non pas comme morceau de concert. Il en est de même de la chasse royale qui se joue le rideau baissé, ce qui supprime un décor qui eût pu être fort beau, et toutes ces apparitions de chasseurs, de naïades, de satyres et de sylvains qui occupent la scène avant l’arrivée de Didon et d’Enée, cherchant dans la grotte voisine un abri contre l’orage déchaîné. Donc la « chasse royale » qui forme un acte entier, le deuxième, dans la partition des Troyens à Carthage, est devenu un simple entr’acte symphonique et se joue (pourquoi cette interversion ?) après l’acte qui se passe dans les jardins de Didon où l’on est un peu surpris, l’incident de la grotte n’existant plus, de trouver le héros troyen et l’amoureuse princesse dans une si douce intimité. On s’étonne aussi de la façon un peu brusque dont la reine apprend que les Troyens sont partis. Cela tient à la coupure d’un duo où Enée explique à Didon qu’il doit céder aux ordres souverains des dieux et fuir vers l’Italie. Je ne regrette pas absolument ce duo à la suppression duquel, bon gré mal gré, Berlioz avait dû consentir ; il n’est pas absolument nécessaire à la marche de l’action, et si Enée part sans dire à Didon un dernier adieu, du moins ne lui avait-il pas laissé ignorer dans une scène précédente que son départ était inévitable. Ce que je regrette, ce sont ces ravissants airs de ballet que le concert, fort heureusement, nous a conservés et qui nécessitaient un personnel dansant qui n’est pas dans les moyens de M. Carvalho et que n’exige pas, d’ailleurs, le répertoire de l’Opéra-Comique. En fait de danses, nous avons dû nous contenter du pas des esclaves nubiens, où de courtes phrases chantées dans une langue de fantaisie : « Amaloué, Midonaé » se mêlent à un divertissement instrumental tout à fait délicieux et d’une grande originalité.
Il faut remercier M. Carvalho de nous avoir rendu le chant d’Iopas, une véritable perle mélodique et le duo des Sentinelles :
Par Bacchus ! Ils sont fous avec leur Italie…
qui a beaucoup de caractère et prépare si bien l’entrée d’Enée :
Inutiles regrets, je dois quitter Carthage
Didon le sait…
Et le rétablissement de ces deux morceaux nous rend moins sensible à la coupure maintenue de l’entrée des constructeurs, de celle des matelots et de celle des laboureurs au premier acte, un simple prétexte à mise en scène, de même que nous avons vu disparaître sans trop de regret, au début du deuxième acte (le troisième dans la partition), l’air de Narbal et la cavatine d’Anna chantés d’abord séparément puis réunis ensemble par un artifice de contre-point, qui ne peut avoir, dans une œuvre écrite pour le théâtre, qu’un intérêt bien secondaire.
Berlioz reproche amèrement à M. Carvalho, toujours dans ses Mémoires, d’avoir fait disparaître, au bout de quelques représentations, la chanson d’Hylas au début du quatrième acte, pour se dispenser de payer à l’artiste chargé de ce rôle un misérable cachet supplémentaire. Cette chanson, d’un accent si mélancolique et toute pleine de tendresse et de poésie, nous est rendue enfin ! Mais que dire maintenant des mutilations qu’on a fait subir au chœur des prêtres de Pluton et à la scène qui suit la mort de Didon ? Plus de Capitole romain entrevu dans une gloire, plus de marche troyenne à laquelle se mêle d’une façon si saisissante, si sauvage la malédiction du peuple de Carthage :
Haine éternelle à la race d’Enée !…
Plus rien que quelques accords sur lesquels la toile tombe, comme si l’on était pressé d’en finir et de ne pas détruire l’effet de la prophétie de Didon expirante :
Un jour, sur la terre africaine,
Il naîtra de ma cendre un glorieux vengeur,
Annibal, Annibal !…
Ah ! l’on n’a touché ni au quintette ni au septuor, ni au fameux duo :
Nuit d’ivresse et d’extase infinie !
On s’en serait bien gardé et on n’a même pas dû y songer. L’admirable et pure beauté de ces trois inspirations de génie les met à l’abri de tout accident. Pour nous aussi, c’est une « extase infinie », un long ravissement que de les entendre. Dans quelle œuvre moderne ou classique trouverait-on l’équivalent de ces pages sublimes ? Mais l’effet n’en a-t-il pas été un peu atténué par la monotone lenteur du duo qui, écrit d’un bout à l’autre comme celui de Lohengrin, dans un même rythme, exige comme celui-là aussi, non seulement des nuances variées dans l’expression vocale, mais aussi de fréquentes altérations dans le mouvement ? Maintenant, ne croyez pas, je vous prie, que j’ai eu le moins du monde, en faisant ce rapprochement, l’intention de comparer l’un à l’autre des duos qui, tout en étant des duos d’amour, se ressemblent si peu. Enfin, c’est toujours une question grave que la question des mouvements et j’aimerais qu’un chef d’orchestre, désireux de bien rendre la pensée du compositeur, — tel est M. Danbé, je suppose, — ne manquât jamais de la faire passer en première ligne ou tout au moins de s’en préoccuper. Trop de lenteur dans le duo, trop de précipitation dans le chœur d’introduction du premier acte dont le métronome indique d’ailleurs le mouvement vrai, pensez-vous que cela fasse compensation ? Je ne cite que ces deux exemples, parce que je trouve que c’est assez.
Est-ce ici ou ailleurs que j’ai raconté — dans tous les cas il n’est pas inutile de le rappeler — que le grand-duc de Saxe-Weimar avait écrit une lettre autographe à l’empereur Napoléon III pour lui demander de faire représenter les Troyens sur la scène de l’Opéra placée à cette époque sous le régime de la régie et dirigée par M. Alphonse Royer ? Les Troyens furent représentés non pas à l’Opéra, mais au Théâtre-Lyrique et peu de temps après j’eus l’occasion, me trouvant à Weimar, d’en informer le grand-duc, qui s’en montra tout surpris et même un peu affecté. Berlioz, qui n’avait jamais osé dire à ce prince le peu de cas que l’empereur avait fait de sa recommandation, me remercia de lui avoir dit la vérité. Un jour, cependant, Alphonse Royer prenant à part Berlioz, dans un salon où ils s’étaient rencontrés, lui avait dit : « Le ministre d’Etat m’a ordonné de vous annoncer qu’on allait mettre à l’étude, à l’Opéra, votre partition des Troyens et qu’il voulait vous donner pleine satisfaction. »
« Cette promesse faite spontanément par Son Excellence ne fut pas mieux tenue que tant d’autres, et à partir de ce moment-là il n’en a plus… été question. » Je complète la phrase que Berlioz n’achève pas dans ses Mémoires. Il semble qu’il ait hâte de clore le récit des tribulations par lesquelles l’ont fait passer ces malheureux Troyens avant d’arriver au théâtre, où d’ailleurs ils ne devaient pas arriver tout entiers. Non seulement on avait traité d’absurde et d’insensé l’opéra de Berlioz, mais on avait fait courir le bruit « que cela durerait huit heures, qu’il fallait deux troupes comme celle de l’Opéra pour l’exécuter, trois cents choristes supplémentaires, etc. » La partition a pourtant été minutée par Berlioz lui-même. Jouée intégralement, elle dure quatre heures et demie ; — c’est peut-être beaucoup. Avec quelques coupures on peut en raccourcir la durée de vingt à vingt-cinq minutes. Mais comme je suis d’avis que lorsqu’il s’agit d’une œuvre comme les Troyens le mieux est de la présenter au public dans son intégralité, je demanderai pourquoi on n’y consacrerait pas deux soirées, s’il était reconnu qu’une seule n’y suffirait pas. A Bayreuth, on en donne bien quatre à la tétralogie de Richard Wagner. Il est vrai qu’à Bayreuth Wagner est chez lui, tandis que Berlioz, compositeur bien français pourtant, n’est chez lui, en France, qu’au square Vintimille, où l’idée ne viendra jamais à aucun gouvernement d’ériger un théâtre consacré à l’exécution de ses œuvres. C’est déjà bien joli de lui avoir donné une statue et d’avoir acclamé soixante fois au Châtelet, grâce à M. Colonne, la Damnation de Faust. Certainement on ne discute plus Berlioz comme on le discutait il y a trente ans, et même moins ; on ne lui dit plus ou presque plus d’injures et on ne lui conseille plus de se brûler la cervelle, ce qui d’ailleurs serait parfaitement inutile. Mais l’enthousiasme qui a suivi la glorification du maître, peu de temps après sa mort, s’est singulièrement refroidi. On n’a pas oublié l’accueil plus que tiède qui fut fait à Béatrice et Bénédict à l’Odéon. Ce charmant ouvrage n’était pas là à sa place, je le veux bien ; mais pourquoi l’Opéra-Comique ne l’a-t-il pas admis dans son répertoire où il n’eût pas fait trop mauvaise figure assurément ? Pourquoi M. Carvalho, après avoir fait répéter pendant six mois Benvenuto Cellini, un opéra de genre qu’il pouvait, à la rigueur, revendiquer comme sien, y a-t-il renoncé tout à coup, sans raison plausible, sans motif apparent ? Est-ce que les difficultés d’exécution et de mise en scène de Benvenuto sont comparables à celles que présentent les Troyens ?
Combien de directeurs ont passé à l’Opéra depuis trente ans que cet ouvrage se produisit sur la scène du Théâtre-Lyrique, depuis vingt-trois ans que Berlioz est mort ? Et pas un seul n’a compris ce qu’il y aurait de grand et de noble à associer son nom à la réhabilitation d’un tel chef-d’œuvre, à accorder au musicien de génie qui l’a enfanté et qui est mort en poussant un sanglot de désespoir, une réparation éclatante ? Eh bien, je m’adresse au ministre qui est un homme de généreuse initiative, je m’adresse au directeur actuel de l’Opéra dont le goût artistique est si justement vanté et je leur demande que, après le triomphe sur notre première scène lyrique de l’un des plus grands maîtres dont l’Allemagne s’honore, vienne le triomphe de l’un des plus grands maîtres dont la France ait le droit de s’enorgueillir. Donnez-lui vos plus merveilleux décors et vos plus riches costumes, donnez-lui vos chœurs nombreux et votre vaillant orchestre, si bien discipliné aujourd’hui sous l’intelligente direction d’un chef habile ; donnez-lui vos interprètes les plus renommés et les meilleurs, et vous verrez si son œuvre, apparaissant alors dans toute la magnificence de sa conception géniale, ne vous indemnisera pas au centuple de tout ce que vous aurez fait pour elle et pour lui.
M. Carvalho ne pensait guère aux Troyens quand la Société des grandes auditions musicales est venu lui exprimer le désir de faire représenter cet ouvrage sur son théâtre, à certaines conditions qui ont dû paraître avantageuses au directeur de l’Opéra-Comique puisqu’il les a acceptées. L’une de ces conditions était que les recettes des trois premières soirées seraient affectées aux frais d’exécution de deux ouvrages en un acte de jeunes compositeurs français : Mais il y avait probablement dans le traité signé avec M. Carvalho des clauses encore plus avantageuses que celle-là. Les rôles étaient à peu près distribués et les études allaient commencer, quand on s’aperçut que le rôle le plus important de l’ouvrage, celui de Didon, était au-dessus des forces et du talent de quelques cantatrices qui s’y étaient essayées. Ce rôle écrasant les écrasait. Alors le ciel fit un miracle et, un beau matin, M. Carvalho, que sa bonne étoile n’abandonne jamais, même dans les moments les plus difficiles, les plus périlleux, vit entrer dans son cabinet un de nos professeurs les plus distingués tenant par la main une toute jeune fille, dix-sept ans à peine, qui lui fut présentée comme la Didon attendue. Elle était petite, assez dodue et rien dans sa physionomie ne laissait voir la flamme qui illumine d’habitude le front des prédestinées ; rien ne trahissait en elle le tempérament d’une artiste de race, d’une tragédienne lyrique. Elle était si jeune, presque une enfant. On l’entendit pourtant, et alors les quelques intimes admis à cette audition furent sous le charme ; la voix était limpide et veloutée, d’une remarquable étendue, un peu faible dans le médium, un peu gutturale dans le grave, mais fort belle tout de même et pleine d’éclat dans le registre supérieur. Depuis Mme Marie Sasse et Mme Gueymard-Lauters, on n’avait rien ouï de pareil. Ce n’était qu’une voix sans doute, mais c’était vraiment une belle voix. Le hasard l’avait fait découvrir, dans la campagne, par un peintre dilettante qui passait par là. Le lendemain de sa présentation au directeur de l’Opéra-Comique, Mlle Delna, qui porte aussi le joli nom de Marie, était en possession du rôle de Didon. Et ce tour de force s’est accompli, d’une écolière, d’une débutante supportant sans trop faiblir le poids d’un rôle auquel d’autres plus expérimentées, mais moins vaillantes, mais moins bien douées qu’elle, avaient été obligées de renoncer. Ce rôle, l’a-t-elle compris, l’a-t-elle joué avec l’intelligence d’une grande artiste ; y a-t-elle mis tous les emportements, toutes les ardeurs de la passion et du désespoir ; s’y est-elle montrée tour à tour amoureuse et suppliante, vindicative, haineuse, puis résignée jusqu’au sacrifice ? A-t-elle donné le moindre relief à toutes ces oppositions de sentiments qui veulent être nuancées de la voix et du geste ? Elle ne le pouvait guère, la pauvre enfant, personne ne lui ayant encore parlé de toutes ces choses essentielles ; mais sa confiance en elle-même n’en a pas été diminuée et elle n’a eu qu’à ouvrir la bouche pour faire oublier par la beauté et la fraîcheur de son organe le peu de noblesse de ses attitudes, la gaucherie de sa démarche et l’enfantine naïveté de ses moindres mouvements. On l’a acclamée, on l’a rappelée et elle a dû venir à plusieurs reprises saluer le public, s’inclinant à peine comme une personne, qui n’en a pas l’habitude, mais à qui l’habitude ne tardera pas à venir.
Qui donc vous a appris cette maussade révérence, Mademoiselle ?
Le récit du premier acte, l’air : « Chers Tyriens », le duo avec Anna : « Les chants joyeux, l’aspect de cette noble fête », le quintette et le duo d’amour avec Enée, voilà les morceaux du rôle de Didon dans lesquels Mlle Delna a surtout mérité d’être applaudie ; mais les imprécations de la reine en apprenant le départ d’Enée et de sa flotte, le récit : « Du prêtre de Pluton qu’on réclame l’office » et toute la scène de la mort de Didon dans laquelle est encadré cet air tout imprégné d’une si poignante douleur : « Adieu, fière cité », tout cela demande des qualités de diction et d’expression dramatique que Mlle Delna, si elle est moins adulée et mieux conseillée, acquerra peut-être quelque jour. A propos de l’air que je viens de citer, je n’ai pas retrouvé dans l’orchestre cet effet d’une intensité si saisissante des deux accords en si bémol qui frappent sur le premier hémistiche et sur la dernière syllabe de ce vers :
Adieu beau ciel d’Afrique, astres que j’admirai…
Un simple défaut d’accent que je me permets de signaler à M. Danbé.
M. Lafarge, dont le talent de comédien est indiscutable, dont la prestance est héroïque, mais dont la voix tantôt a du charme, et tantôt n’en a pas, a eu de très bons moments, surtout au quatrième acte dans le grand récit et dans l’air des adieux, une des plus admirables pages de la partition. Je l’ai mieux aimé dans le rôle de Siegfried que dans celui d’Enée ; mais ceci est affaire de goût et ne peut diminuer en rien le succès qu’a obtenu cet artiste, très intelligent, très adroit et doublé d’un parfait musicien.
Tous mes compliments au jeune chanteur qui a soupiré avec beaucoup de simplicité et un très grand charme la délicieuse invocation à Cérès. Il se nomme David et est encore élève du Conservatoire, à ce qu’il m’a semblé.
Hélas ! nous n’avons plus la belle Mme Charton-Demeur, nous n’avons plus le fier et brillant Monjauze, et Mlle de Béridez ne nous a pas fait oublier le magnifique contralto de Mlle Marie Dubois. Mais vous seriez-vous douté que les rôles des quatre spectres, qui n’ont chacun qu’une courte phrase à psalmodier, une phrase sur la même note, étaient d’une importance telle qu’on dût les confier à des artistes de premier choix ?
L’insuffisance des moyens d’exécution et des choses accessoires n’empêche pas l’entreprise d’être louable. Louons donc la Société des grandes auditions musicales de France et la femme gracieuse et charmante qui l’inspire de nous avoir rendu ces Troyens que nous aimons, que nous admirons et qu’il vaut mieux, en vérité, entendre tels qu’on nous les donne que de ne pas les entendre du tout.
E. REYER.
Site Hector Berlioz créé le 18 juillet 1997 par Michel Austin et Monir Tayeb; cette page créée le 15 octobre 2011.
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